Chapitre 12 Sommaire Chapitre 14


Charité

Comme il ne saurait nous plaire d'entrer dans la maison d'Agnès, soit avec le loup, soit avec le renard, nous allons employer un moyen plus fantastique et nous transporter tout à coup à l'intérieur.

Les parents d'Agnès représentaient une longue suite d'aïeux, et sa famille, dont la conversion remontait fort loin, pratiquait la vraie foi depuis plusieurs générations. De même que dans les maisons païennes on conservait avec soin la mémoire des ancêtres qui avaient obtenu le triomphe et occupé les charges les plus élevées de l'état, de méme aussi cette famille et les autres maisons chrétiennes gardaient avec un pieux respect et une douce fierté le souvenir de ceux de leurs membres qui, depuis plus de cent cinquante ans, avaient remporté la palme du martyre ou occupé les plus éminentes dignités de l'église. Ainsi anobli, malgré les flots de sang répandu pour le service du Christ qui avaient arrosé ses nobles branches, l'arbre généalogique de la famille n'avait jamais été coupé, et avait toujours survécu aux assauts répétés des orages. Cela pourrait surprendre ; mais si nous réfléchissions au grand nombre de ces soldats qui, après toute une campagne fertile en combats, ne reçoivent pas une seule blessure, si nous songions à ces familles nombreuses qui traversent sans souillure les temps de calamité comme la peste, nous serions moins étonnés. Car enfin si la Providence veille au bien de l'église, en permettant que d'antiques familles gardent intacte la longue chaîne de leurs traditions, n'est-ce pas afin que les fidèles puissent s'écrier : «Si le Dieu des armées n'eût conservé quelques restes d'Israël, Israël aurait été semblable à Sodome et à Gomorrhe ? » (1)

Tous les honneurs et toutes les espérances des parents d'Agnès étaient donc réunis sur une seule tête, sur leur fille, l'unique rejeton de cette ancienne famille et dont le nom est déjà connu de nos lecteurs. Accordée à son père et à sa mère au moment où ils commençaient à perdre l'espoir de perpétuer leur race, elle avait reçu du Ciel, dès l'enfance, un caractère si doux et si docile, tant d'intelligence, de simplicité et d'innocence, qu'elle était devenue l'objet de l'amour, et même de la vénération de tous, depuis ses parents jusqu'aux plus humbles serviteurs. Rien n'avait encore gâté ou faussé la disposition profondément vertueuse de son naturel. Ses bonnes qualités, après s'être épanouies dans une juste mesure, avaient mûri, puis, malgré son âge si tendre, s'étaient transformées en un heureux mélange de grâce et de sagesse. Elle entrait dans toutes les pieuses pensées de ses parents, et, comme eux, ne se souciait point du monde. Ils vivaient ensemble dans un coin du palais élégamment meublé, mais sans luxe. Leur genre de vie était approprié à leurs besoins. Là venaient les amis avec lesquels ils avaient conservé quelques rapports intimes ; ils n'étaient pas nombreux, attendu que les parents d'Agnès recevaient peu de personnes et ne quittaient pas leur intérieur. Fabiola venait de temps à autre visiter sa jeune cousine, bien qu'Agnès préférât la voir chez Fabius, et lui disait son impatience de la voir, unie à un digne époux, venir embellir cette splendide demeure et en rouvrir les portes ; car, malgré la loi Voconienne, alors tombée en désuétude, sur «l'exhérédation des femmes» (2), Agnès avait considérablement accru la fortune qu'elle pouvait attendre de sa famille, par des héritages provenant de sources collatérales.

En général, les païens qui les visitaient ne manquaient pas d'attribuer tous ces arrangements à l'avarice ; ils supputaient les richesses immenses entassées par ces parents sordides, et finissaient par conclure que, derrière le mur solide qui cachait la seconde cour aux regards du public, tout devait être en désordre et tomber en ruine.

Il n'en était rien cependant. L'intérieur du palais se composait d'une vaste cour et d'un jardin, au milieu duquel un triclinium, ou salle à manger isolée, avait été transformé en église ; le haut de la maison, accessible seulement de ce côté, était consacré à l'administration des abondantes aumônes distribuées par l'église, qui les considérait comme la grande affaire de son existence. Tout cela était dirigé et surveillé par le diacre Reparatus et son exorciste Secundus, officiellement chargés par le souverain pontife de soigner les malades, les pauvres et les étrangers d'une des sept régions de la cité, que le pape Caïus avait ainsi divisée, pour cette raison, cinq ans auparavant ; il avait confié chaque région à un des sept diacres de l'église romaine.

On avait réservé des chambres pour les étrangers qui venaient de loin, recommandés par d'autres églises : on leur offrait aussi un frugal repas. Dans les appartements supérieurs se trouvait l'hôpital pour les malades alités, les vieillards et les infirmes, confiés aux diaconesses et à ceux des fidèles qui aimaient à partager avec elles ces oeuvres de charité. La jeune fille aveugle y avait sa chambre, quoiqu'elle refusât, comme nous l'avons vu, d'y prendre sa nourriture. Le tablinum, ou chartrier, était généralement une salle détachée, au milieu du passage qui séparait les cours inférieures ; il servait de bureau pour l'expédition des affaires de cet établissement charitable ; on y conservait aussi les documents d'intérêt local, tels que les actes des martyrs, recueillis ou mis en ordre par l'un des sept notaires institués à cet effet par le pape saint Clément Ier, qui avait été attaché à cette région. Une porte de communication permettait à la famille de prendre sa part de toutes ces bonnes oeuvres ; depuis son enfance, Agnès avait l'habitude d'entrer et de sortir constamment pendant le jour, de courir partout, et de passer plusieurs heures dans cet endroit, répandant, comme un ange de lumière, la consolation et la paix sur tous ceux qu'éprouvaient la souffrance et le chagrin. Cette maison pouvait donc être appelée l'aumônerie de la région ou du district de charité ou d'hospitalité où elle était située ; ceux qui y avaient affaire entraient par le posticum ou porte de derrière, qui s'ouvrait sur une ruelle étroite et peu fréquentée. Il est donc facile de comprendre que les fondateurs de cet établissement n'étaient pas embarrassés de l'emploi de leurs revenus.

Un diacre, d'après la
Roma sotteranea de M. de Rossi (I, pl.VI)

Nous avons entendu Pancrace prier Sébastien de tout arranger pour la distribution de son argenterie et de ses bijoux parmi les pauvres, sans qu'on pût savoir quel en était le possesseur. Le tribun n'avait pas perdu de vue cette commission ; il choisit la maison d'Agnès comme la plus convenable pour ce dessein. Or c'était justement pendant la matinée dont nous parlons que la distribution devait avoir lieu. Les autres régions avaient envoyé leurs pauvres, sous la conduite de leurs diacres ; Sébastien, Pancrace et autres personnes de haut rang étaient venus pour aider au partage ; quelques-uns de ces derniers avaient été aperçus en entrant par Corvinus.


Chapitre 12 Haut de la page Chapitre 14

(1) Is. I, 9.

(2) Ne quis haeredem virginem neque mulierem faceret ; Que personne ne pût léguer ses biens à une jeune fille ou à une femme.