Charité
Comme il ne saurait nous plaire d'entrer dans la maison
d'Agnès, soit avec le loup, soit avec le renard, nous
allons employer un moyen plus fantastique et nous transporter
tout à coup à l'intérieur.
Les parents d'Agnès représentaient une longue
suite d'aïeux, et sa famille, dont la conversion remontait
fort loin, pratiquait la vraie foi depuis plusieurs
générations. De même que dans les maisons
païennes on conservait avec soin la mémoire des
ancêtres qui avaient obtenu le triomphe et occupé
les charges les plus élevées de l'état, de
méme aussi cette famille et les autres maisons
chrétiennes gardaient avec un pieux respect et une douce
fierté le souvenir de ceux de leurs membres qui, depuis
plus de cent cinquante ans, avaient remporté la palme du
martyre ou occupé les plus éminentes
dignités de l'église. Ainsi anobli, malgré
les flots de sang répandu pour le service du Christ qui
avaient arrosé ses nobles branches, l'arbre
généalogique de la famille n'avait jamais
été coupé, et avait toujours survécu
aux assauts répétés des orages. Cela
pourrait surprendre ; mais si nous réfléchissions
au grand nombre de ces soldats qui, après toute une
campagne fertile en combats, ne reçoivent pas une seule
blessure, si nous songions à ces familles nombreuses qui
traversent sans souillure les temps de calamité comme la
peste, nous serions moins étonnés. Car enfin si la
Providence veille au bien de l'église, en permettant que
d'antiques familles gardent intacte la longue chaîne de
leurs traditions, n'est-ce pas afin que les fidèles
puissent s'écrier : «Si le Dieu des armées
n'eût conservé quelques restes d'Israël,
Israël aurait été semblable à Sodome
et à Gomorrhe ? »
(1)
Tous les honneurs et toutes
les espérances des parents d'Agnès étaient
donc réunis sur une seule tête, sur leur fille,
l'unique rejeton de cette ancienne famille et dont le nom est
déjà connu de nos lecteurs. Accordée
à son père et à sa mère au moment
où ils commençaient à perdre l'espoir de
perpétuer leur race, elle avait reçu du Ciel,
dès l'enfance, un caractère si doux et si docile,
tant d'intelligence, de simplicité et d'innocence,
qu'elle était devenue l'objet de l'amour, et même
de la vénération de tous, depuis ses parents
jusqu'aux plus humbles serviteurs. Rien n'avait encore
gâté ou faussé la disposition
profondément vertueuse de son naturel. Ses bonnes
qualités, après s'être épanouies dans
une juste mesure, avaient mûri, puis, malgré son
âge si tendre, s'étaient transformées en un
heureux mélange de grâce et de sagesse. Elle
entrait dans toutes les pieuses pensées de ses parents,
et, comme eux, ne se souciait point du monde. Ils vivaient
ensemble dans un coin du palais élégamment
meublé, mais sans luxe. Leur genre de vie était
approprié à leurs besoins. Là venaient les
amis avec lesquels ils avaient conservé quelques rapports
intimes ; ils n'étaient pas nombreux, attendu que les
parents d'Agnès recevaient peu de personnes et ne
quittaient pas leur intérieur. Fabiola venait de temps
à autre visiter sa jeune cousine, bien qu'Agnès
préférât la voir chez Fabius, et lui disait
son impatience de la voir, unie à un digne époux,
venir embellir cette splendide demeure et en rouvrir les portes ; car, malgré la loi Voconienne, alors tombée en
désuétude, sur «l'exhérédation
des femmes» (2),
Agnès avait considérablement accru la fortune
qu'elle pouvait attendre de sa famille, par des héritages
provenant de sources collatérales.
En général, les païens qui les visitaient ne
manquaient pas d'attribuer tous ces arrangements à
l'avarice ; ils supputaient les richesses immenses
entassées par ces parents sordides, et finissaient par
conclure que, derrière le mur solide qui cachait la
seconde cour aux regards du public, tout devait être en
désordre et tomber en ruine.
Il n'en était rien cependant.
L'intérieur du palais se composait d'une vaste
cour et d'un jardin, au milieu duquel un triclinium, ou
salle à manger isolée, avait
été transformé en église ; le haut de la maison, accessible seulement de ce
côté, était consacré
à l'administration des abondantes aumônes
distribuées par l'église, qui les
considérait comme la grande affaire de son
existence. Tout cela était dirigé et
surveillé par le diacre Reparatus et son
exorciste Secundus, officiellement chargés par
le souverain pontife de soigner les malades, les
pauvres et les étrangers d'une des sept
régions de la cité, que le pape
Caïus avait ainsi divisée, pour cette
raison, cinq ans auparavant ; il avait confié
chaque région à un des sept diacres de
l'église romaine. |
Un diacre, d'après la
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Nous avons entendu Pancrace prier Sébastien de tout
arranger pour la distribution de son argenterie et de ses bijoux
parmi les pauvres, sans qu'on pût savoir quel en
était le possesseur. Le tribun n'avait pas perdu de vue
cette commission ; il choisit la maison d'Agnès comme la
plus convenable pour ce dessein. Or c'était justement
pendant la matinée dont nous parlons que la distribution
devait avoir lieu. Les autres régions avaient
envoyé leurs pauvres, sous la conduite de leurs diacres ; Sébastien, Pancrace et autres personnes de haut rang
étaient venus pour aider au partage ; quelques-uns de ces
derniers avaient été aperçus en entrant par
Corvinus.
(1) Is. I, 9. |
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(2) Ne quis
haeredem virginem neque mulierem faceret ; Que
personne ne pût léguer ses biens à une
jeune fille ou à une femme. |