Chapitre 7 Sommaire Chapitre 9


Fin de la première journée

Nous nous arrêtons un instant près de la porte afin d'assister au départ d'Agnès et d'écouter la joyeuse conversation qui s'établit entre elle et Cécilia, nous entendrons Agnès la prier de se laisser conduire chez elle par un de ses serviteurs, car la nuit est venue. La jeune aveugle se divertit beaucoup de l'oubli de la patricienne, qui ne songe pas que la nuit et le jour lui sont indifférents, et que précisément par cette raison on l'a choisie pour guide dans les labyrinthes des catacombes, qui lui sont aussi familiers que les rues de Rome, et qu'elle parcourt à toute heure sans le moindre danger. En tardant ainsi à rentrer au palais de Fabiola pour demander de ses nouvelles, après tous les événements de cette journée, nous voyons qu'il y règne la plus vive agitation. Des esclaves armés de lampes et de torches s'élancent dans toutes les directions, et cherchent dans les moindres coins et recoins quelque objet égaré. Euphrosyne insiste pour qu'on le trouve ; à la fin on abandonne les recherches, dont le succès ne laisse plus d'espoir. Le lecteur aura déjà sans doute trouvé la clef de ce mystère. Syra, selon les ordres qu'elle avait reçus, était revenue pour faire panser sa blessure ; mais l'écharpe qui entourait son bras avait disparu. Elle ne put rien dire pour expliquer sa disparition, sinon qu'elle l'avait ôtée, puis remise certainement avec moins de soins qu'Euphrosyne, et elle en indiqua la cause, car le mensonge lui était odieux ; à peine venait-elle de s'apercevoir de cette perte. L'excellent cœur de la vieille nourrice fut affligé de ce malheur, qu'elle pensait être bien grand pour une pauvre esclave, qui sans doute gardait précieusement cette écharpe afin de l'employer au rachat de sa liberté. Syra aussi était fort attristée, mais par des raisons qu'elle n'aurait pu faire comprendre à la bonne nourrice.

Euphrosyne fit interroger et même fouiller tous les esclaves, à la grande douleur et à la confusion de Syra ; elle ordonna ensuite une battue générale dans tous les endroits de la maison que Syra avait parcourus. Qui aurait songé à soupçonner un instant le noble convive de la table du maître d'avoir soustrait un objet, quelle qu'en fût la valeur ! La vieille affranchie en vint à cette conclusion, que l'écharpe avait été enlevée par un moyen magique ; elle était même très portée à accuser Afra, l'esclave noire, qu'elle savait détester Syra, d'avoir fait usage d'un maléfice pour chagriner la pauvre enfant. Elle croyait que cette Africaine était une véritable Canidia (1) ; car elle était souvent obligée de la laisser sortir seule la nuit, sous prétexte d'aller cueillir, à l'époque de la pleine lune, les simples qui lui étaient nécessaires pour la préparation de ses cosmétiques, comme s'ils n'avaient pas les mêmes vertus en tout autre moment. Et tout cela pour composer de mortels poisons, pensait la méfiante Euphrosyne ; en réalité, c'était pour prendre part avec ceux de sa race aux hideuses orgies du fétichisme (2), pour assister aux entrevues qu'elle accordait à ceux qui voulaient consulter son art imaginaire. Ce fut seulement lorsqu'on eut abandonné tout espoir, et que Syra se trouva seule et à même de réfléchir avec sang-froid à tous les événements du jour, qu'elle se souvint de la pause que Fulvius avait faite en traversant la cour, à l'endroit même où elle s'était arrêtée auparavant, et de sa sortie précipitée un instant après. La lumière se fit tout à coup dans son esprit ; elle demeura convaincue qu'il avait ramassé l'écharpe tombée à terre. Il n'était pas possible qu'il s'en fût éloigné avec indifférence ; elle était donc en sa possession. Après avoir essayé de calculer toutes les conséquences possibles de ce malheur, elle n'arriva à aucune conclusion satisfaisante, se décida à tout abandonner à Dieu, et s'endormit d'un sommeil doux et réparateur, privilège d'une conscience pure.

Après avoir pris congé d'Agnès, Fabiola se retira dans son appartement. Lorsque les deux autres esclaves et Euphrosyne eurent terminé auprès d'elle leur service accoutumé, elle les congédia avec plus de douceur qu'elle n'en avait jamais montré jusque-là. Aussitôt après leur départ, elle se dirigea vers le lit de repos où nous l'avons vue pour la première fois ; mais, à son grand chagrin, elle y aperçut le stylet dont elle avait blessé Syra. Elle ouvrit un coffret, y jeta cette arme avec horreur, et cessa dès lors d'en faire usage.

Elle reprit le volume dont elle avait interrompu la lecture et qui l'avait extrêmement amusée, et le trouva insipide et des plus frivoles. Le repoussant de nouveau, elle donna un libre cours à ses réflexions sur tout ce qui venait de se passer. Ce qui la frappa d'abord fut la pensée de sa cousine Agnès. Quelle enfant extraordinaire ! Combien elle était aimante, pure et simple ! Que de bon sens aussi, et même de sagesse ! Elle prit la résolution d'être sa protectrice, sa soeur aînée en toutes choses. Elle avait observé, aussi bien que son père, les fréquents coups d'oeil que Fulvius dirigeait sur elle ; ce n'étaient pas, à vrai dire, ces regards libertins qu'elle avait coutume de repousser avec mépris ; mais ils avaient une expression de fourberie et de ruse qui semblaient indiquer un plan et des desseins dont Agnès pouvait être la victime. Elle résolut de les entraver, quels qu'ils fussent, et arriva à se former de lui une opinion tout opposée à celle de son père. Dorénavant Fulvius n'aurait aucun accès auprès d'Agnès, au moins dans sa maison ; elle se condamna elle-même pour avoir introduit une enfant aussi jeune dans l'étrange société que réunissait la table de son père, surtout lorsqu'elle s'aperçut que les motifs de sa conduite avaient été parfaitement égoïstes.

C'était presque à ce moment que Fulvius, s'agitant sur sa couche, prenait, lui aussi, la ferme détermination de ne jamais franchir, si cela était possible, le seuil du palais de Fabius, et de refuser ou d'éluder toutes les invitations qu'il pourrait avoir de lui.

Fabiola avait sondé le caractère de Fulvius ; de son oeil pénétrant elle avait jugé l'affectation de ses manières et deviné la duplicité de ses regards ; elle ne pouvait s'empêcher de le comparer au franc et généreux Sébastien. «Quel noble cœur que Sébastien ! disait-elle en elle-même ; combien il diffère de tous les jeunes gens qui viennent ici ! Jamais une parole légère ne s'échappe de ses lèvres ; ses yeux, animés de la plus douce gaieté, n'expriment jamais que la bienveillance. Qu'il est sobre à table, ainsi qu'il convient à un soldat ! Qu'il est modeste, comme il sied à un héros, lorsqu'il s'agit de son courage, de son intrépidité à la guerre, dont tout le monde parle avec tant d'éloges ! Oh ! s'il avait seulement pour moi les sentiments que tant d'autres s'attribuent!...» Elle ne finit pas la phrase ; mais une profonde mélancolie envahit son âme tout entière.

La conversation qu'elle avait eue avec Syra, et tout ce qui s'en était suivi, se retraça alors à son esprit ; ce souvenir lui était pénible, et cependant elle ne pouvait s'en détacher ; il lui semblait que ce jour était un moment décisif dans son existence. Son orgueil avait eu à s'humilier devant une esclave ; son esprit s'était adouci sans qu'elle pût rien expliquer. Si ses yeux s'étaient ouverts à cette heure, si elle avait pu jeter ses regards au delà de ce monde, elle eut aperçu un léger nuage, aux riches couleurs, semblable à la fumée de l'encens, s'élever au-dessus du lit d'une esclave agenouillée : emblème touchant de la prière et du sacrifice volontaire de la vie montant ensemble vers le trône de la Miséricorde, pour retomber en rosée bienfaisante sur le cœur desséché de Fabiola.

La jeune Romaine ne pouvait rien apercevoir de cette merveilleuse vision, qui n'en était pas moins réelle : accablée de fatigue, elle chercha enfin le repos. Mais elle eut aussi des songes pénibles. Elle vit un jardin délicieux, inondé d'une lumière aussi vive que celle du soleil en plein midi, mais d'une douceur inexprimable, tandis que tout était sombre alentour. Les fleurs les plus magnifiques formaient une pelouse ; des arbres, des plantes aux riches couleurs s'élançaient en festons parmi les branches des arbres, chargés de fruits resplendissants comme l'or. Au milieu de ce jardin était assise la pauvre fille aveugle, l'air joyeux et satisfait ; d'un côté, Agnès, avec un visage innocent et doux, et de l'autre Syra, avec un sourire tendre et patient, se penchaient sur elle et la comblaient de caresses. Fabiola sentit un irrésistible désir de les aller rejoindre ; elles semblaient jouir d'une félicité qui lui était inconnue et qu'elle contemplait pour la première fois ; elle crut même qu'on lui faisait signe de s'approcher. Comme elle se précipitait en avant pour obéir, elle aperçut, à sa grande terreur, un ravin large, profond et sombre, au fond duquel bouillonnait un torrent impétueux, barrière infranchissable qui la séparait d'elles. Les eaux, s'élevant par degrés, atteignirent les bords supérieurs de l'abîme, et alors, malgré leur profondeur, elles s'écoulèrent en flots brillants, étincelants et pleins de fraicheur. 0h ! qui lui donnera le courage de se plonger dans ce torrent qu'il faut traverser pour arriver en sûreté sur l'autre rive, d'où l'on continue à lui faire signe de tenter le passage ? Mais tandis qu'elle se tient sur le bord, joignant les mains avec désespoir, Calpurnius semble se détacher des ténèbres environnantes et déployer un lourd et large voile, sur lequel sont représentées les plus monstrueuses, les plus hideuses chimères curieusement enlacées et entremêlées les unes aux autres. Ce voile grandit, grandit toujours, jusqu'à dérober aux yeux la douce vision qu'ils contemplaient. La tristesse s'empara de son âme jusqu'au moment où elle vit un brillant génie (c'est ainsi qu'elle le nomma) dont les traits rappelaient vaguement ceux de Sébastien. Déjà elle l'avait aperçu se tenant tristement à l'écart ; il s'approcha alors, et, souriant avec douceur, il rafraîchit son visage brûlant du battement de ses ailes de pourpre et d'or ; puis la vision s'évanouit, et fit place à un sommeil calme et réparateur.


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(1) Fameuse sorcière du temps d'Auguste.

(2) Religion de l'Afrique centrale.