La visite
Vers la fin de la conversation que nous venons de rapporter, et
de la catastrophe qui l'a terminée, on vit
apparaître subitement dans la chambre de Fabiola une
personne dont la présence, si elle s'en fût
aperçue, aurait coupé court à l'une et
prévenu l'autre. Dans les maisons romaines,
l'entrée des appartements inférieurs était
fermée avec des rideaux plutôt qu'à l'aide
de portes ; il était donc facile, surtout pendant la
scène si animée qui venait de se passer, d'entrer
sans être observé.
C'était là justement ce qui avait eu lieu ; lorsque Syra se retourna pour quitter la salle, elle fut presque
effrayée en voyant debout, et se détachant d'une
manière saisissante sur la sombre tenture de pourpre, une
figure qu'elle reconnut tout de suite, mais que nous allons
rapidement décrire.
C'était celle d'une jeune fille ou plutôt d'une
enfant, d'environ douze à treize ans, revêtue d'un
costume dont la blancheur immaculée faisait toute la
parure. Sur son visage apparaissait la simplicité de
l'enfance unie à l'intelligence d'un âge plus
mûr. Ses yeux ne reflétaient pas seulement
l'innocence de la colombe que décrit le poète
sacré (1), mais on
les voyait souvent s'animer du feu de l'amour le plus tendre ; ils semblaient chercher par delà toutes les choses
visibles un être invisible, sur lequel ils se reposaient
avec la plus vive tendresse, comme s'il était
réellement présent devant elle. Son front ouvert,
brillant de sincérité et de franchise,
était bien le siège de la candeur, un doux sourire
se jouait sur ses lèvres, et les traits expressifs de son
jeune et frais visage ne savaient pas déguiser les
sentiments variés et rapides qui remplissaient tour
à tour un cœur généreux et
dévoué. Tous ses amis, voyant qu'elle s'oubliait
toujours elle-même, la croyaient partagée entre sa
bonté pour ceux qui l'entouraient, et son affection pour
l'objet invisible de son amour.
Sainte Agnès, d'après deux verres antiques
Lorsque Syra aperçut devant elle cette angélique
vision, elle s'arrêta un instant. Mais l'enfant prit sa
main et, la baisant avec respect, lui dit : «J'ai tout vu ; venez me rejoindre, au moment de mon départ, dans la
petite chambre près de l'entrée.»
Puis elle s'avança ; quand Fabiola remarqua sa
présence, ses joues se couvrirent d'une vive rongeur, car
elle craignait que l'enfant n'eût été
témoin de son indigne accès de colère. D'un
geste fier elle congédia ses esclaves, et accueillit sa
parente (car les deux familles étaient alliées)
avec une cordiale affection. Nous l'avons déjà
dit, chaque fois que Fabiola s'abandonnait à son violent
caractère, elle ménageait certaines personnes.
L'une d'elles était sa vieille nourrice Euphrosyne,
esclave affranchie à qui l'on avait confié le
gouvernement intérieur de la maison. Celle-ci ne croyait
qu'à une seule chose, à savoir que Fabiola
était le plus parfait des êtres, la plus sage, la
plus accomplie, la plus remarquable femme de Rome. L'autre
était sa jeune visiteuse, à qui elle
témoignait l'amitié la plus douce, et dont la
société lui était extrêmement
agréable.
«Vous êtes vraiment fort aimable, chère
Agnès, dit Fabiola d'un ton plus doux, d'accepter mon
invitation, un peu précipitée, de venir
dîner avec nous ce soir. A dire vrai, mon père
m'ayant amené aujourd'hui une ou deux nouvelles
connaissances, je désirais vivement avoir auprès
de moi une personne avec laquelle la politesse m'oblige de
converser. J'avoue cependant que l'un de nos hôtes
m'inspire un peu de curiosité. I1 s'agit de Fulvius, dont
le monde vante la grâce, les richesses et les talents,
quoique personne ne semble savoir qui il est, ce qu'il fait, ni
d'où il vient.
- Ma chère Fabiola, répondit Agnès, vous
savez que je suis toujours heureuse de venir chez vous, ce que
mes excellents parents m'accordent volontiers ; vous n'avez donc
aucune excuse à faire pour cela.
- Et selon votre habitude, dit gaiement Fabiola, vous arrivez
dans votre costume blanc, sans bijoux, sans aucune parure, comme
si vous vous prépariez tous les jours à de
nouvelles fiançailles. Vous me semblez toujours
célébrer des noces éternelles. Mais, juste
Ciel ! qu'est-ce que cela ? Vous êtes-vous blessée ? Ne voyez-vous pas sur votre tunique cette large tache rouge
que vous avez à la poitrine ? On dirait du sang. S'il en
est ainsi, laissez-moi changer tout de suite vos
vêtements.
- Non, pas pour tout au monde, Fabiola ; c'est là le
seul joyau, le seul ornement que j'entends porter ce soir. C'est
du sang, celui d'une esclave ; à mes yeux il est plus
noble, plus généreux que celui qui coule dans nos
veines.»
La lumière se fit à l'instant dans l'esprit de
Fabiola. Agnès avait tout vu. Douloureusement
humiliée, Fabiola dit avec un peu d'humeur :
«Voulez-vous donc exposer à tous les yeux la
preuve de la vivacité de mon caractère, qui m'a
fait châtier trop sévèrement une esclave ?
- Non, chère cousine, loin de là. Je veux
seulement garder pour moi-même une leçon de courage
et d'élévation d'esprit, venue d'une esclave, et
que bien peu de philosophes patriciens pourraient nous
donner.
- Quelle singulière idée ! En
vérité, Agnès, j'ai souvent pensé
que vous faisiez trop de cas de cette classe du peuple.
Après tout, que sont des esclaves ?
- Des êtres humains, tout autant que nous, doués
de la même raison, des mêmes sentiments, de la
même organisation. Vous admettrez cela, sans doute, mais
sans vous élever plus haut. Ils sont membres de la
même famille ; si Dieu, qui nous a donné la vie,
est notre père, il est aussi le leur, et
conséquemment ils sont nos frères.
- Des esclaves seraient nos frères ou nos soeurs,
Agnès ? Les dieux nous en préservent ! Ils nous
appartiennent, ils font partie de nos biens. Je ne leur
reconnais pas le droit de remuer, d'agir, de penser ou de sentir
contre la volonté ou l'intérêt de leurs
maîtres.
- Allons, allons, dit Agnès de sa voix la plus douce, ne
nous laissons pas aller à discuter trop vivement. Vous
avez trop de franchise et d'honneur pour ne pas sentir et
être prête à reconnaître que vous avez
été dépassée aujourd'hui par une
esclave en tout ce que vous admirez le plus : en esprit, en
raisonnement, en sincérité, en
héroïque fermeté. Ne me répondez pas :
cette larme me suffit. Mais, très chère cousine,
je veux vous épargner le retour de scènes aussi
douloureuses. Voulez-vous m'accorder une faveur ?
- Tout ce qui sera en mon pouvoir.
- Eh bien, permettez-moi d'acheter Syra ; n'est-ce pas ainsi
que vous l'appelez ? Vous n'aimeriez pas à la revoir
près de vous.
- Vous vous trompez, Agnès. Je veux dominer mon orgueil
pour cette fois, et reconnaître qu'elle mérite
maintenant mon estime, peut-être même mon
admiration. C'est un sentiment nouveau que j'éprouve en
moi pour quelqu'un de sa condition.
- Mais, Fabiola, je crois pouvoir la rendre plus heureuse
qu'elle ne l'est.
- Sans aucun doute, chère Agnès ; vous avez le
pouvoir de rendre heureux tous ceux qui vous entourent. Je n'ai
jamais vu d'intérieur de famille comparable au
vôtre. Vous semblez mettre en pratique cette
étrange philosophie dont parlait Syra, et qui
n'établit aucune distinction entre l'homme libre et
l'esclave. Ceux qui habitent avec vous sont toujours souriants,
joyeux et pleins d'ardeur pour l'accomplissement de leurs
devoirs. Personne n'a l'air de commander. Voyons, dites-moi
votre secret.» Agnès sourit. «Je
soupçonne, petite magicienne, que cette chambre
mystérieuse que vous n'ouvrez jamais devant moi renferme
les charmes et les philtres qui vous font aimer partout. Si vous
étiez une de ces chrétiennes qu'on expose à
l'amphithéâtre, je suis sûre que les
léopards eux-mêmes viendraient s'humilier devant
vous et se coucher à vos pieds. Mais pourquoi cet air
sérieux, chère enfant ? Ne voyez-vous pas que je
plaisante ? »
Agnès paraissait absorbée ; ses yeux avaient
cette expression de vive tendresse que nous avons
déjà remarquée ; elle semblait voir devant
elle Celui qu'elle aimait d'un amour si pur, et converser avec
lui. Elle revint à elle et dit gaiement : «Oui,
c'est vrai, Fabiola ; mais on voit souvent de plus
étranges événements ; dans tous les cas,
s'il arrivait quelque chose d'aussi affreux, Syra serait bien la
personne qu'on aimerait à avoir près de soi dans
un pareil moment ; aussi est-il indispensable que vous me la
cédiez.
- Au nom du Ciel, Agnès, ne prenez pas mes paroles au
sérieux, elles n'étaient qu'une plaisanterie, je
vous l'assure. J'ai une trop haute opinion de votre bon sens
pour croire à une telle catastrophe. Quant au
dévouement de Syra, vous avez raison. L'été
dernier, pendant votre absence, lorsque j'étais si
dangereusement malade d'une fièvre contagieuse, il fallut
employer le fouet pour forcer les esclaves à s'approcher
de moi, tandis que cette pauvre créature me quittait
à peine, et nuit et jour était à mon
chevet, me prodiguant ses soins. En vérité, je
crois que c'est surtout à elle que je dois ma
guérison.
- Et ne l'aimez-vous pas pour tant de dévouement ?
- L'aimer ! moi, aimer une esclave ! Enfant que vous êtes ! Je la récompensai généreusement, quoique
je ne puisse découvrir l'emploi qu'elle fait de mes dons.
Ses compagnes m'assurent qu'elle n'économise rien, et ne
dépense certainement rien pour elle-même. Bien
plus, j'ai entendu dire qu'elle avait la sottise de partager sa
nourriture de chaque jour avec une pauvre fille aveugle. Quelle
singulière idée, n'est-ce pas ?
- Très chère Fabiola, il faut absolument qu'elle
m'appartienne. Vous m'avez promis d'accéder à ma
demande. Dites-moi son prix, et laissez-moi l'emmener ce
soir.
- Eh bien, faites comme vous l'entendrez, je ne veux pas
marchander avec la plus irrésistible des solliciteuses.
Envoyez quelqu'un demain chez l'intendant de mon père, et
tout s'arrangera. Et maintenant que cette grande affaire est
terminée entre nous, descendons trouver nos
hôtes.
- Mais vous avez oublié de mettre vos bijoux.
- N'importe, je les laisserai pour cette fois : je m'en soucie
fort peu ce soir.»
(1) Tes yeux sont comme
ceux de la colombe. (Cant., I, 14) |