Chapitre 15 Sommaire Chapitre 17


Le mois d'octobre

En Italie le mois d'octobre est certainement une magnifique saison. Le soleil a perdu sa chaleur, et non sa splendeur ; il est moins brûlant, et toujours radieux. Le matin, à son lever, il inonde de ses feux la nature à son réveil, comme un prince indien, en entrant dans son palais, prodigue au sein de la foule l'or et les pierres précieuses. Les montagnes semblent dresser la tête, et les forêts agiter leurs bras immenses, afin d'attirer sur elles ses royales largesses. Lorsqu'il est arrivé au terme de sa carrière, après avoir traversé un ciel sans nuages, il trouve à l'occident, sur les flots de la mer, un lit d'or liquide sous un dais de nuages empourprés, bordés de légères et brillantes franges, et plus éclatants que la couche de Salomon, ornée des dépouilles d'Ophir. Alors, élargissant son disque, il voile ses rayons, comme pour saluer les lieux qu'il vient de parcourir. Presque aussitôt après avoir disparu à nos yeux, il nous envoie encore, de ce nouveau monde qu'il va visiter et réjouir, de brillants messagers chargés de nous garantir son prompt et joyeux retour. S'il est moins puissant, ses rayons sont plus riches et plus féconds. Il a fallu des mois pour que le bois de la vigne, desséché et flétri, produisit d'abord de vertes feuilles, puis de tendres bourgeons, et enfin de petits bouquets de baies acides et dures ; la végétation a été d'une lenteur désespérante. Mais maintenant l'arbre est couvert de larges feuilles, dignes du nom qu'elles portent dans les pays de vignobles (1) ; les petites baies, espacées entre elles, sont devenues de luxuriantes grappes de raisins. Déjà quelques-unes ont pris une légère teinte ambrée, tandis que celles qui doivent revêtir l'opulente pourpre impériale y arrivent rapidement en passant par toutes les couleurs fugitives de l'opale, qui ne lui cède guère en magnificence.

Qu'il est alors agréable de s'asseoir dans un endroit ombragé, au revers d'une colline, et de laisser ses yeux quitter les pages du livre pour contempler les effets changeants du paysage ! Quand la brise passe au-dessus des oliviers qui poussent sur les flancs du coteau, elle agite doucement leurs têtes, en produisant mille jeux de lumière et d'ombre parmi leur feuillage diversement coloré. Quand le soleil tour à tour se voile de nuages ou caresse de ses rayons les vallées voisines et le brillant manteau de pampres jetés sur les vignobles, il découvre à nos regards des tons bruns ou jaunissants de cette verdure merveilleuse. Ajoutez à cela les autres couleurs si variées qui enrichissent le tableau : le sombre cyprès, l'yeuse plus triste encore, le verdoyant châtaignier, le chaume brûlé par le soleil, le pin mélancolique, qui est à l'Italie ce que le palmier est à l'Orient, dominant le buis, l'arbousier et le laurier des villas. Remarquez encore, épars sur la montagne, la colline ou la plaine, les fontaines jaillissantes, les cascades rapides, les portiques de marbres étincelants, les statues de bronze et de pierre, les maisons rustiques, aux vives peintures, ornées de fleurs innombrables et entourées de frais gazons; vous aurez alors une faible idée des attraits de ce mois qui, selon l'usage conservé jusqu'à nos jours, avait le privilège de faire sortir les chevaliers et les patriciens romains de ce qu'Horace appelle le bruit et la fumée de Rome, afin de réjouir leurs yeux par la contemplation des tranquilles beautés de la campagne.

Aussi, à mesure que cet heureux mois approche, on ouvre les villas pour renouveler l'air ; des armées d'esclaves s'emploient activement à tout ranger et à tout nettoyer ; ils taillent les haies d'une manière fantastique, ils nettoient le lit des ruisseaux artificiels, et arrachent les herbes des allées. Le villicus, ou intendant de la villa, dirige tout : d'un mot impératif ou à l'aide d'un fouet impitoyable, il fait souffrir un grand nombre d'hommes pour les jouissances d'un seul.

A la fin les routes poudreuses sont encombrées de toutes sortes de véhicules, depuis le lourd chariot chargé de meubles et lentement tiré par des bœufs, jusqu'au char léger rapidement entraîné par un élégant attelage d'impétueux chevaux barbes. Comme les meilleurs chemins étaient fort étroits, et les cochers de cette époque tout aussi délicats en paroles que les nôtres, on peut s'imaginer la confusion, le bruit et les querelles qui retentissaient partout, sans aucune exception. A Sabine, à Tusculum et sur les montagnes d'Albe, s'étendaient de splendides demeures ; on y voyait aussi de plus humbles maisonnettes, que Mécène ou Horace n'auraient pas dédaignées. Malgré son terrain plat, la campagne de Rome elle-même montre encore de nombreuses ruines d'immenses maisons de campagne ; tandis que depuis l'embouchure du Tibre, tout le long de la côte, à Laurentum, Lanuvium et Antium, jusqu'à Cajeta, Baiae et autres villes d'eaux à la mode, autour du Vésuve, on peut dire que ce n'était qu'une longue rue de nobles résidences. Ces limites ne suffisaient point à satisfaire la fièvre de villégiature qui saisissait périodiquement les Romains. Le lac Benacus (maintenant lac Majeur, au nord de Milan), celui de Côme et les bords ravissants de la Brenta, recevaient la visite non seulement des habitants des villes voisines et des voyageurs, beaucoup plus rares, d'origine germanique, mais surtout des citoyens de la capitale de l'empire.

C'est vers un de ces «doux yeux de l'Italie» (2), ainsi que Pline nomme ces villas, parce qu'elles en sont le plus bel ornement, que Fabiola se dirigeait rapidement avant que la route fût couverte de voitures, le lendemain de l'entrevue de son esclave noire et de Corvinus. Cette villa, située sur le versant d'une colline qui s'abaissait jusqu'à la baie de Gaëte, était remarquable, comme sa maison de Rome, par le bon goût et la simplicité qui avaient dirigé l'installation des objets les plus précieux. Du haut de l'élégante terrasse qui s'étendait devant la maison, on pouvait contempler les eaux bleues et tranquilles du golfe, bordées du plus délicieux rivage, et semblables à un miroir dans un cadre richement sculpté et doré. Ce tableau enchanteur était relevé par les blanches voiles des galères, des bateaux de plaisance et des barques de pêcheurs que le soleil dorait de ses rayons. D'un côté, on entend des rires bruyants, les barcarolles accompagnées de la harpe de famille en partie de plaisir ; de l'autre, s'élèvent les chants plus âpres et moins harmonieux de pêcheurs, ces laboureurs de la mer. Une galerie de treillages, garnis de plantes grimpantes, conduisait aux bains sur le rivage ; à moitié chemin elle s'ouvrait sur un petit endroit tapissé de verdure, grâce à une source dont l'eau, aussi claire que le cristal, bouillonnait avec impatience dans un bassin naturel, jusqu'au moment où elle franchissait en murmurant les bords de sa prison, pour s'en aller avec plus de calme, le long de la galerie, se perdre au milieu des flots de la mer. Deux énormes platanes, pareils à ceux qui ornaient l'endroit où Platon et Cicéron s'abandonnaient à leurs recherches philosophiques, abritaient de leur ombrage et préservaient en même temps de la sécheresse et du froid ce terrain classique, où l'on s'était efforcé d'acclimater les plus belles fleurs et les plantes des pays étrangers.

Fabius, pour des raisons que nous expliquerons plus tard, ne faisait jamais à cette villa qu'une courte visite de deux jours à peine ; en général, il prétendait alors que ses affaires l'appelaient dans des endroits plus gais, fréquentés par la haute société romaine. La plupart du temps sa fille était seule et jouissait délicieusement de cette solitude. Outre la bibliothèque fort bien garnie de la villa, remplie d'ouvrages d'agriculture ou d'intérêt local, elle apportait tous les ans de Rome une provision de livres, vieux favoris, et toutes les nouvelles productions de la littérature légère, dont elle se procurait à prix d'or les premières copies ; elle y joignait aussi quelques-unes de ces oeuvres d'art d'un genre moins élevé, qu'on peut distribuer dans les appartements d'une nouvelle demeure, afin d'être toujours environné d'objets familiers. Fabiola passait à peu près toutes les heures de la matinée dans la chère retraite que nous venons de décrire, une cassette pleine de manuscrits à ses côtés. Celui qui serait venu la visiter cette année aurait été surpris de la trouver presque toujours avec une compagne..., avec une esclave !

Il est facile de s'imaginer quel fut son étonnement lorsque, le lendemain du repas donné chez elle, Agnès l'informa que Syra avait refusé de quitter son service, malgré l'offre bien tentante de la liberté. Sa surprise fut bien plus grande encore en apprenant que c'était par attachement pour sa personne. Elle ne pouvait néanmoins se rendre le consolant témoignage d'avoir mérité cette affection par sa bonté, ni par sa reconnaissance pour tous les soins que lui avait prodigués Syra pendant sa maladie. D'abord elle crut que Syra agissait ainsi par bêtise ; mais cette explication ne pouvait satisfaire son esprit. A dire vrai, elle avait souvent lu ou entendu raconter des traits de fidélité ou de dévouement attribués à des esclaves au service de maîtres impitoyables (3). Qu'était-ce donc, pendant plusieurs siècles, qu'un nombre si restreint d'exemples d'affection, comparés aux milliers de gens haineux qui l'environnaient ! Cependant elle en avait un sous les yeux, évident, palpable ; elle ne pouvait s'empêcher, d'être vivement frappée. Elle attendit, et observa attentivement Syra, afin de voir si elle pourrait découvrir dans sa conduite certains airs, certains symptômes annonçant qu'elle s'imaginait avoir fait un acte remarquable, qui devait attirer l'attention de sa maîtresse. Il n'en fut rien. Syra poursuivit l'accomplissement de ses devoirs avec la même diligence, et ne laissa échapper aucun signe qui pût faire supposer qu'elle se croyait moins esclave qu'auparavant. Le cœur de Fabiola s'adoucissait de plus en plus ; elle commençait à penser qu'il n'était pas si difficile d'aimer une esclave, ce qu'elle avait déclaré impossible dans sa conversation avec Agnès. Elle avait aussi découvert une seconde preuve qu'il y avait sur la terre un amour désintéressé, une affection qui ne demandait rien en retour.

Depuis l'entretien que nous avons raconté précédemment, elle avait pu s'assurer, en causant avec Syra, qu'on lui avait donné une éducation supérieure. La délicatesse l'empêchait de la questionner sur son enfance ; car elle savait que certains maîtres faisaient élever de jeunes esclaves avec recherche pour augmenter leur valeur. Bientôt elle s'aperçut encore qu'elle lisait le grec et le latin avec facilité et élégance, et écrivait correctement dans ces deux langues. Par degrés, au grand ennui de ses compagnes, elle améliora sa position. Euphrosyne reçut l'ordre de lui donner une chambre séparée ; pour la pauvre fille c'était le plus grand des bienfaits ; elle remplit auprès de Fabiola l'emploi de secrétaire et de lectrice. Malgré ces faveurs, on ne remarqua aucun changement dans sa conduite, ni orgueil, ni prétentions ; s'il se présentait un de ces travaux manuels dont elle était autrefois chargée, jamais elle ne songeait à l'abandonner à une autre, mais elle s'en acquittait avec joie et simplicité. Les lectures de Fabiola, d'un genre abstrait et élevé, comme nous l'avons déjà dit, roulaient principalement sur la littérature philosophique. Souvent elle fut très surprise de voir comment une simple remarque de son esclave suffisait à réfuter les maximes les plus solides en apparence, et réduisait à rien de longues tirades vertueuses et déclamatoires ; elle suggérait des vérités morales, plus relevées et plus pures, d'une pratique plus aisée que tous les systèmes proposés par ses auteurs favoris. Toutes ces réflexions ne semblaient pas être l'annonce évidente d'un jugement pénétrant uni à un esprit exercé ; ce n'était pas non plus le fruit de lectures étendues, de profondes réflexions ou d'une grande supériorité d'éducation. Quoique les paroles, les idées et la conduite de Syra laissassent entrevoir toutes ces choses, les livres et les doctrines qu'elle lisait maintenant lui étaient certainement inconnus. I1 semblait qu'au fond de l'âme de cette pauvre esclave était cachée une sorte de criterium infaillible de la vérité, une clef puissante qui ouvrait sans peine tous les trésors fermés des sciences morales, une corde harmonieuse qui vibrait infailliblement à l'unisson de tout ce qui était juste et vrai, sans pouvoir jamais trouver l'accord avec tout ce qui était injuste, vicieux et même inexact. Quel était ce secret, qui paraissait plutôt une intuition que tout ce qu'elle avait vu jusqu'à présent ? c'était là ce qu'elle voulait découvrir. Fabiola ne pouvait encore comprendre que le dernier et le plus humble dans le royaume des cieux (qu'y a-t-il de plus vil qu'un esclave ? ) était plus grand en sagesse spirituelle, en lumières intellectuelles et en privilèges célestes, que saint Jean-Baptiste lui-même, le saint précurseur (4).

Par une délicieuse matinée d'octobre, la maîtresse et l'esclave étaient assises près de la source et occupées à lire, lorsque la première, fatiguée de la pesanteur de l'ouvrage, chercha quelque chose de plus léger et de plus nouveau, et tirant un manuscrit de sa cassette :

«Syra, laissez ce livre ridicule. Voici quelque chose que l'on m'a dit être fort amusant et qui vient de paraître ; cela nous intéressera toutes d'eux.»

La servante obéit à cet ordre, regarda le titre de l'ouvrage qu'on lui présentait et ne put s'empêcher de rougir. Elle parcourut rapidement les premières lignes, et ses craintes se confirmèrent. C'était une de ces oeuvres misérables dont saint Justin se plaint si amèrement, et qu'on laissait circuler partout, malgré leur grossière immoralité et leur mépris de toutes les vertus, tandis qu'on cherchait à empêcher ou à entraver la publication des livres chrétiens. Syra déposa tranquillement le manuscrit, et dit avec fermeté :

«Chère maîtresse, ne m'obligez pas à lire ce livre ; il ne serait pas bon pour moi de le faire, ni pour vous de l'écouter.»

Fabiola fut très étonnée. Elle n'avait jamais songé qu'on pût avoir l'idée de restreindre le champ de ses études. Ce qui, de nos jours, serait trouvé inconvenant pour le public, était une partie de la littérature habituelle du monde élégant. Depuis Horace jusqu'à Ausone, tous les auteurs classiques démontrent cette vérité. Quelle loi morale pouvait donc condamner ces grossières lectures, développement d'un système que le ciseau et le pinceau s'efforçaient chaque jour de rendre familier à tous les yeux ? Fabiola, élevée d'après ce système, ne possédait pas de type plus élevé pour la guider dans la distinction entre le bien et le mal.

«Quel danger y a-t-il pour nous ? demanda-t-elle en souriant ; sans doute ce livre raconte beaucoup de crimes et de mauvaises actions ; mais cela ne nous engage pas à les commettre, et, après tout, le récit en est amusant.

- Voudriez-vous, à quelque prix que ce fût, vous en rendre coupable ?

- Non, pas pour tout au monde.

- Cependant, en les lisant, leur image occupe votre esprit ; et, comme ils vous amusent, votre pensée s'y arrête avec plaisir.

- Certainement. Eh bien, après ? ...

- Ces images sont impures, ces pensées mauvaises.

- Continent cela serait-il possible ? Pour devenir coupable, ne faut-il pas un acte ?

- Vous avez raison, chère maîtresse ; mais qu'est-ce que la pensée, sinon l'action de l'esprit, ou, comme je l'appelle, de l'âme ? La colère qui fait désirer la mort de quelqu'un est l'action invisible de cet invisible pouvoir ; le coup qui la donne n'est que l'acte machinal du corps, acte aussi facile à discerner que son origine. Qui commande, et qui obéit ? A qui incombe la responsabilité du résultat final ?

- Je vous comprends, dit Fabiola après un court instant de méditation. Il se présente encore une difficulté. La responsabilité existe, prétendez-vous, aussi bien pour l'acte intérieur que pour l'acte extérieur. Envers qui ? Si l'action suit la pensée, on est également responsable de ces deux choses envers la société, envers les lois et les principes de la justice, envers soi-même. Mais s'il ne s'agit que de l'acte intérieur, à qui en doit-on rendre compte ? Qui le voit ? Qui ose le juger ou le contrôler ?

- Dieu», répondit-elle simplement et avec ferveur.

Fabiola était désappointée. Elle s'attendait à entendre développer quelque nouvelle ihéorie, quelques principes extraordinaires. Au lieu de cela, elles retombaient dans ce qu'elle croyait être de la superstition, quoique cette crainte fût déjà moins forte chez elle qu'autrefois.

«Comment ! Syra, croyez-vous à Jupiter, à Junon ou même à Minerve, qui est peut-être le membre le plus respectable de toute cette famille olympienne ? Croyez-vous qu'ils s'occupent de nos affaires ?

- Loin de là, j'ai leurs noms même en horreur, et je déteste la perversité que leurs histoires et leurs fables symbolisent sur la terre. Non, je ne parle pas des dieux et des déesses ; il s'agit d'un seul Dieu.

- Et comment l'appelle-t-on dans votre système ?

- Il n'a pas d'autre nom que Dieu. Ce nom lui a été donné par les hommes, afin qu'ils puissent s'entretenir de lui ; il ne décrit ni sa nature, ni son origine, ni ses qualités.

- Et quelles sont toutes ces choses ? demanda Fabiola avec une nouvelle curiosité.

- Sa nature, simple comme la lumière, est une et toujours la même en tous lieux, pure, indivisible, pénétrante, répandue universellement, omniprésente et illimitée. Il ne cessera jamais d'exister. La puissance et la sagesse, la bonté, l'amour, la justice et l'infaillibilité dans ses jugements, font partie de sa nature, et sont comme elle sans limites et sans bornes. Lui seul peut créer, lui seul conserver, lui seul détruire».

Fabiola avait lu bien souvent la description des regards inspirés de la sibylle ou prêtresse des oracles ; mais elle n'en avait pas vu jusqu'alors. La figure de l'esclave était animée, ses yeux brillaient d'un doux éclat, son corps était immobile, les paroles coulaient de ses lèvres, de même que d'un léger chalumeau sortent les sons harmonieux dus à un souffle étranger. Ses traits et toute sa personne rappelèrent vivement à Fabiola le regard mystérieux et recueilli qu'elle avait maintes fois remarqué chez Agnès : chez l'enfant, l'expression du visage était plus tendre et plus gracieuse ; chez l'esclave, plus ardente et plus inspirée. Que ces natures orientales sont enthousiastes et excitables !

pensait-elle en contemplant Syra ; je ne m'étonne pas que l'Orient soit appelé la terre de la poésie et de l'inspiration. Lorsqu'elle s'aperçut que l'esprit de Syra était moins absorbé, elle ajouta du ton le plus léger qu'elle put prendre : «Syra, pouvez-vous croire qu'un être tel que celui que vous venez de décrire, fort au-dessus de la conception des fables antiques, soit continuellement occupé à surveiller les actions, bien plus, les misérables pensées de millions de créatures ?

- Ce n'est pas une occupation, noble maîtresse, ni même un choix. Je l'ai appelé la lumière. Est-ce une occupation ou un travail pour le soleil d'envoyer ses rayons, à travers les eaux transparentes de cette fontaine, jusque sur les cailloux qui en tapissent le fond ? Remarquez comme d'eux-mêmes ils mettent en relief non seulement les beautés, mais aussi les objets désagréables qui s'y dérobent aux regards. Voyez ces brillantes étincelles que l'eau fait jaillir en tombant sur les pierres raboteuses, et ces bulles légères, semblables à des perles qui montent à la surface pour étinceler un instant avant de s'y briser. A côté de ces poissons d'or qui se réchauffent à la lumière du soleil, voyez aussi ces animaux noirs et repoussants, qui rampent çà et là, cherchant à s'ensevelir au fond des coins les plus obscurs, sans pouvoir y réussir, car la lumière les poursuit. Est-ce donc là un labeur et une occupation pour le soleil qui vient ainsi les visiter ? On pourrait l'affirmer s'il arrêtait ses rayons à la surface de cette eau limpide, et leur défendait d'y faire pénétrer leur clarté. Ce qu'il fait à nos pieds, il le répète aussi facilement pour le ruisseau voisin et pour ceux qui sont à une distance infinie ; ses rayons pourront augmenter en nombre et en puissance, sans qu'il nous vienne jamais à l'idée qu'ils seront insuffisants, ou que la lumière s'épuisera avant de les éclairer tous.

- Vos théories sont toujours magnifiques, Syra, et bien extraordinaires, si elles sont vraies», observa Fabiola après un moment de silence, pendant lequel ses yeux contemplaient fixement la source, comme si elle cherchait à vérifier l'exactitude des paroles de l'esclave.

«Elles ont aussi un accent de vérité, ajouta-t-elle, puisque le mensonge ne saurait être plus beau que la vérité. Qu'il est effrayant de penser que l'on n'a jamais été seul, jamais eu un désir en propre ni une pensée secrète ; que l'on n'a jamais caché les fantaisies les plus folles, inspirées par l'orgueil et la légèreté, à celui qui ne connaît pas d'imperfections ? Terrible pensée, que l'on vit toujours sous le regard immobile de cet oeil auprès duquel le soleil n'est qu'une ombre, car il transperce l'âme ! C'en est assez pour inspirer un soir la résolution de se donner la mort, afin d'échapper à cette vigilance qui torture. Et cela semble si vrai ! »

Fabiola semblait hors d'elle en prononçant ces mots. L'orgueil agitait violemment ce cœur païen ; elle était révoltée de ce qu'il lui serait impossible d'être seule avec ses propres pensées, et de ce qu'il existait un pouvoir assez fort pour contrôler ses désirs les plus intimes, ses fantaisies ou ses caprices. Et cette idée revenait sans cesse : Cependant cela semble si vrai ! Son cœur généreux luttait coutre les efforts de la passion, comme l'aigle, aux prises avec un serpent, cherche à dominer son ennemi à demi vaincu, bien plus par l'énergie de son regard qu'à l'aide de son bec et de ses serres puissantes. Après un combat qui se peignit sur son visage et dans ses gestes, la paix lui fut rendue. Pour la première fois elle parut reconnaître la présence d'un être plus puissant qu'elle, d'un être qu'elle redoutait, et que néanmoins elle souhaitait de pouvoir aimer. Elle humilia son esprit, courba son intelligence jusqu'à ses pieds ; son cœur avoua aussi pour la première fois qu'elle reconnaissait un maître et un seigneur.

Syra, en proie à une douce et profonde émotion, observait en silence le travail qui se faisait dans l'esprit de sa maîtresse : elle savait de quelle importance serait l'issue de cette lutte. Si Fabiola, devenue son élève, pour ainsi dire, accueillait la vérité qui se présentait alors à ses regards, avec quelle rapidité marcherait sa conversion ! Aussi implorait-elle cette grâce avec ardeur.

A la fin Fabiola releva sa tête, qui s'était courbée comme pour prendre sa part de l'humiliation de son esprit, et dit avec la plus gracieuse bonté :

«Syra, je suis sûre que je n'ai pas encore pénétré les profondeurs de votre science ; vous devez avoir encore bien des choses à m'apprendre». A ces mots, la pauvre esclave rougit d'émotion en versant des larmes de joie. «Aujourd'hui vous avez ouvert mes pensées à un monde nouveau, vous m'avez montré une nouvelle vie. Je comprends qu'il existe une sphère de vertu à l'abri des opinions et des jugements des hommes ; je sens qu'il existe un pouvoir qui contrôle, qui approuve et qui récompense, est-ce bien cela ? » Syra fit un geste d'approbation. «Ce pouvoir se tient toujours près de nous quand personne ne peut nous voir, nous retenir ou nous encourager. Je sens encore que si nous étions condamnés à une perpétuelle solitude, il en serait toujours ainsi pour nous ; car cette influence supérieure à tous les principes humains ne peut nous abandonner. Si j'ai bien compris votre théorie, telle est la haute position morale où elle place chaque individu. Tomber au-dessous de cette position, tout en conservant à l'extérieur les apparences de la vertu, n'est qu'une hypocrisie et un crime véritable. N'est-il pas vrai ?

- 0 chère maîtresse, s'écria Syra, comme vous exprimez tout cela mieux que je ne le saurais faire !

- Vous ne m'aviez pas encore flattée, Syra ; n'allez pas commencer aujourd'hui. Vous avez jeté une nouvelle lumière sur d'autres sujets qui étaient restés obscurs pour moi jusqu'à présent. Dites-moi maintenant, n'était-ce pas cela que vous vouliez faire entendre, lorsque vous prétendiez, il y a quelque temps, que votre théorie n'admettait aucune distinction entre la maîtresse et l'esclave ? C'est-à-dire que cette distinction, étant purement extérieure, sociale et corporelle, ne peut être comparée à cette égalité qui existe devant votre Etre suprême, et cette autre égalité morale qu'il peut accorder à l'un de préférence à l'autre, à l'inverse de leur rang dans le monde.

- C'était à peu près mon idée, noble maîtresse, quoiqu'elle renferme aussi d'autres considérations qui n'auraient pas encore d'intérêt pour vous.

- Et cependant, lorsque vous m'en fîtes part, elle me sembla si monstrueuse, si absurde, que l'orgueil et la colère s'emparèrent de moi. Vous en souvenez-vous, Syra ?

- Oh ! non, non, répliqua la douce esclave, ne parlez pas de cela, je vous en prie.

- Syra, m'avez-vous pardonné ce jour-là ? » dit-elle avec une émotion qui lui était inconnue. La pauvre fille ne put y résister. Elle se leva, et, s'agenouillant aux pieds de sa maîtresse, elle voulut lui prendre la main ; mais celle-ci la prévint, et pour la première fois de sa vie elle se jeta au cou d'une esclave et pleura.

Elle répandit longtemps de bien douces larmes ; le cœur, adouci par degrés, avait pu vaincre l'esprit. Fabiola devint enfin plus calme, et dit en relevant la tête :

«Une chose encore, Syra : ose-t-on offrir un culte à cet être que vous m'avez dépeint ? N'est-il pas trop grand, trop élevé, trop loin de nous pour cela ?

- Oh ! non, chère maîtresse, pas le moins du monde, répondit l'esclave. Il n'est pas éloigné de nous. Nous vivons, nous agissons, nous jouissons de l'existence environnés de la splendeur de sa puissance, de sa bonté et de sa sagesse, aussi bien que de la lumière du soleil. Aussi, puisque nous sommes en lui, nous lui adressons nos demandes non comme à un être qui se tient loin de nous, mais autour de nous, mais en nous ; nos paroles vont directement dans son sein, et nos souhaits disparaissent dans les abîmes de son cœur.

- Mais, poursuivit timidement Fabiola, est-ce qu'il n'y a pas quelque acte solennel, quelque chose comme un sacrifice, par lequel il serait formellement reconnu et adoré ? »

Svra hésita, car la conversation s'engageait sur un terrain mystérieux et sacré, que l'église ne livrait jamais aux profanes. Elle répondit néanmoins d'une manière affirmative, mais simplement et en général.

«Ne pourrais-je pas, demanda d'un ton encore plus humble sa maîtresse, m'instruire assez dans votre doctrine pour qu'il me soit permis de lui rendre de plus augustes hommages ?

- Je crains que non, noble Fabiola ; il est indispensable que la victime soit digne de la Divinité.

- Ah ! oui, c'est juste, répondit Fabiola. Un bœuf est assez bon pour Jupiter, ou un bouc pour Bacchus ; mais où trouver un sacrifice digne de celui que vous m'avez fait connaître ?

- En effet, la victime doit être digne de lui, immaculée, incomparable et d'une infinie perfection.

- Et quelle est donc cette victime, Syra ?

- Lui-même ! »

Fabiola cacha son visage dans ses mains ; puis, regardant Syra avec attention, elle dit :

«Je suis sûre qu'après m'avoir décrit avec tant de clarté le sentiment de grave responsabilité qui inspire habituellement vos actes et vos paroles, vous me cachez leur sens réel et terrible, que je ne puis comprendre.

- Aussi vrai qu'il entend toutes mes paroles et connaît toutes mes pensées, j'ai dit la vérité.

- Je n'ai plus la force de continuer maintenant ce sujet, et le repos m'est nécessaire.


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(1) Pampinus, pampino.

(2) Ocelli Italiae.

(3) Ces exemples sont cités par Macrobe dans ses Saturnalia, lib.I, et par Valère-Maxime.

(4) Math. XII, 11.