Troisième partie, chapitre 2 - Gloire à son nom |
S'il était difficile d'arriver jusqu'à Rome, y
pénétrer était ardu plus encore : Vinicius
commençait à s'en rendre compte.
Des deux côtés de la Voie Appienne, les maisons,
les champs, les jardins étaient transformés en
campements. Pendant la nuit, le temple de Mars, tout près
de la Porte Appienne, avait été forcé par
la foule en quête d'un refuge. Dans les cimetières,
on se battait sauvagement pour la possession des grands
mausolées. Ustrinum, avec tout son désordre, ne
donnait qu'une pâle idée de ce qui se passait sous
les murs de la Ville même.
Rien ne comptait plus : ni la majesté de la loi,
ni le prestige des fonctions publiques, ni les liens de
la famille, ni la distinction des classes. Des esclaves
bâtonnaient des citoyens, des bandes de
gladiateurs ivres du vin volé à
l'Emporium terrorisaient les carrefours, bousculant les
quirites, les piétinant, les dépouillant.
Quantité de barbares en vente s'étaient
enfuis de leurs baraquements. Pour eux l'incendie de la
ville marquait la fin de l'esclavage et l'heure de la
vengeance : et, tandis que la population stable tendait
désolément les bras vers les dieux, ils
se jetaient sur elle, dévalisant les hommes et
violentant les filles. A eux s'était joint un
ramas d'esclaves en service, de misérables
ayant pour tout vêtement une ceinture de laine
sur les hanches, une populalion invisible le jour dans
les rues el dont il était difficile de
soupçonner l'existence à Rome. Cette
multitude, composée d'Asiatiques, d'Africains,
de Grecs, de Thraces, de Germains et de Bretons.
prenail sa revanche de tant d'années de
servilude et vociférait sa fureur dans tous les
jargons de l'univers. Vinicius avait vu des villes
forcées, mais jamais rien de comparable à
ce chaos du désespoir, de la joie sauvage, du
délire et de la débauche. Et, sur ses
sept collines, l'impératrice du monde
flambait. |
Jan Styka - Édition Flammarion, 1901-1904 |
Le jeune tribun parvint pourtant jusqu'à la Porte
Appienne : il s'aperçut alors que par le quartier de la
Porte Capène, il lui serait impossible de
pénétrer dans la ville, non seulement à
cause de la foule, mais aussi à cause des flammes qui,
là, derrière la porte même, emplissaient
déjà l'air de leurs langues. D'ailleurs, il
eût fallu, pour se rendre ensuite de l'autre
côté du Tibre, gagner le Pont Sublicius,
c'est-à-dire traverser une partie de la ville, l'Aventin,
qu'inondait un océan de feu. C'était absolument
irréalisable.
Vinicius comprit qu'il fallait revenir dans la direction
d'Ustrinum, quitter la Voie Appienne, passer le fleuve
au-dessous de la ville et arriver à la Voie du Port qui
mène tout droit au Transtévère. Ce
n'était pas chose facile non plus, à cause du
désordre grandissant qui régnait sur la Voie
Appienne. Il eût fallu se frayer un chemin
l'épée à la main et Vinicius n'avait pas
d'armes.
Mais près de la fontaine de Mercure, il reconnut un
centurion qui, à la tête de quelques dizaines de
prétoriens, défendait l'accès de l'enceinte
du temple. Vinicius lui donna l'ordre de l'accompagner et le
centurion, ayant reconnu le tribun et l'augustan, n'osa lui
opposer un refus.
Vinicius prit le commandement de cette troupe, et, oublieux des
enseignements de Paul sur l'amour du prochain, il fendait la
cohue avec une précipitation fatale à qui ne
savait pas se ranger à temps. On les poursuivait de
malédictions et de pierres ; mais Vinicius n'y prenait
garde, soucieux d'atteindre plus vite un endroit plus libre.
Cependant on n'avançait qu'au prix des plus grands
efforts. Ceux qui campaient déjà ne voulaient pas
céder passage et maudissaient tout haut César et
les prétoriens. A certains moments, la foule prenait une
attitude hostile. Des harangueurs accusaient Néron
d'être l'incendiaire, s'extasiaient sur la patience des
Romains, les déclaraient las et promettaient au Tibre
l'empereur et l'Augusta. Des cris : « Pitre ! Histrion !
Parricide ! » retentissaient de tous côtés.
Pour que son exaspération se changeât en
révolte ouverte, il suffisait que la foule trouvât
un chef.
Après maintes bagarres et en enjambant des barrages de
caisses, tonneaux, meubles précieux, ustensiles de
cuisine, literie, chariots, voitures à bras, Vinicius et
ses prétoriens avaient réussi à se
dégager de la cohue. Il avait traversé dans leur
largeur les Voies Latine, Numicienne, Ardéatine,
Lavinienne et Ostienne, contournant les villas, les jardins, les
cimetières et les temples. Il parvint enfin au Vicus
Alexandri, bourg derrière lequel il passa le Tibre :
l'encombrement était moindre et il y avait moins de
fumée. Par des fuyards il apprit que seules quelques
ruelles du Transtévère avaient été
envahies par le feu, mais que sans doute rien
n'échapperait à la violence de l'incendie, puisque
des individus le propageaient à dessein et ne
permettaient pas qu'on l'éteignît, disant agir par
ordre. Le jeune tribun n'avait plus le moindre doute que
César n'eût ordonné d'incendier Rome, et la
vengeance que réclamaient les foules lui parut juste.
Qu'aurait donc fait de plus Mithridate ou tout autre des plus
acharnés ennemis de Rome ? Vinicius était
convaincu que l'heure fatale avait sonné pour
Néron, que la Ville en s'écroulant devait
écraser et écraserait le monstrueux pitre avec
tous ses crimes. S'il se trouvait un homme assez hardi pour se
mettre à la tête de la population
exaspérée, en quelques heures
l'événement serait accompli. Et des pensées
audacieuses, des idées de vengeance, traversaient
l'esprit de Vinicius. La famille des Vinicius, qui comptait
toute une lignée de consuls, était connue de tous
les Romains. Il ne fallait qu'un nom à la foule. Une fois
déjà, à propos de la condamnation à
mort des quatre cents esclaves du préfet Pedanius
Secundus, on s'était trouvé à deux doigts
de l'émeute et de la guerre civile. Oue serait-ce donc
aujourd'hui, en face d'une calamité terrible
dépassant toutes celles qu'avait subies Rome en huit
siècles ?
« Celui qui appellera aux armes les quirites, se disait
Vinicius, celui-là renversera certainement Néron
et revêtira la pourpre. » Pourquoi donc, lui,
Vinicius, ne serait-il pas cet homme ? Il était plus
énergique, plus courageux et plus jeune que les autres
augustins. Néron, il est vrai, avait sous ses ordres les
trente légions campées sur les frontières
de l'empire, mais ces légions elles-mêmes ne
s'insurgeraient-elles pas, avec leurs chefs, en apprenant
l'incendie de Rome et de ses temples ? Dans ce cas, lui,
Vinicius, pourrait devenir César. On racontait
déjà tout bas parmi les augustans qu'un
prophète avait prédit la pourpre à Othon.
Ne valait-il pas Othon ? Peut-être le Christ
lui-même lui viendrait-il en aide avec sa puissance
divine, peut-être était-ce lui qui l'inspirait en
ce moment. « Alors, je me vengerais sur Néron des
dangers que court Lygie, et de mes terreurs ; je ferais
régner la justice et la vérité, je
répandrais la doctrine du Christ depuis l'Euphrate
jusqu'aux brouillards de Bretagne, et en même temps je
vêtirais de pourpre ma Lygie et ferais d'elle la
souveraine de l'univers. »
Mais ces pensées, qui avaient jailli de sa tête
comme une gerbe d'étincelles jaillit d'une maison en
flammes, s'envolèrent comme des étincelles. Avant
tout, il fallait sauver Lygie. Il voyait le fléau de
près ; aussi la peur le reprit, et, en face de cet
océan de feu et de fumée, la conviction que
l'Apôtre Pierre sauverait Lygie l'abandonna. Cependant, il
avait suivi la Voie du Port qui mène directement au
Transtévère. Il ne se calma qu'à la Porte,
où on lui répéta, ce que lui avaient dit
auparavant les fuyards, que majeure part de ce quartier
était encore indemne, mais que pourtant, en plusieurs
endroits, le feu avait traversé le fleuve.
Jan Styka - La course de Vinicius - 1902 |
Le Transtévère était plein de fumée
et d'une multitude au milieu de laquelle il était plus
difficile encore de se frayer un passage, car, ayant plus de
temps devant eux, des gens emportaient et sauvaient plus de
choses, La Voie du Port était tout à fait
endiguée par endroits, et près de la Naumachie
d'Auguste s'élevaient des monceaux d'objets disparates.
Les ruelles étroites, où la fumée
s'était amassée plus épaisse,
étaient absolument inabordables. Leurs habitants fuyaient
par milliers. Parfois deux courants humains se heurtaient en un
passage étroit, et luttaient à mort. Les hommes se
battaient et se piétinaient. Des familles étaient
séparées dans la mêlée, des
mères appelaient leurs enfants avec des cris de
désespoir. Vinicius frémit à la
pensée de ce qui devait se passer à
proximité des flammes. Au milieu du vacarme et du tumulte
il était impossible d'obtenir un renseignement on de
comprendre un appel. Par instants, de l'autre rive, descendaient
lentement de nouveaux tourbillons, tellement denses qu'ils
roulaient au ras du sol, voilant les maisons, les hommes, tout.
Mais le vent qui accompagnait l'incendie les dissipait, et alors
Vinicius pouvait avancer du côté de la ruelle
où s'élevait la maison de Linus. La chaleur de
cette journée de juillet était devenue
insupportable. La fumée cuisait les yeux et coupait la
respiration. Ceux d'entre les habitants qui, dans l'espoir que
les flammes ne traverseraient pas le fleuve, étaient
restés chez eux jusqu'alors, commençaient à
abandonner leurs maisons. Les prétoriens qui
accompagnaient Vinicius étaient demeurés en
arrière. Dans cette mêlée, son cheval,
blessé à la tête d'un coup de marteau, se
cabrait, refusant d'obéir. On reconnut l'augustan
à sa riche tunique et aussitôt des cris
éclatèrent : « Mort à Néron et
à ses incendiaires ! » Des centaines de bras se
tendaient menaçants vers Vinicius. Mais son cheval
effrayé l'emporta plus loin en piétinant les
assaillants et une nouvelle vague de fumée noire plongea
la rue dans l'obscurité. Vinicius, constatant qu'il ne
pourrait passer avec son cheval. mit pied à terre. Il
courut. Il se glissait le long des murs, et parfois attendait
que la foule des fuyards l'eût dépassé. Il
se disait que ses efforts étaient illusoires. Lygie
n'était peut-être plus dans la ville, elle avait pu
s'enfuir ; il eût été plus facile de
retrouver une épingle sur le rivage de la mer que de
retrouver la jeune fille dans ce chaos. Pourtant il voulait,
fût-ce au prix de sa vie, parvenir à la maison de
Linus. Il s'arrêtait de temps en temps et se frottait les
yeux. Ayant arraché un pan de sa tunique, il s'en boucha
le nez et la bouche, et reprit sa course. A mesure qu'il
approchait de la rivière, la chaleur se faisait plus
terrible. Sachant que l'incendie avait éclaté
près du Grand Cirque, il pensa d'abord que cette chaleur
venait de ses décombres et de ceux du Forum aux
bœufs et du Vélabre qui, situés dans le
voisinage, avaient dû être également la proie
des flammes. Un fuyard, le dernier que rencontra Vinicius, un
vieillard avec des béquilles, lui cria :
« N'approche pas du Pont Cestius, l'île
entière est en feu !» En effet, il était
impossible de s'illusionner davantage. En tournant dans la rue
des Juifs, où s'élevait la maison de Linus, le
jeune tribun aperçut les flammes au milieu d'un nuage de
fumée : non seulement l'île était en feu,
mais aussi le Transtévère et certes
l'extrémité de la ruelle, là où
demeurait Lygie.
Vinicius se rappela que la maison de Linus était
entourée d'un jardin derrière lequel, du
côté du Tibre, se trouvait un champ peu
étendu, sans constructions. Cette pensée lui
rendit du courage. Les flammes avaient pu s'arrêter devant
l'espace vide. Dans cet espoir, il se remit à courir,
quoique chaque souffle de vent apportât non plus seulement
de la fumée, mais des milliers d'étincelles qui
pouvaient porter le feu à l'autre extrémité
de la ruelle et lui couper la retraite.
Il finit pourtant par apercevoir, à travers un voile de
fumée, les cyprès du jardin de Linus. Les maisons
situées derrière le terrain vague flambaient
déjà, comme des tas de bois, mais la petite insula
de Linus était encore intacte. Vinicius jeta au ciel un
regard reconnaissant et, quoique l'air même
commençât à le brûler, il bondit vers
la porte. Elle était entre-bâillée : il la
poussa et se précipita à l'intérieur.
Dans le jardinet, pas âme qui vive, et la maison semblait
complètement déserte.
— La fumée et la chaleur leur ont peut-être
fait perdre connaissance, pensa Vinicius.
El il appela :
— Lygie ! Lygie !
Le silence. Dans celte solitude, on ne percevait que le
grondement lointain de l'incendie.
— Lygie !
Tout à coup arriva à ses oreilles cette voix
lugubre qu'il avait entendue une fois déjà dans ce
jardin. Dans l'île voisine, le feu s'était
déclaré au vivarium proche le temple d'Esculape,
et les animaux commençaient à rugir. Vinicius
frissonna des pieds à la tête. Pour la seconde fois
déjà, au moment où toutes ses
pensées étaient concentrées sur Lygie, ces
voix épouvantables résonnaient, comme un
présage de malheur.
Ce fut une impression fugace : le grondement des flammes, plus
terrible encore que les rauquements des bêtes, le
détourna immédiatement de cette pensée.
Lygie n'avait pas répondu aux appels de Vinicius, mais
elle pouvait se trouver dans ce bâtiment
déjà menacé, étouffée par la
fumée ou évanouie. Vinicius s'élança
à l'intérieur de la maison. Le petit atrium
était désert. En cherchant de ses mains la porte
qui conduisait aux cubicules, il aperçut la lueur
vacillante d'une lampe et, en approchant, vit le lararium
où, à la place des dieux, était une croix :
sous cette croix brûlait un flambeau. Une pensée
passa avec la rapidité de l'éclair par l'esprit du
jeune catéchumène : la croix lui envoyait cette
lumière qui l'aiderait à retrouver Lygie. Il prit
donc le flambeau et courut aux cubicules. Dans le premier, il
écarta la portière et, s'éclairant du
flambeau, il regarda.
Personne, là non plus. Pourtant Vinicius était
certain d'avoir retrouvé le cubicule de Lygie, car
à des clous plantés dans le mur étaient
pendus ses vêtements, et sur le lit était
posé le capitium, la robe ajustée que les femmes
portent à même le corps. Vinicius le saisit, y
appuya ses lèvres et, le jetant sur son épaule,
continua plus loin ses recherches. La maison était
petite, il eut vite fait de visiter toutes les pièces, et
même les caves. Personne nulle part. Lygie, Linus et Ursus
avaient dû, avec les autres habitants du quartier,
demander leur salut à la fuite. « Il faut les
chercher dans la foule, en dehors des portes de la Ville,
» pensa Vinicius.
Il n'était pas étonné outre mesure de ne
pas les avoir rencontrés sur la Voie du Port, car ils
avaient pu sortir du Transtévère par le
côté opposé, dans la direction de la Colline
Vaticane. Dans tous les cas, ils étaient à l'abri
des flammes. « Il faut, se disait-il, que je me sauve
d'ici, et que j'arrive par les Jardins de Domitia aux Jardins
d'Agrippine. Là-bas je les retrouverai : la fumée
n'y est pas suffocante, car le vent souffle des Monts Sabins.
»
Le moment suprême était arrivé,
où il était obligé de penser
à son propre salut, car la vague de flammes se
rapprochait, venant de l'île, et les tourbillons
de fumée obstruaient presque entièrement
la ruelle. Un courant d'air éteignit le flambeau
dont il s'était servi dans la maison. Vinicius
se précipita dans la rue et se mit à
courir de toutes ses forces vers la Voie du Port, dans
la direction d'où il était venu. Les
flammes semblaient le poursuivre, tantôt le
cernant de nuages de fumée, tantôt le
couvrant d'étincelles qui lui tombaient sur les
cheveux, le cou et les vêtements. Sa tunique
commençait à brûler lentement
à plusieurs endroits, mais il n'y prenait pas
garde et continuait sa course dans la crainte
d'être asphyxié. Dans la bouche, il avait
le goût, de la fumée et de la suie ; sa
gorge et ses poumons étaient en feu. Le sang
affluait à sa tête au point que, par
instants, tout lui semblait rouge, et la fumée
elle-même. Alors il se disait : « C'est un
feu qui court : il vaut mieux se laisser tomber, et
périr !» La course l'avait harassé.
Sa tête, son cou et ses épaules
étaient inondés d'une sueur qui le
bridait comme de l'eau bouillante. Sans le nom de Lygie
qu'il répétait en pensée, et sans
le capitium dont il se couvrait la bouche, il serait
tombé. Il était incapable de
reconnaître la ruelle dans laquelle il se
trouvait. Il perdait conscience par degrés ; il
se rappelait seulement qu'il devait fuir, car
là-bas, en rase campagne, l'attendait Lygie, que
lui avait promise l'Apôtre Pierre. Et tout d'un
coup il fut envahi par une étrange certitude,
comme en un délire déjà, comme en
une vision d'agonie, — la certitude qu'il la
verrait, qu'il l'épouserait, et qu'il mourrait
aussitôt après. |
Jan Styka - Édition Flammarion, 1901-1904 |
Il courut alors comme un homme ivre, titubant d'un
côté de la rue à l'autre. Subitement il y
eut une transformation dans l'horrible brasier qui enveloppait
la ville immense. Là où jusqu'alors le feu couvait
lentement, des flammes éclatèrent, formant un
océan, car le vent avait cessé d'apporter de
nouveaux tourbillons de fumée, et ceux qui
s'étaient amassés dans les petites rues avaient
été dispersés par le souffle vertigineux de
l'air embrasé. Ce souffle chassait devant lui des
millions d'étincelles, de sorte que Vinicius courait au
milieu d'un nuage de feu. En revanche, il pouvait mieux voir. Il
aperçut l'extrémité de la ruelle. Cette vue
lui rendit des forces. Ayant tourné l'angle, il se trouva
dans une rue qui conduisait à la Voie du Port et au Champ
Codetan. Les étincelles avaient cessé de le
harceler. Il comprit que, s'il pouvait atteindre la Voie du
Port, il était sauvé.
Un nuage voilait l'issue de la rue. « Si c'est de la
fumée, pensa-t-il, je ne pourrai passer. » Il donna
ce qui lui restait de forces. En chemin il jeta sa tunique qui
commençait à le brûler, et il courait nu,
avec seulement, sur la tête et sur la bouche, le capitium
de Lygie. Arrivé plus près, il reconnut que ce
qu'il avait pris pour de la fumée était un nuage
de poussière d'où sortaient des voix et des cris
humains.
— La racaille pille les maisons, se dit-il.
Pourtant il courut encore dans la direction de ces voix. Il y
avait là, quand même, des hommes, qui pourraient
lui porter secours. Dans cet espoir, il se mit à crier de
toutes ses forces. Mais c'était là son ultime
effort : le voile rouge se fit plus rouge encore devant ses
yeux, ses poumons manquèrent d'air. Il tomba.
On l'avait entendu cependant, ou plutôt aperçu, et
deux hommes accoururent, avec des gourdes d'eau. Vinicius en
saisit une dans ses mains et la vida à
moitié.
— Merci, dit-il, remettez-moi sur mes jambes, j'irai plus
loin tout seul.
L'autre travailleur lui répandit de l'eau sur la
tête, et tous deux le portèrent vers leurs
camarades. On l'entoura, lui demandant s'il n'avait pas
reçu un coup trop grave. Cette sollicitude surprit
Vinicius.
— Qui êtes-vous donc ? questionna-t-il.
— Nous démolissons les maisons afin que l'incendie
n'atteigne pas la Voie du Port, répondit l'un des
travailleurs.
— Vous m'avez secouru. Je vous remercie.
— On doit aider son prochain, répliquèrent
des voix.
Alors Vinicius qui, depuis le matin, ne voyait que foules
féroces, rixes et pillage, regarda attentivement les
visages qui l'entouraient et dit :
— Soyez récompensés par... le Christ.
— Gloire à son nom ! s'écria tout un choeur de voix.
— Linus ? ...
Mais il n'entendit, pas la réponse, car il
s'évanouit d'émotion, épuisé par les
efforts qu'il avait faits. Quand il revint à lui, il
était dans un jardin du Champ Codetan, entouré de
femmes et d'hommes, et les premières paroles qu'il put
prononcer furent :
— Où est Linus ?
D'abord il n'y eut pas de réponse ; puis une voix que
Vinicius connaissait dit :
— Il est en dehors de la Porte Nomentane, il est parti
pour l'Ostrianum... depuis deux jours... Paix à toi, roi
des Perses.
Vinicius se souleva, puis se rassit, surpris de voir
Chilon.
Le Grec continuait :
— Ta maison, seigneur, est probablement en cendres, car
les Carines sont en flammes, mais tu seras toujours riche comme
Crésus. Quel malheur ! Les chrétiens, ô fils
de Sérapis, prophétisaient depuis longtemps que le
feu détruirait cette ville... Et Linus est dans
l'Ostrianum avec la fille de Jupiter... Quel malheur a
frappé cette Ville !...
Vinicius de nouveau se sentit défaillir.
— Tu les as vus, demanda-t-il ?
— Je les ai vus, seigneur ! ... Grâces soient
rendues au Christ et à tous les dieux si j'ai pu payer
tes bienfaits par une bonne nouvelle. Mais, divin Osiris. je te
les revaudrai, je te le jure par ces flammes qui consument la
Ville.
Dehors le soir venait ; mais dans le jardin il faisait clair, car l'incendie avait encore augmenté. Il semblait que ce ne fussent pas des quartiers isolés qui brûlaient, mais la Ville entière, dans sa longueur et dans sa largeur. Le ciel était rouge à perte de vue, et rouges les ombres de la nuit.
Jan Styka - Édition Flammarion, 1901-1904 |