Chapitre 5 Sommaire Chapitre 7


Le banquet

Elles trouvèrent, en descendant, tous leurs hôtes réunis dans le salon principal. Ce n'était pas un banquet de cérémonie auquel ils allaient prendre part, mais le repas ordinaire d'une maison opulente, où l'on était toujours prêt à recevoir de nombreux amis. Contentons-nous donc de dire que tout avait été disposé avec une exquise élégance. Les incidents du repas qui pourront jeter quelque lumière sur la suite du récit seront les seuls que nous raconterons à nos lecteurs.

Lorsque les deux jeunes filles entrèrent dans l'exedra (salle), Fabius, après avoir embrassé sa fille, s'écria : «Mais, chère enfant, malgré le retard que vous avez mis à descendre, vous êtes à peine convenablement parée ! vous avez oublié tous les bijoux que vous mettez d'ordinaire.»

Fabiola, confuse, ne savait que répondre ; elle était honteuse de la faiblesse qu'elle avait montrée après son accès de colère, et surtout de ce qui lui semblait maintenant une ridicule manière de s'en punir. Agnès vint à son secours, et dit en rougissant : «C'est ma faute, cousin Fabius, si elle est en retard et trop simplement mise. Je lui ai fait perdre son temps par mon bavardage, et sans doute elle a voulu me mettre à l'aise par son peu de recherche.

- Quant à vous, chère Agnès, répondit le père, vous avez le privilège d'agir comme il vous plaît. Mais, sérieusement, je dois vous dire que tout cela était fort bien quand vous n'étiez qu'une enfant ; vous voici en âge d'être mariée (1) ; il est temps de commencer à prendre plus de soin de votre personne, afin de gagner le cœur de quelque noble et digne Romain. Un joli collier, par exemple, et vous n'en manquez pas chez vous, ne nuirait pas à vos charmes. Mais vous ne m'écoutez point. Allons, allons, je gage que vous avez déjà fixé votre choix.»

Pendant presque tout le temps que Fabius s'adressait à elle, avec la meilleure intention du monde, quoique d'une manière si parfaitement mondaine, Agnès parut plongée dans une de ses profondes rêveries. Ses regards enchantés, comme les appelait Fabiola, étaient fixés, dans une souriante extase, sur un être invisible qu'elle paraissait écouter, sans jamais perdre le fil du discours ni dire une parole mal à propos. Elle répondit donc aussitôt à Fabius : «Oh ! oui, bien certainement, j'ai choisi celui auquel j'ai engagé ma foi par l'anneau des fiançailles, et qui m'a ornée de magnifiques joyaux» (2).

- Vraiment ! s'écria Fabius, et de quels joyaux ?

- Mais, répondit Agnès avec un regard tout brûlant d'ardeur et de simplicité charmante, il a entouré ma main et mon cou de pierres précieuses, et suspendu à mes oreilles des perles inestimables.

- Bonté divine ! qui cela peut-il être ? Voyons, Agnès, ne me direz-vous pas un jour votre secret ? Sans doute c'est votre premier amour : puisse-t-il durer longtemps et vous rendre heureuse !

- Pour l'éternité», répondit-elle en se détournant pour rejoindre Fabiola et entrer avec elle dans la salle à manger. Ce dialogue échappa par bonheur aux oreilles de cette dernière ; car elle eût été vivement blessée en pensant qu'Agnès avait caché à sa meilleure amie ce qu'elle considérait comme la plus importante préoccupation de son âge. Mais, pendant qu'Agnès la défendait, elle s'était éloignée de son père pour s'occuper des autres invités. L'un d'eux était un lourd et épais sophiste romain, sorte d'encyclopédie vivante, nommé Calpurnius ; un autre, Proculus, n'estimait que la bonne chair et fréquentait assidûment la maison. Deux autres personnages étaient présents qui méritent plus d'attention. Le premier, évidemment un favori de Fabiola et d'Agnès, avait le grade de tribun ou officier supérieur dans la garde impériale ou prétorienne. A peine âgé de trente ans, il s'était déjà distingué par sa bravoure, et jouissait de la plus haute faveur auprès de l'empereur Dioclétien, en Orient, et à Rome, près de Maximilien Hercule. Exempt de toute affectation dans ses manières ou ses habits, d'une belle tournure et causeur fort aimable, malgré tous ces avantages, il méprisait ouvertement les sujets futiles qui préoccupaient généralement la société. Bref, c'était le plus parfait modèle d'un noble cœur, une jeune homme plein d'honneur et de pensées généreuses, vaillant et fort, sans l'ombre d'orgueil ou de forfanterie.

Le dernier des convives contrastait singulièrement avec lui ; c'était Fulvius, le nouvel astre du monde élégant, auquel Fabiola avait déjà fait allusion quelque temps auparavant. Jeune, d'une tournure efféminée, vêtu avec la plus extrême recherche, les mains chargées de bagues étincelantes et les vêtements de bijoux, s'exprimant avec affectation et un léger accent étranger, d'une politesse outrée dans ses manières empreintes d'une bonhomie et d'une obligeance apparentes, il était arrivé doucement et en peu de temps à se mêler à la plus haute société de Rome. Ce succès était dû en partie à ce qu'on l'avait vu paraître à la cour, et aussi à la séduction de sa personne. Il était venu à Rome suivi seulement d'un serviteur âgé. était-il son esclave, son affranchi ou son ami ? on l'ignorait. I1s parlaient ensemble une langue étrangère ; les traits basanés, les yeux perçants et farouches du domestique, ainsi que son air peu avenant, inspiraient un certain degré de frayeur aux autres esclaves : car Fulvius avait pris un appartement dans ce qu'on appelait une insula ou maison louée par portions, l'avait meublé avec luxe et s'était entouré d'un nombre suffisant d'esclaves pour un jeune homme. La profusion plutôt que l'abondance se faisait remarquer dans l'arrangement de sa maison. Dans cette Rome païenne, corrompue et dégradée, l'obscurité de sa vie et son apparition soudaine furent vite oubliées à la vue de ses richesses et au charme corrupteur de sa conversation. Cependant un observateur attentif aurait bientôt remarqué la mobilité inquiète de ses regards, son attention à observer et à écouter ce qu'il voyait ou entendait autour de lui, signe évident d'une insatiable curiosité. Dans ses moments d'oubli, le feu sombre de ses yeux, ses sourcils froncés et le mouvement méprisant de sa lèvre supérieure, inspiraient un sentiment de défiance et indiquaient que cet extérieur poli et doux voilait un cœur plein de duplicité et de malice.

Table dressée pour un repas (d'après une peinture de Pompéi)

Les convives furent bientôt à table ; comme les dames étaient assises pendant le repas, tandis que les hommes restaient couchés sur des lits, Fabiola et Agnès étaient ensemble à l'un des côtés ; en face se trouvaient les deux jeunes gens que nous venons de décrire, et au milieu le maître de la maison et ses deux hôtes les plus âgés, s'il est possible d'expliquer ainsi leur position autour des trois côtés d'une table ronde, dont un côté, laissé libre pour faciliter le service, n'était pas entouré du sigma (3) ou lit demi-circulaire. Nous pouvons observer en passant qu'on se servait ordinairement à cette époque d'une nappe, luxe encore inconnu du temps d'Horace.

Lorsque les premières exigences de la faim ou de la gourmandise eurent été satisfaites, la conversation devint plus générale.

«Quelles nouvelles avez-vous apprises aujourd'hui aux bains ? demanda Calpurnius ; je n'ai pas le temps de m'occuper de pareilles futilités.

- De très intéressantes, répondit Proculus ; c'est un fait avéré que le divin Dioclétien a envoyé des ordres pour qu'on achève ses Thermes en trois ans.

- Impossible ! s'écria Fabius ; j'ai été visiter les travaux l'autre jour, en me rendant aux jardins de Salluste ; ils ont fait peu de progrès pendant l'année dernière. Une immense quantité de gros ouvrage reste encore à faire : sculpter le marbre, par exemple, et dégrossir les colonnes.

- C'est vrai, répondit Fulvius ; mais je sais que l'on a expédié partout l'ordre d'envoyer ici tous les prisonniers et toutes les personnes condamnées aux mines, dont on peut se passer en Espagne, en Sardaigne et même en Chersonèse, afin qu'ils viennent travailler aux Thermes. Si l'on peut y employer quelques milliers de chrétiens, ce sera bientôt fait.

- Et pourquoi les chrétiens plutôt que d'autres criminels ? demanda Fabiola, non sans quelque curiosité.

- Mais, en vérité, dit Fulvius avec le plus gracieux sourire, je ne saurais l'expliquer ; il en est cependant ainsi. Je m'engagerais à découvrir un chrétien parmi cinquante ouvriers condamnés aux travaux.

- Est-ce possible ! s'écrièrent à la fois plusieurs convives ; comment cela ?

- Les condamnés ordinaires, répondit-il, et cela est bien naturel, n'aiment pas leur besogne, et pour les contraindre à l'accomplir il faut employer le fouet à chaque pas ; lorsque le surveillant détourne les yeux, rien ne marche. De plus, il va sans dire qu'ils sont grossiers, rudes, abrutis, querelleurs, et ne cessent de murmurer. Mais, au contraire, les chrétiens condamnés aux travaux publics semblent heureux et sont toujours gais et obéissants. En Asie j'ai vu de jeunes patriciens ainsi occupés, dont les mains n'avaient jamais auparavant manié une pioche, ni les faibles épaules plié sous aucun fardeau, qui travaillaient péniblement, aussi heureux en apparence que s'ils n'avaient jamais quitté leur famille. Inutile d'ajouter que les surveillants font un usage très libéral du fouet et du bâton; c'est justice, car les divins empereurs ont ordonné que leur sort fût aussi dur que possible : cependant il ne leur échappe pas une plainte.

- Je ne puis dire que j'admire une pareille justice, répliqua Fabiola ; mais quelle étrange race ! Je suis extrêmement curieuse de savoir quel peut être le motif ou la cause de cette stupidité ou de l'insensibilité extraordinaire de ces chrétiens.»

Proculus répondit avec un sourire facétieux : «Voici Calpurnius qui pourra nous renseigner. C'est un philosophe, et j'entends dire qu'il peut discourir pendant une heure sur n'importe quel sujet, qu'il s'agisse des Alpes ou seulement d'une fourmilière.»

Ainsi défié, Calpurnius, prenant ce compliment au sérieux, commença d'un ton solennel : «Les chrétiens, dit-il, sont une secte étrangère ; son fondateur florissait, il y a bien des siècles, dans la Chaldée. Sous le règne de Vespasien, deux frères nommés Pierre et Paul introduisirent ses doctrines dans la ville de Rome. Quelques-uns prétendent que ces deux personnages n'étaient autres que les deux frères jumeaux, appelés par les Juifs Moïse et Aaron. Le dernier avait vendu son droit d'aînesse à l'autre pour un chevreau dont la peau devait lui servir à faire des chirothecae (gants). Mais je n'admets pas cette opinion, parce que les livres mystiques des Juifs rapportent que le second, voyant que les sacrifices de son frère étaient accompagnés d'augures plus favorables que les siens, le tua, de même que Romulus tua Remus, mais avec une mâchoire d'âne. Pour ce méfait, le roi Mardochée de Macédoine, à la requête de sa soeur Judith, l'attacha sur un gibet haut de cinquante coudées. Quoi qu'il en soit, ainsi que je viens de le dire, Pierre et Paul vinrent à Rome ; Pierre était un esclave fugitif de Pontius Pilatus, et fut crucifié, d'après l'ordre de son maître, sur le Janicule. Ses sectateurs, qui sont nombreux, ont fait leur symbole de la croix, et l'adorent ; ils considèrent comme le plus grand honneur de souffrir des coups de fouet, et même une mort ignominieuse est le meilleur moyen, à leur avis, d'imiter leurs maîtres, et d'aller les rejoindre dans quelque endroit au milieu des nuages».

Cette lucide explication de l'origine du christianisme fut écoutée avec admiration par tous les convives, à l'exception de deux. Le jeune officier jeta à Agnès un regard piteux qui semblait dire : «Faut-il rire ou répondre à cet oison ? » Mais elle mit un doigt sur ses lèvres, en implorant le silence par un sourire.

«Eh bien, le résultat de tout cela, observa Proculus, est que les Thermes seront bientôt achevés, et que nous aurons des jeux magnifiques. Ne dit-on pas, Fulvius, que le divin Dioclétien viendra lui-même en faire la dédicace ?

- C'est tout à fait certain ; il y aura des fêtes splendides et de grandes réjouissances. Nous n'attendrons pas longtemps ; déjà, et pour d'autres raisons, on a envoyé en Numidie l'ordre de tenir prêts avant l'hiver un grand nombre de lions et de léopards.» Puis, se tournant brusquement vers son voisin, qu'il enveloppa d'un regard scrutateur : «Un brave soldat comme vous, Sébastien, doit être ravi du noble spectacle de l'amphithéâtre, surtout lorsqu'on y châtie des ennemis des augustes empereurs et de la république.»

L'officier se souleva sur son lit, tourna vers son interlocuteur un visage calme et majestueux, puis il répondit tranquillement : «Fulvius, je ne mériterais pas le nom que vous me donnez, si je pouvais contempler avec plaisir et de sang-froid la lutte, si on peut la désigner ainsi, entre une bête brute et un enfant ou une femme sans défense ; car ce sont là des spectacles que vous appelez nobles. Non, je tirerais volontiers mon épée contre les ennemis des princes et de l'état ; mais je m'en servirais d'aussi grand cœur contre les lions et les léopards qu'un ordre de l'empereur lui-même déchaînerait sur les innocents et les faibles.» Fulvius tressaillit ; mais Sébastien plaça sur son bras une main vigoureuse et continua : « écoutez-moi jusqu'au bout. Je ne suis ni le premier Romain ni le plus noble qui ait ainsi pensé. Souvenez-vous des paroles de Cicéron : «Ces jeux sont magnifiques, sans aucun doute ; mais quelle jouissance peut causer à un esprit délicat la vue d'un homme faible déchiré par une bête féroce ou d'un noble animal transpercé d'un javelot ? » (4) Je n'ai pas honte de me trouver d'accord avec le plus grand des orateurs romains.

- Ne vous verrons-nous donc jamais à l'amphithéâtre, Sébastien ? demanda Fulvius d'un ton doux, quoique provocateur.

- Si vous m'y voyez, répondit le soldat, comptez que ce sera du côté des faibles, et non du côté des brutes qui veulent les mettre en pièces.

- Il a raison, s'écria Fabiola en battant des mains, et je clos la discussion par mes applaudissements. Je n'ai jamais entendu Sébastien parler autrement que pour la défense des sentiments élevés et généreux.»

Fulvius se mordit les lèvres en silence, et tout le monde se leva pour se retirer.


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(1) Selon la loi romaine, les filles pouvaient se marier à douze ans.

(2) Annulo fidei suae subharravit me, et immensis monilibus ornavit me. (Office de sainte Agnès)

(3) Ainsi appelée à cause de sa ressemblance avec la lettre C, ancienne forme du S.

(4) Magnificae, nemo negat ; sed quae potest esse homini polito delectatio, quum aut homo imbecillus a valentissima bestia laniatur, aut praeclara bestia a venabulo transverberatur ? (Ep. ad. Fam., lib. VII, ep. L)