Fruits de la charité
Troublé par ce double
événement, le calme se rétablit enfin, et
on reprit la besogne de la journée. Outre les
aumônes considérables distribuées par
l'Eglise, et semblables à celles qu'offrit saint Laurent,
il n'était pas rare, dans ces premiers temps, de voir les
personnes qui voulaient se retirer du monde faire l'abandon
immédiat de tous leurs biens
(1). Sans doute on doit s'attendre à ce que
l'Eglise de Rome imite la noble charité de l'Eglise
apostolique de Jérusalem. Mais ces exemples
extraordinaires de générosité
étaient naturellement plus fréquents lorsque
l'Eglise était menacée de persécution.
Alors les chrétiens qui, grâce à leur
position et aux circonstances, se croyaient fondés
à espérer le martyre, s'empressaient, pour
employer une expression commune, à nettoyer leurs maisons
et leurs cœurs de tout ce qui pouvait les attacher encore
à la terre et devenir la proie des soldat impies, au lieu
de passer aux mains des pauvres, qu'ils constituaient ainsi
leurs héritiers (2).
On n'oubliait pas non plus le grand principe qui consiste
à faire luire devant les hommes la lumière des
bonnes oeuvres, tandis que la main qui remplit la lampe y verse
l'huile en secret, sous l'oeil de celui-là seul à
qui rien n'est caché. L'argenterie et les bijoux d'une
noble famille publiquement vendus, et leur rpix donné aux
pauvres, c'est là un acte remarquable de charité
qui consola l'Eglise, excita les âmes
généreuses, fit honte aux avares, toucha le cœur
des catéchumènes, et amena sur les lèvres
du pauvre des bénédictions et des prières.
Néanmoins cette main droite qui donna si largement resta
tout à fait inconnue à la gauche ; l'humilité et la modestie du noble donateur
s'abritèrent dans le sein de Dieu, où il avait
déposé tous ses biens terrestres, afin qu'ils lui
fussent rendus au centuple dans l'éternité.
C'était précisément ce qui venait
d'arriver. Lorsque tout fut prêt, Dionysius, à la
fois prêtre et médecin chargé des pauvres,
entra, s'assit sur un siège à l'une des
extrémités de la cour, et d'adressa ainsi à
l'assemblée :
«Chers frères, notre Dieu, dans sa
miséricorde, a touché le cœur d'un homme
charitable, qui a eu compassion de ses frères plus
pauvres que lui, et s'est dépuillé, pour l'amour
du Christ, d'une somme considérable. Quel est son nom ? Je l'ignore et ne veux pas le savoir. C'est un de ceux qui
n'aiment point à placer leurs biens là où
la rouille les consume et où les voleurs oeuvent chercher
à les ravir ; mais, comme le bienheureux Laurent, il
préfère que ce soient les mains des pauvres du
Christ qui les déposent dans le trésor
céleste.
Acceptez donc, comme un don de Dieu, inspirateur de cet acte de
munificence, la distribution que l'on va faire : elle sera un
secours utile pour les temps de tribulation qui nous menacent.
Unissons nos prières, puisque c'est là le seul
retour qu'on exige de vous, et offrons à Dieu celle que
nous répétons tous les jours pour nos
bienfaiteurs.»
Pendant ce bref discours, le pauvre Pancrace ne savait
où diriger ses regards. Il s'était caché
dans un coin, derrière les assistants. Sébastien,
ému de pitié, se plaça devant lui en se
faisant aussi large que possible. Son émotion faillit le
trahir, quand toute l'assemblée, s'agenouillant et les
yeux et les mains élevés vers le ciel,
s'écria avec ferveur et d'une voix unanime :
Retribuere dignare, Domine, omnibus nobis
bona facientibus propter nomen tuum, vitam aeternam. Amen.
(3)
On distribua ensuite les aumônes, qui se
trouvèrent plus considérables qu'on ne
l'espérait. Tous reçurent ensuite une abondante
portion de nourriture, et un joyeux banquet termina cette
scène édifiante. L'heure était encore peu
avancée ; toutefois beaucoup d'entre les assistants
s'abstinrent de toucher aux mets : une fête spirituelle
encore plus délicieuse se préparait pour eux dans
l'église titulaire voisine.
Le festin terminé, Cécilia insista pour
accompagner son pauvre estropié jusque chez lui, l'y voir
en sûreté, et porter pour lui sa lourde besace de
toile ; ils causèrent si gaiement ensemble, qu'il fut
tout stupéfait de se trouver à la porte de son
humble mais propre logis. Son guide aveugle lui dit adieu en
toute hâte en lui rendant son sac, puis s'enfuit
précipitamment et disparut bientôt à ses
regards. La besace semblait extraordinairement pleine ; il en
examina le contenu avec soin, et à son grand
étonnement y trouva double part ; nouvel examen,
même résultat. A la première occasion il
s'informa auprès de Reparatus, qui ne put rien lui dire.
Mais s'il avait vu Cécilia rire de tout son cœur
après avoir dépassé l'angle de la rue,
comme si elle venait de jouer un bon tour à quelqu'un, et
courir comme une personne que ne gêne aucun fardeau, il
eût pu résoudre le problème de sa
richesse.
(1) On nous a
conservé le souvenir de Népotien, qui, au
moment de sa conversion, distribua toute sa fortune aux
pauvres. Saint Paulin de Nole en fit autant. |
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(2) Dabis impio
militi quod non vis dare sacerdoti, et hoc tollit fiscus
quod non accipit Christus. |
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(3) "Daignez, Seigneur,
accorder la vie éternelle à tous ceux qui
nous font du bien en votre nom." |