Troisième partie, chapitre 1 - A travers le feu

Ulpiano Checa - Vinicius galopant ves Rome incendiée - L'art du théâtre, 15 juin 1901

Vinicius eut à peine le temps de donner l'ordre à quelques esclaves de le suivre et, sautant à cheval, il se lança, au milieu des ténèbres, à travers les rues désertes d'Antium, dans la direction de Laurentum. La terrible nouvelle l'avait jeté dans une sorte de démence : il avait le sentiment que le malheur avait sauté en croupe avec lui, et lui criait aux oreilles : Rome est en feu ! et le cinglait, et cinglait l'animal, et les précipitait dans ce feu... Sa tête nue couchée sur l'encolure de la bête, il allait, vêtu seulement de sa tunique, sans regarder devant lui, sans prendre garde aux obstacles.

L'étalon d'Idumée filait comme une flèche. Le bruit des sabots sur les dalles réveillait çà et là des chiens qui accompagnaient de leur aboi la fantômale apparition, — puis hurlaient à la lune. Les esclaves qui galopaient derrière Vinicius sur des chevaux beaucoup moins vites avaient été distancés. Il traversa seul Laurentum endormie, tourna du côté d'Ardée, où, de même qu'à Aricie, à Bovilla et à Ustrinum, il avait posté des relais.

Au delà d'Ardée, il lui sembla que le septentrion s'empreignait de rouge. C'était peut-être l'aube matinale, car la nuit touchait à son terme, — on était en juillet. Mais Vinicius ne put retenir un cri de désespoir et de rage, car il pensa que ce devait être la lueur de l'incendie. Il se souvenait des paroles de Lecanius : « La ville n'est plus qu'un océan de flammes », et un moment, il sentit que la folie le menaçait, car il avait perdu tout espoir de sauver Lygie, et même d'arriver aux portes avant que Rome fût en cendres. Ses pensées volaient devant lui, comme une nuée d'oiseaux noirs maléfiques. Il ne savait dans quel quartier de la ville l'incendie avait éclaté, mais il supposait que le Transtévère, avec ses maisons serrées, ses dépôts de bois et ses frêles baraques où l'on vendait des esclaves, avait dû être d'abord la proie des flammes.

Les incendies étaient fréquents à Rome, accompagnés parfois de violences et de pillage, et le Transtévère était le nid de la canaille cosmopolite. Comme un éclair, la pensée d'Ursus et de sa force colossale passa par la tête de Vinicius, mais que pouvait un homnie ou un titan contre la force dévastatrice du feu ? Depuis des années, on racontait que, par centaines de milliers, les esclaves rêvaient des temps de Spartacus et n'attendaient qu'une occasion pour prendre les armes contre leurs oppresseurs et contre la Ville. Et voilà que cette occasion se présentait. Les lueurs de l'incendie éclairaient peut-être le massacre et la guerre civile.

Il se rappelait ces récentes conversations que César, avec une étrange insistance, orientait toutes sur les villes incendiées. Oui ! c'était César qui avait ordonné de brûler la ville. Lui seul avait pu oser ce crime, comme seul Tigellin avait pu se charger de l'exécution. Et si Rome brûlait par son ordre, qui donc pouvait garantir que ce même ordre n'eût pas lancé les prétoriens, glaive au poing, sur la foule ? L'incendie, la révolte des esclaves et le massacre, un épouvantable chaos, un déchaînement des éléments destructeurs et de la fureur des hommes, — et, au milieu de tout cela, Lygie !

Le cheval haletait désespérément sur la route en rampe qui allait vers Aricie. Vinicius, couché sur sa monture, crispait ses doigts dans la crinière, prèt à mordre de rage le cou de la bête. A ce moment, un cavalier, lui aussi lancé en ouragan, cria en croisant Vinicius : « Rome est perdue ! » et passa. Un mot parvint encore aux oreilles de Vinicius : « les dieux... » Le reste fut assourdi par le bruit de la double galopade. Mais ce mot lui rendit la raison. Les dieux ! Il leva la tête et, tendant les bras vers le ciel lourd d'étoiles, il commença à prier :

— Ce n'est pas vous que j'implore, vous dont les sanctuaires s'écroulent dans les flammes, mais Toi !... Tu as souffert aussi, tu es seul miséricordieux ! Toi seul as compris la douleur humaine ! Tu es venu sur la terre pour apprendre aux mortels la pitié. Aie pitié ! Si tu es tel que le disent Pierre et Paul, sauve ma Lygie. Prends-la dans tes bras et porte-la hors des flammes. Tu le peux ! Rends-la-moi et je te donnerai mon sang. Et si tu ne veux le faire pour moi, fais-le pour elle. Elle t'aime, elle a confiance en toi. Tu promets la vie et le bonheur après la mort, mais le bonheur après, la mort ne lui échappera pas, et elle ne veut pas encore mourir. Laisse-la vivre. Tu le peux, si tu le veux...

Il interrompit sa prière, car il la sentait devenir une menace, un sacrilège, et cingla plus violemment son cheval : les blanches murailles d'Aricie, située à mi-chemin de Rome, brillaient devant lui sous les rayons de la lune. Il dépassa, d'un élan furieux, le temple bocager de Mercure, voisin d'Aricie. Évidemment, on connaissait ici la catastrophe, car devant le temple régnait un mouvement inaccoutumé. A la lueur des torches, Vinicius apercevait dans les sentiers latéraux des gens qui couraient se mettre sous la protection du dieu. Sur la grand'route stationnaient aussi des groupes qui s'écartèrent précipitamment devant le cavalier dont le galop renversa, piétina des gens. De tous côtés il entendait crier : « Rome est en feu, la Ville brûle ! Dieux, sauvez Rome ! »

Le cheval butta, et, retenu par une main ferme, s'affaissa sur son arrière-train, devant l'auberge où Vinicius avait un relais. Les esclaves s'empressèrent. Vinicius, avisant un détachement de dix prétoriens à cheval qui sans doute se rendaient à Antium avec des nouvelles, bondit vers eux :

— Quelle partie de la ville brûle ?

— Qui es-tu ? demanda le décurion.

— Vinicius, tribun militaire et augustan. Réponds, sur ta tête !

— L'incendie, seigneur, a éclaté parmi les baraques, près du Grand Cirque. Lorsqu'on nous a dépêchés, le centre de la ville était en flammes.

— Et le Transtévère ?

— Jusqu'ici le feu ne l'a pas atteint mais il envahit continuellement de nouveaux quartiers, avec une force insurmontable.

A ce moment on amenait un cheval frais à Vinicius. Le jeune tribun l'enfourcha.

Il courait vers Albanum, laissant à sa droite Albe la Longue et son lac splendide... La route après Aricie montait en pente raide, cachant entièrement l'horizon. Mais Vinicius savait qu'arrivé au sommet, derrière lequel se cachait Albanum, il verrait non seulement Bovilla et Ustrinum où l'attendaient des chevaux, mais Rome aussi : en effet, au delà d'Albanum commençait, des deux côtés de la Voie Appienne, la plate Campanie.

— De là-haut, j'apercevrai les flammes, se disait-il, et de nouveau il cinglait le cheval.

Mais, avant, d'avoir atteint le sommet, il sentit le souffle du vent sur son visage et une odeur de fumée le prit aux narines.
La colline se dorait de faibles lueurs.

— L'incendie ! pensa Vinicius.

Cependant la nuit avait cédé à l'aube, et sur toutes les hauteurs d'alentour jouaient des reflets roses et dorés, premières clartés du matin qu'on eût pu prendre aussi pour des lueurs d'incendie. Vinicius se hâta d'atteindre la crête. Alors il vit.

La vallée était couverte d'un seul nuage ; au sein de ce nuage rampant disparaissaient les villes, les aqueducs, les maisons, les arbres : plus rien qu'une nappe grise et immobile, à l'extrémité de laquelle la Ville, assise sur ses collines, brûlait.

Cependant l'incendie ne prenait pas la forme d'une colonne de feu, comme il arrive quand brûle isolément un édifice. C'était plutôt une longue et large écharpe. Au-dessus, s'élevait un rempart de fumée, ici tout à fait noire, là teintée de rose ou de sang, tassée, gonflée, épaisse, et roulant sur elle-même. Ce rempart monstrueux semblait même parfois couvrir la sanglante écharpe, qui devenait alors étroite comme un ruban ; puis de nouveau celle-ci illuminait par le bas le nuage de fumée, changeant ses lourds replis en vagues flamboyantes. Et cette large lisière de feu et ce rempart de fumée fermaient l'horizon comme une ceinture de forêts. On n'apercevait plus les Monts Sabins.

Au premier coup d'œil, il sembla à Vinicius que ce n'était pas seulement la Ville qui était dévorée par les flammes, mais le monde entier, et qu'aucun être ne s'échapperait de cet océan de feu et de fumée.

Le vent qui soufflait de Rome devenait plus violent ; des parcelles de suie commençaient à pleuvoir. Le jour s'était levé tout à fait et le soleil éclairait les sommets voisins du Lac Albain. Mais les pâles rayons du matin arrivaient roux, comme émoussés par le brouillard fuligineux. Vinicius, en descendant vers Albanum, pénétrait dans une fumée de plus en plus âcre. La petite ville elle-même en était complètement submergée. Les habitants campaient dans les rues, et l'on ne pouvait penser sans terreur à ce qui devait se passer à Rome, car déjà ici on respirait mal.

Cependant, Vinicius s'efforçait de réagir. « Il est impossible que le feu ait brusquement pris de toutes parts ; le vent souffle du nord et chasse la fumée de ce côté ; de l'autre côté, le Transtévère, isolé par le fleuve, est peut-être intact ; au surplus, il suffit de passer la Porte Janicule pour être à l'abri du danger. Il est non moins impossible que toute la population ait péri. Même dans les villes prises, où le massacre et le feu se déchaînent ensemble, un certain nombre d'habitants restent saufs : pourquoi donc Lygie devrait-elle absolument mourir ? Sur elle veille, d'ailleurs, un Dieu qui a vaincu la mort. » Il se mit à prier et, selon une habitude qu'il avait prise, à implorer le Christ avec promesse d'offrandes.

Albanum traversé, dont presque toute la population se tenait sur les toits et dans les arbres pour voir Rome, il reprit son sang-froid. Outre Ursus et Linus, l'Apôtre Pierre veillait sur Lygie. Du moment que Pierre avait béni son amour et lui avait promis Lygie, celle-ci ne pouvait périr dans les flammes. Sous l'influence d'une nuit d'insomnie, d'une course vertigineuse et d'émotions terribles, Vinicius s'exaltait et maintenant tout lui paraissait possible : Pierre conjurerait les flammes d'un signe de croix, les écarterait d'un mot, et ils passeraient sans danger entre deux murailles de feu. Et puis, Pierre connaissait l'avenir : il avait donc certainement prévu l'actuelle calamité et dès lors comment n'aurait-il pas emmené hors de la ville les chrétiens, et parmi eux cette Lygie qu'il aimait comme sa propre enfant. Un espoir de plus en plus ferme entrait au cœur de Vinicius. S'ils étaient en fuite, il les trouverait peut-ètre à Bovilla ou les rencontrerait en route. D'un instant à l'autre le visage adoré apparaltrait, sortant de la fumée qui s'étalait en nappes toujours plus denses sur la campagne.

Ce lui semblait d'autant plus vraisemblable qu'il croisait force gens qui, de la ville, se dirigeaient vers les Monts Albains ; évadés de la région du feu, ils cherchaient à fuir la région de la fumée. Avant d'arriver à Ustrinum, il fut obligé de ralentir sa course à cause de l'encombrement de la route. A côté de gens à pied, portant leurs hardes sur le dos, il voyait des chevaux et des mulets chargés de bagages, des chariots, des litières. Ustrinum était tellement bondé de fuyards qu'il était difficile de se frayer passage. Sur la place, sous les colonnes des temples et dans les rues, c'était une fourmilière. Çà et là, on commençait à dresser des tentes sous lesquelles s'abritaient des familles. Beaucoup campaient en plein air, poussant des cris, implorant les dieux, ou maudissant le sort. Dans cette cohue, il était difficile d'obtenir un renseignement. Ceux à qui s'adressait Vinicius ne lui répondaient rien, ou bien, levant sur lui des yeux fous de terreur, proféraient que la Ville allait périr et le monde avec elle. De Rome affluaient d'instant en instant de nouvelles masses d'hommes, de femmes et d'enfants, qui augmentaient la confusion et le tumulte.

Quelques-uns, perdus dans la foule, réclamaient avec désespoir leurs compagnons. D'autres se battaient pour un abri. Nombre de pâtres campaniens, gens à demi sauvages, étaient arrivés dans la bourgade en quête de nouvelles ou attirés par l'appât d'une rafle, car le désordre facilitait le vol. Déjà des esclaves de toute nationalité et des gladiateurs commençaient à piller les maisons et à se battre contre les soldats qui prenaient la défense des habitants.

Adriano Minardi - Edtion Montgrédien, 1901

Le sénateur Junius, que Vinicius aperçut près de l'auberge, entouré d'une troupe d'esclaves bataves, fut le premier qui lui donna quelques détails nets sur l'incendie. Le feu avait en effet éclaté près du Grand Cirque, à un endroit voisin du Palatin et du mont Caelius, mais il s'était propagé avec une rapidité extraordinaire au point qu'il avait envahi tout le centre. Jamais, depuis l'époque de Brennus, un désastre aussi épouvantable n'avait frappé la Ville.

— Le Cirque entier est en cendres, ainsi que les boutiques et les maisons qui l'entouraient, disait Junius, l'Aventin et le Caelius sont en feu. Les flammes, après avoir fait le tour du Palatin, ont atteint les Carines.

Et Junius, possesseur aux Carines d'une splendide insula, remplie d'oeuvres d'art, sa passion, saisit une poignée de poussière, la répandit sur sa tête et commenta à gémir.

Vinicius le secoua par les épaules.

— Ma maison est aux Carines, dit-il, mais puisque tout périt, qu'elle périsse aussi I

Puis, se souvenant que Lygie, d'après son conseil, avait pu se transporter dans la maison des Aulus, il demanda :

— Et le Vicus Patricius ?

— En feu, répondit Junius.

— Et le Transtévere ?

Junius le regarda avec étonnement.

— Qu'importe le Transtévère ?

— Je tiens plus au Transtévère qu'à Rome tout entière ! s'écria Vinicius avec emportement.

— Alors tu ne pourras guère y arriver que par la Voie du Port, car près de l'Aventin le feu t'étoufferait... Le Transtévère ?... Je ne sais pas. Il est probable que le feu ne l'avait pas encore atteint quand je suis parti : mais les dieux savent s'il brùle maintenant.

Après une hésitation, Junius reprit en baissant la voix :

— Je sais que tu ne me trahiras pas : je te dirai donc que ce n'est pas un incendie ordinaire. On n'a pas laissé porter secours au Cirque. Lorsque les maisons commencèrent à brùler, j'ai de mes propres oreilles entendu des milliers de voix hurler : « Mort aux éteigneurs ! » Des individus parcourent la Ville en jetant dans les maisons des torches ardentes... D'autre part, le peuple se révolte, crie qu'on brûle la ville par ordre. Je n'en dirai pas davantage. Malheur à la Ville, malheur à nous tous, malheur à moi ! Ce qui se passe là-bas, aucune langue humaine ne l'exprimerait. Les habitants périssent au milieu des flammes, s'égorgent dans le tumulte... C'est la fin de Rome ! ...

Il réitéra : « Malheur ! Malheur à la ville ! Malheur à nous ! » — Mais déjà Vinicius poussait son cheval sur la Voie Appienne.

La Ville était devant lui. Un monstre de feu l'étreignait... Elle dégorgeait une chaleur terrible et, malgré le vacarme humain, il entendait le brasier crépiter.