Troisième partie, chapitre 15 - Les jeux matutinaux

Avant que les Flaviens eussent édifié le Colisée, la plupart des amphithéâtres romains étaient construits en bois. Aussi avaient-ils presque tous flambé au cours du dernier incendie. Pour donner les jeux promis au peuple, Néron fit élever plusieurs cirques, dont un gigantesque, pour lequel on avait fait venir des versants de l'Atlas de formidables troncs d'arbres. Des milliers d'artisans travaillaient jour et nuit à cette construction dont les célèbres architectes Severus et Celer avaient dressé les plans ; on bâtissait et décorait sans relâche. Le peuple disait merveilles des appuis incrustés de bronze, d'ambre, d'ivoire, de nacre et d'écaille.

Des canaux remplis de l'eau glacée des montagnes devaient longer les sièges et maintenir par tout l'édifice une fraîcheur agréable. Un immense velarium pourpre garantissait du soleil. Entre les rangées de sièges, on avait disposé des cassolettes pour les aromes d'Arabie. Un dispositif ingénieux permettait de faire pleuvoir sur les spectateurs une rosée de safran et de verveine.

Le jour où devaient commencer les jeux matutinaux, des multitudes de badauds attendaient dès l'aurore l'ouverture des portes, écoutant avec une joie profonde le rugissement des lions, le râle enroué des panthères et le hurlement des chiens. Les bêtes n'avaient point mangé depuis deux jours ; l'on faisait passer devant leurs cages des quartiers de viande saignante afin de surexciter en elles la fureur et la faim. Par moments, les cris des fauves éclataient en une tempête si effroyable, que les gens qui se tenaient devant le cirque ne s'entendaient plus parler.

Dès le lever du jour s'élevèrent dans l'enceinte même du cirque des hymnes sonores et calmes ; on écoutait avec stupéfaction, en répétant : «Les chrétiens, les chrétiens ! » En effet, ils avaient été transférés à l'amphithéâtre en grandes masses, pendant la nuit, et pris non point dans une seule prison, comme d'abord on voulait faire, mais réquisitionnés dans chacune d'elles. Les voix d'hommes, de femmes et d'enfants qui chantaient l'hymne matinale étaient très nombreuses, et les connaisseurs prétendaient que les bêtes se fatigueraient, se rassasieraient et seraient incapables de mettre tout ce monde en pièces. D'autres assuraient qu'un trop grand nombre de victimes paraissant à la fois dans l'arène éparpillait l'attention et ne permettait point de jouir convenablement du spectacle. A mesure qu'approchait le moment où allaient être ouverts les vomitoires, le peuple s'animait, devenait joyeux et discutait des choses du cirque. Des partis se formaient, qui prônaient la plus grande habileté des lions ou bien des tigres dans l'art de déchirer les hommes. Çà et là, on concluait des paris. On dissertait sur les gladiateurs qui devaient précéder les chrétiens dans l'arène, et, tandis que les uns prenaient parti pour les Samnites ou les Gaulois, les autres soutenaient la chance des mirmillons, des Thraces ou des rétiaires. De grand matin, des détachements de gladiateurs, conduits par leurs maîtres, les lanistes, commencèrent d'affluer à l'amphithéâtre.

Ne voulant point se fatiguer avant l'heure, ils s'avançaient sans armes, souvent même complètement nus, couronnés de fleurs, el des rameaux verts à la main, Jeunes, beaux dans la matinale lumière, pleins de vie. Leurs corps, resplendissants d'huile, formidables, et tels que des blocs de granit, ravissaient d'aise le peuple, grand admirateur des formes. Leurs noms étaient connus de la foule : « Salut, Furnius ! salut, Leo ! salut, Maxime ! salut, Diomède ! » Les jeunes filles levaient sur eux des yeux d'amour. Eux choisissaient les plus belles et, comme si nul souci n'eût pesé sur leurs têtes, leur adressaient des plaisanteries, leur envoyaient des baisers, ou bien disaient : « Prends-moi, avant que la mort me prenne ! » Puis ils disparaissaient derrière les portes d'où plus d'un ne devait pas ressortir.

A chaque instant, des aspects nouveaux sollicitaient l'attention de la foule. Derrière les gladiateurs s'avançaient les mastigophores, dont la mission était de fouetter et d'exciter les adversaires. Ensuite passèrent des mulets traînant vers le spoliaire des files de chariots où s'échafaudaient des cercueils. Le peuple se réjouissait à cette vue, concluant du nombre des cercueils à l'énormité du spectacle. Puis, venaient costumés tous de façon à représenter Charon ou Mercure, les hommes qui achevaient les blessés ; puis ceux qui veillaient à l'ordre dans l'enceinte même du cirque et désignaient les sièges ; puis les esclaves qui devaient servir les mets et les rafraîchissements ; et enfin les prétoriens, que chaque empereur avait toujours à sa disposition dans l'amphithéâtre. On ouvrit les vomitoires, et le peuple s'engouffra. Mais la multitude était si grande, que, durant des heures, elle coula, intarissable. Les rugissements des bêtes, qui flairaient les exhalaisons humaines, s'étaient accrus encore à l'ouverture des portes, le peuple, en prenant. place à l'intérieur du cirque, grondait comme les flots dans la tourmente.

Jan Styka - Édition Flammarion 1901-1904

Enfin arriva le préfet de Rome avec ses vigiles, puis les litières des sénateurs, des consuls, des préteurs, des édiles, des fonctionnaires du palais, des chefs de la garde prétorienne, des patriciens et des femmes élégantes.

Les dorures des litières, les vêtements blancs et bariolés, les pendants d'oreille, les bijoux, les plumes. les haches des licteurs, tout cela resplendissait et miroitait dans les rayons du soleil.

Du cirque parvenaient les acclamations du peuple saluant les grands dignitaires. De temps en temps apparaissaient encore de petites compagnies de prétoriens.Les prêtres des différents sanctuaires vinrent un peu plus tard ; derrière eux se faisaient porter les vierges sacrées de Vesta, précédées de licteurs. Pour commencer le spectacle, on n'attendait plus que César. Et Néron, ne voulant pas abuser de la patience du peuple et désireux de gagner ses bonnes grâces en faisant diligence, apparut bientôt en compagnie de Poppée et des augustans, parmi lesquels, dans la même litière, Pétrone et Vinicius.

Les gardiens et toute la valetaille de l'amphithéâtre étaient aux gages de Vinicius, et il avait été convenu que les bestiaires cacheraient Lygie dans un recoin obscur des cunicules jusqu'à nuit close, et la livreraient ensuite à un fermier du tribun, qui partirait immédiatement avec elle pour les Monts Albains. Pétrone, à qui on avait confié le secret, conseilla à Vinicius de se rendre ouvertement à l'amphithéâtre avec lui, de s'échapper ensuite, à la faveur de la cohue : il descendrait en hâte dans les caveaux où, pour éviter une erreur possible, il désignerait lui-même Lygie aux gardiens.

Les gardiens le firent passer par une petite porte de service et l'un d'eux, nommé Syrus, le conduisit immédiatement auprès des chrétiens. Chemin faisant :

— Seigneur, je ne sais pas si tu trouveras qui tu cherches. Nous nous sommes enquis d'une jeune fille du nom de Lygie, mais personne ne nous a répondu. Toutefois, il est possible qu'on se défie de lions.

Disant, Syrus ouvrit une porte. Ils entrèrent dans une immense salle basse, très obscure, car la lumière n'y avait accès qu'à travers les ouvertures grillées qui la séparaient de l'arène. D'abord, Vinicius ne put rien discerner ; il n'entendit que le murmure confus des voix dans la salle même, des clameurs du peuple qui venaient de l'amphithéâtre. Après un moment, ses yeux, habitués à l'obscurité, virent des groupes d'êtres bizarres, semblables à des loups ou à des ours. C'étaient les chrétiens, que l'on avait cousus dans des peaux de bêtes. Les uns étaient debout, les autres priaient à genoux. Çà et là, de longs cheveux épandus sur la fourrure révélaient que la victime était une femme. Des mères, pareilles à des louves, portaient dans leurs bras des enfants velus. Mais sous les fourrures se voyaient des visages clairs, et, dans l'ombre, les yeux rayonnaient de joie fiévreuse. On sentait que la plupart de ces gens étaient possédés d'une même pensée qui les rendait insensibles à tout ce qui pouvait leur advenir. Certains, questionnés par Vinicius au sujet de Lygie, ne répondaient pas et le regardaient avec des yeux de dormeurs soudain réveillés. D'autres lui souriaient, un doigt sur leurs lèvres, ou bien lui désignaient les barreaux à travers lesquels fusaient des gerbes de clarté. Seuls, des enfants pleuraient, effrayés par le vacarme des bêtes, et par l'aspect animal de leurs parents.

Vinicius marchait à côté de Syrus, regardait les visages, cherchait, questionnait ; parfois il buttait sur les corps de ceux qui s'étaient évanouis dans l'atmosphère étouffante. Soudain, il s'arrêta, car il avait cru entendre le son d'une voix familière. Il revint sur ses pas et, traversant la foule, s'approcha de celui qui parlait. Un flot de lumière tomba sur la tête de l'homme ; dans la clarté, Vinicius reconnut, sous la peau d'un loup, le visage émacié et implacable de Crispus.

— Faites pénitence pour vos péchés, disait Crispus, car l'instant est proche. En vérité, je vous le dis : celui qui se figure que son martyre lui vaudra le rachat de ses fautes, celui-là commet un nouveau péché et sera précipité dans le feu éternel. Chaque péché par vous commis renouvelait le supplice du Seigneur ! Comment osez-vous croire que le supplice qui vous attend puisse être égal à celui qu'a enduré le Rédempteur ? Les justes et les pécheurs mourront aujourd'hui d'une même mort, mais le Seigneur reconnaîtra les siens. Malheur à vous, car les dents des lions déchireront vos corps, mais ne déchireront point vos péchés, ni votre compte avec Dieu ! Le Seigneur a montré assez de mansuétude en se laissant clouer sur la croix ; désormais vous ne trouverez plus en lui que le Juge. Ainsi, vous qui pensiez, par votre supplice, effacer vos péchés, vous blasphémiez la justice de Dieu, et vous serez précipités plus profondément. Voici que vous allez voir face à face le Juge effroyable, devant qui les vertueux pourront à peine trouver gràce. Faites pénitence, car l'enfer vous guette.

Jan Styka - Crispus - 1902

Vinicius se sentit frissonner. Lui qui avait mis tout son espoir dans la miséricorde du Christ, venait d'entendre que la mort même sur l'arène ne suffisait pas pou rmériter la miséricorde. Lumineuse et rapide comme un éclair, passa dans son esprit la pensée que l'Apôtre Pierre eût parlé autrement à ceux qui allaient mourir. Mais les menaces terrifiantes du fanatique Crispus, et cette salle obscure, et l'imminence du supplice, et la multitude des victimes déjà vêtues pour la mort, tout cela emplissait son cœur d'épouvante. Toutes ces choses ensemble lui parurent effroyables et mille fois plus atroces que les plus sanglantes batailles auxquelles il avait pris part. Se souvenant qu'à tout instant on pouvait ouvrir les grilles, il se mit à appeler à voix haute Lygie et Ursus, dans l'espoir qu'à défaut d'eux quelqu'un qui le connût lui répondrait.

En effet, un homme, habillé d'une peau d'ours, le tira par la toge et dit :

— Seigneur, ils sont restés dans la prison. On m'a fait sortir le dernier, et je l'ai vue malade sur sa couche.

— Qui es-tu ? demanda Vinicius.

— Le carrier, dans la hutte de qui l'Apôtre Pierre t'a baptisé, seigneur. On m'a emprisonné il y a trois jours, et je mourrai aujourd'hui.

Vinicius respira.

— Te souviens-tu, seigneur, continua le carrier... c'est. moi qui t'ai conduit dans la vigne de Cornelius, où l'Apôtre prêchait sous un hangar.

— Je m'en souviens.

— Je l'ai vu ensuite; la veille du jour où l'on m'a emprisonné. II m'a donné sa bénédiction et m'a dit qu'il viendrait à l'amphithéatre bénir les suppliciés. Je voudrais le voir au moment de ma mort, et voir le signe de la croix. Alors, il me sera plus facile de mourir. Si tu sais où il se trouve, seigneur, dis-le-moi.

Vinicius baissa la voix et répondit :

— Il est parmi les gens de Pétrone, déguisé en esclave. Je ne sais pas où on les a mis, mais, en prenant place, je les chercherai. Regarde de mon côté, quand vous entrerez sur l'arène : je me lèverai et je tournerai la tête vers eux. Tu pourras le retrouver des yeux.

— Merci, seigneur, que la paix soit avec toi !

— Que le Sauveur te soit miséricordieux.

— Amen.

Vinicius sortit du cunicule et se rendit à l'amphithéâtre, où il prit place à côté de Pétrone, parmi les augustans.

— Elle est là ? demanda Pétrone.

— Non. Elle est restée dans la prison.

— Écoute ce qui m'est encore venu à l'idée mais, en écoutant, regarde, par exemple, du côté de Nigidia, pour que l'on croie que nous parlons de sa coiffure... Tigellin et Chilon nous observent... Fais mettre Lygie dans un cercueil, la nuit, et qu'ils l'enlèvent de la prison comme si elle était morte. Tu te doutes du reste.

— Oui, répondit Vinicius.

Leur conversation fut interrompue par Tullius Sénécion qui se pencha vers eux :

— Vous ne savez pas si l'on donnera des armes aux chrétiens ?

— Nous n'en savons rien, répondit Pétrone.

— Je préférerais qu'on leur en donnât, continua l'autre. Sinon, l'arène ressemble trop tôt à un étal de boucher. Mais quel splendide amphithéâtre !

Le coup d'œil était, en effet, magnifique. Les gradins inférieurs semblaient couverts de neige, tant était compact le blanc fourmillement des toges. Sur le podium doré était assis César, un collier de diamants au cou, une couronne d'or sur la tète ; à côté de lui, l'Augusta, belle et sinistre. Non loin de César avaient pris place les vestales, les grands dignitaires, les sénateurs aux manteaux brodés, les chefs militaires aux armures scintillantes, tout ce qu'il y avait dans Rome de puissant et de magnifique. Aux rangs suivants, les chevaliers. Plus haut, dans tout le pourtour, une mer sombre de têtes humaines, au-dessus desquelles se dressaient des mâts reliés par des guirlandes de roses, de lis, de liserons, de lierre et de pampres. Le peuple causait à voix haute, s'interpellait, chantait, éclatait, à quelque saillie spirituelle, en rires répercutés de gradin en gradin, et trépignait pour hâter le spectacle.

Les trépignements devinrent semblables au grondement du tonnerre et ne s'arrêtèrent plus. Alors le préfet de la Ville, qui avait déjà fait le tour de l'arène en un superbe cortège, donna avec son mouchoir un signal, auquel tout l'amphithéâtre répondit d'un : « Aaa » poussé à l'unisson par des milliers de poitrines.

Le spectacle s'ouvrait d'ordinaire par des chasses au fauve, où excellaient divers barbares du Nord et du Midi. Mais cette fois on commença par les andabates, des gladiateurs coiffés de casques sans ouvertures pour les yeux, et qui allaient se battre à l'aveuglette.

Une douzaine de ces andabates parurent en même temps sur l'arène et se mirent à frapper de leurs glaives dans le vide, tandis que les mastigophores les poussaient les uns vers les autres au moyen de fourches démesurées. Le public élégant contemplait avec calme ce spectacle essentiellement méprisable.. Mais le peuple s'amusait des mouvements maladroits des gladiateurs ; quand il leur arrivait de se rencontrer dos à dos, des rires bruyants éclataient ; on criait « à droite ! », « à gauche ! », « tout droit ! » — les trompant souvent à dessein. Pourtant quelques hommes s'étaient déjà couplés et la lutte commençait à devenir sanglante. Les plus acharnés parmi les adversaires jetaient leurs boucliers, et, soudant dans une étreinte leurs mains gauches, combattaient à mort de leurs mains droites. Ceux qui tombaient levaient les doigts pour implorer la pitié ; mais, au commencement du spectacle, le peuple exigeait d'ordinaire la mort des blessés, surtout quand il s'agissait des andabates, qui, ayant le visage entièrement couvert, restaient pour les spectateurs des inconnus. Peu à peu, le nombre des combattants diminuait ; enfin il n'en resta que deux ; on les poussa l'un vers l'autre ; ils se rencontrèrent, tombèrent sur le sable, et, mutuellement, se lardèrent à mort. Alors, les valets enlevèrent. les cadavres, tandis que des éphèbes ratissaient l'arène pour couvrir les traces sanglantes, et éparpillaient sur le sable des feuilles de safran.

Maintenant, c'était un combat plus grave, qui excitait l'intérêt des gens élégants, et non plus seulement de la plèbe, — combat au cours duquel les jeunes patriciens faisaient souvent des paris énormes et perdaient jusqu'à leur dernier sesterce. Immédiatement, des tablettes circulèrent, de main en main, où l'on inscrivait les noms des favoris et l'enjeu que chacun risquait sur l'homme de son choix. Les vétérans, champions ayant déjà paru sur l'arène et remporté des victoires, avaient le plus grand nombre de partisans ; mais certains joueurs hasardaient aussi de grosses sommes sur des gladiateurs nouveaux et absolument inconnus, espérant des profits énormes. César lui-même pariait, et, avec lui, pariaient les prêtres, les vestales, les sénateurs, les chevaliers et le peuple. Souvent, les gens du commun, après avoir perdu tout leur argent, jouaient leur liberté.

Quand s'éleva la voix stridente des trompes, un silence lourd d'angoisse passa sur l'amphithéâtre. Des milliers d'yeux fixèrent l'huis énorme ; un homme s'en approcha, costumé en Charon, et, dans le silence universel, le heurta par trois fois d'un marteau, comme pour convoquer à la mort les hommes cachés derrière. Puis les deux vantaux s'ouvrirent lentement, découvrant une gueule sombre, d'où bientôt les gladiateurs s'essaimèrent sur l'arène lumineuse.

Jean-Léon Gérôme - Ave Caesar Morituri te Salutant - 1859

Les thraces, les mirmillons, les samnites et les gaulois s'avançaient par groupes distincts de vingt-cinq, tous pesamment armés. Suivalent les rétiaires qui tenaient leur filet d'une main et leur trident de l'autre. Des applaudissements éclatèrent sur quelques bancs, et se changèrent bientôt en un immense et inextinguible feu roulant d'acclamations. Du haut en bas, c'étaient des visages enflammés, des mains claquantes, des bouches ouvertes d'où s'échappaient des clameurs. Les gladiateurs firent le tour de l'arène d'un pas égal et élastique, dans le miroitement des armes et des riches cuirasses, et s'arrêtèrent devant le podium impérial, hautains, calmes et splendides. Le son déchirant du cor fit taire les acclamations. Les combattants, alors, tendirent la main droite et, levant la tête et les veux vers César, psalmodièrent d'une voix traînante :

Ave César imperator,
Morituri te salutant.

Puis ils se dispersèrent en un clin d'œil et se placèrent séparément sur le pourtour de l'arène. Ils devaient s'attaquer par détachements entiers ; mais, d'abord, les plus fameux escrimeurs avaient droit à une série de combats singuliers, où la force, l'adresse et le courage des adversaires se manifestaient plus clairement. Du groupe des gaulois sortit alors Lanio, un champion très connu des assidus de l'amphithéâtre, et victorieux dans maintes rencontres. Avec son grand casque et la cuirasse qui encerclait son torse formidable, il semblait, dans la clarté baignant le sable de l'arène, un immense scarabée coruscant. A sa rencontre s'avancait le non moins fameux rétiaire Calendio.

Parmi les spectateurs, les paris circulèrent :

— Cinq cents sesterces sur le gaulois !

— Cinq cents sur Calendio !

— Par Hercule ! mille !

— Deux mille !

Le gaulois, après avoir atteint le centre de la lice, se mit à reculer, tenant le glaive en ligne, et baissant la tête pour observer attentivement son adversaire à travers les ouvertures de la visière, — cependant que Calendio, léger, sculptural et entièrement nu, à l'exception d'un pagne, évoluait autour de son massif adversaire, agitait avec grâce son filet, levait ou abaissait son trident et chantait la chanson habituelle :

Non te peto, piscem peto,
Quid me fugis, Galle?


Ce n'est pas toi, c'est un poisson que je cherche,
Pourquoi me fuir, Gaulois ?

Mais le gaulois ne fuyait plus : il s'arrêta et, sur place, se mit à virer insensiblement, afin de toujours avoir l'ennemi devant lui.

Son corps et sa tête monstrueuse avaient maintenant quelque chose de terrible. Les spectateurs comprenaient que cette lourde masse bardée d'airain se préparait à une attaque foudroyante et décisive.

Cependant le rétiaire se rapprochait ou s'éloignait de lui par bonds subits, faisant voleter sa triple fourche avec des mouvements si agiles que l'œil les pouvait à peine suivre. Plusieurs fois les dents de la fourche firent sonner le bouclier, mais le gaulois ne broncha pas, donnant ainsi une preuve de sa force gigantesque. Toute son attention semblait concentrée non point sur le trident, mais sur le filet, qui tournoyait au-dessus de sa tête comme un oiseau de mauvais augure. Le souffle suspendu, l'assistance suivait l'admirable jeu des gladiateurs. Lanio choisit enfin son moment et fondit sur l'adversaire ; l'autre détala, avec une prestesse vertigineuse, sous le glaive et le bras tendus, et, se redressant, lança le filet.

Le gaulois fit volte-face, l'arrêta du bouclier, et tous deux bondirent en arrière. L'amphithéâtre clama : «Macte ! » On faisait de nouveaux paris. César lui-même, qui causait avec la vestale Rubria et ne prêtait qu'une médiocre attention au spectacle, tourna la tête vers l'arène.

Eux se remirent à combattre, — si habilement, avec une telle précision dans les gestes, que par instants il semblait que ce ne fût point là pour eux une question de vie ou de mort, mais une occasion de manifester leur adresse. Lanio, ayant esquivé deux fois encore le filet, commença de nouveau à reculer vers le pourtour de l'arène.

Mais alors ceux qui avaient parié contre lui, ne voulant point qu'il se reposât, lui crièrent : « En avant ! » Le gaulois obéit et attaqua. Le bras du rétiaire, soudain, fut inondé de sang et son filet retomba. Lanio se ramassa sur ses jarrets et bondit pour porter le coup terminal. Mais, au même instant, Calendio, qui avait feint de ne plus pouvoir conduire son filet, se pencha de côté, esquiva la pointe, glissa son trident entre les genoux de l'adversaire et l'amena sur le sable.

L'autre voulut se lever, mais, en un clin d'œil, il fut enlacé par le fatal réseau, où, à tout mouvement, ses pieds et ses mains s'empêtraient davantage. La morsure du trident le clouait au sol.

Il fit un effort suprême, s'arc-bouta sur son bras, se roidit, tenta de se dresser, — en vain. Encore, il leva vers sa tête une main défaillante d'où le glaive avait chu, et tomba à la renverse. Des dents de la fourche, Calendio lui chevilla la nuque à terre, et, s'appuyant des deux mains sur le manche, se tourna vers la loge de César.

Jean-Léon Gérôme - Pollice verso - 1872

Le cirque entier était secoué de rugissements humains. Pour ceux qui avaient parié sur Calendio, il était, en ce moment, plus grand que César ; mais, par cela même, avait disparu de leurs cœurs toute animosité à l'égard de Lanio, qui, au prix de son sang, avait empli leurs bourses.

Les désirs du peuple étaient partagés. Sur tous les bancs se voyaient autant de signes de grâce que de signes de mort ; mais le rétiaire ne regardait que la loge de César et des vestales, et attendait leur décision.

Par malheur pour Lanio, Néron ne l'aimait pas : aux derniers jeux, avant l'incendie, il avait parié contre lui, et perdu une grosse somme au profit de Licinius. Il tendit donc la main hors du podium en baissant le pouce. Immédiatement, les vestales l'imitèrent. Alors Calendio mit un genou sur la poitrine du gaulois, tira un coutelas, et, entre-bâillant l'armure de l'adversaire à la hauteur de la nuque, lui planta, jusqu'à la garde, la lame triangulaire dans la gorge. Des voix s'élevèrent :

— Peractum est !

Lanio eut des secousses de bœuf qu'on égorge, laboura le sable de ses pieds, puis se roidit, — et resta inerte.

Mercure n'eut pas besoin de vérifier au fer chaud s'il vivait encore.

Vite, on l'enleva, et d'autres couples parurent, après lesquels, enfin, bouillonna le combat de détachements entiers. Le peuple y prenait part de l'âme, du cœur et des yeux ; il hurlait, rugissait, sifflait, battait des mains, riait, excitait les combattants, et délirait de joie. Sur l'arène, les gladiateurs, en deux groupes, luttaient avec un acharnement fauve : les thorax se heurtaient aux thorax, les corps s'enchevêtraient en de mortelles étreintes, les membres formidables craquaient dans leurs jointures, les glaives se noyaient dans les poitrines et les ventres, les lèvres blémies éjaculaient des torrents de sang. Quelques novices furent saisis, vers la fin, d'une épouvante si intense, que, s'arrachant du chaos, ils galopèrent en déroute ; mais les mastigophores, de leurs fouets aux queues de plomb, les rechassèrent incontinent au fort de la mêlée. Le sable se tavelait. A tout instant, des corps nus et bardés d'airain venaient grossir les rangées, étendues comme des gerbes. Les vivants combattaient sur les cadavres, buttaient contre les armures, contre les boucliers, s'ensanglantaient les pieds aux glaives brisés, et s'écroulaient. Le peuple exultait, s'enivrait de cette orgie de mort, l'aspirait, en rassasiait ses yeux, en refoulait avec volupté les exhalaisons dans sa poitrine...

Enfin, les vaincus furent presque tous couchés morts : seuls, quelques blessés s'agenouillèrent en chancelant au milieu de l'arène et tendirent vers les spectateurs des mains qui demandaient grâce. Aux vainqueurs on distribua des prix, des couronnes, des rameaux d'olivier. Puis, il y eut un moment de répit qui, par ordre du tout-puissant César, se changea en un festin. On alluma les brûle-parfums. Les vaporisateurs firent pleuvoir sur la foule une fine brouée de safran et de violette.On offrait des rafraîchissements, des viandes grillées, des gâteaux doux, des olives et des fruits. Le peuple dévorait, bavardait, et acclamait César afin de l'incliner à une générosité plus grande encore. Et, en effet, quand on eut fini de calmer la faim et la soif, des centaines d'esclaves parurent, portant des corbeilles pleines de cadeaux. Des éphèbes costumés en amours y plongeaient les deux mains, et éparpillaient des objets de toute sorte parmi les bancs. Au moment de la distribution des billets de loterie, il y eut une bagarre : les spectateurs se poussaient, se renversaient, se piétinaient, appelaient au secours, escaladaient des rangées de gradins et s'empilaient en une presse épouvantable ; celui qui avait la chance d'un bon numéro pouvait gagner une maison avec un jardin, un esclave, un vêtement magnifique, ou bien une bête fauve extraordinaire qu'il vendrait ensuite pour les jeux de l'amphithéâtre. Aussi la bousculade était-elle souvent si grande que les prétoriens étaient forcés d'y mettre ordre ; et après chaque distribution, on emportait des gens avec jambes ou bras cassés, et même des cadavres.

Les gens riches ne prenaient point part à la course aux billets de loterie. Les augustans, cette fois-ci, se divertissaient au spectacle de Chilon et raillaient les inutiles efforts du Grec, désireux de prouver au public qu'il était, tout comme un autre, capable de regarder un combat et de voir couler le sang.

En vain l'infortuné fronçait les sourcils, en vain il se mordait les lèvres et serrait les poings jusqu'à s'enfoncer les ongles dans les paumes : son tempérament hellène, aussi bien que sa poltronnerie personnelle, ne supportaient point de pareils spectacles. Sa face avait blêmi, son front s'était emperlé de gouttes de sueur, et, les yeux enfoncés profondément, les dents claquantes, les lèvres bleuâtres, il s'était affaissé sur son siège avec des soubresauts spasmodiques.

La première partie du spectacle était terminée. On quittait les places pour aller dans les couloirs se dégourdir les jambes et causer.

— Eh bien, Grec ! la vue de la peau déchirée t'est donc si insupportable ? disait Vatinius à Chilon, en le tirant par la barbe.

Chilon montra, en un rictus, les deux dents jaunâtres qui lui restaient.

— Mon père n'était pas savetier, et ne m'a pas appris à la rapiécer, répliqua-t-il.

— Macte ! Habet ! crièrent quelques voix.

Mais les autres continuaient à railler :

— Ce n'est pas sa faute s'il a pour coeur un fromage ! s'écria Sénécion.

— Ce n'est pas ta faute, si pour tête tu as une vessie : lança Chilon.

— Peut-être deviendras-tu gladiateur ! tu ferais bien, sur l'arène, avec un filet, par exemple.

— Si je te prenais, toi, dans mon filet, je prendrais une bête puante.

— Et comment cela va-t-il se passer avec les chrétiens? demanda Festus de Ligurie. Tu ne voudrais pas être un chien et les mordre ?

— Je ne voudrais pas être ton frère.

— Eh ! va donc, lèpre de Mæotée !

— Va donc, mule de Ligurie

— La peau te démange. ça se voit ! Mais je ne te conseille pas de me prier de te gratter.

— Gratte-toi toi-même. Si tu arraches tes dartres. tu auras détruit ce qu'il y a de meilleur en toi !

Et ils le malmenaient ainsi ; lui, au milieu de l'hilarité générale, leur rendait invective pour invective. César battait des mains, répétait : « Macte! » et excitait les railleurs. Pétrone s'approcha du Grec et, lui touchant l'épaule de sa frêle canne d'ivoire sculpté, dit froidement :

— Fort bien, philosophe : mais tu as fait une grosse erreur : les dieux t'ont créé coupeur de bourses et tu t'es improvisé démon. Voilà pourquoi tu ne tiendras pas jusqu'au bout.

Le vieillard le regarda de ses yeux rouges, mais ne trouva pas, cette fois, d'insulte toute prête. Il se tut un moment, puis répondit avec une sorte d'effort :

— Je tiendrai jusqu'au bout...

Le son des trompes annonça la fin de l'entre-temps. Il y eut un mouvement général, et commencèrent les coutumières algarades au sujet des sièges occupés auparavant. Les sénateurs et les patriciens se hâtaient vers leurs places. Peu à peu la rumeur s'apaisait ; l'amphithéâtre se tassait. Sur l'arène parurent des valets qui, çà et là, émiettèrent de leurs râteaux de petits tas de sable encore agglutinés par le sang.

C'était maintenant le tour des chrétiens. Le spectacle était nouveau pour la foule ; nul ne savait comment ils se comporteraient. On espérait des scènes extraordinaires. Pourtant, l'hostilité se peignait sur tous les visages : ceux qui allaient paraître étaient des gens qui avaient brûlé Rome et ses trésors séculaires. Ces gens se nourrissaient du sang des petits enfants, ils empoisonnaient les fontaines, ils exécraient le genre humain et perpétraient des crimes infâmes. A la haine populaire, les plus effroyables punitions semblaient encore insuffisantes. Et on avait peur seulement que le supplice n'égalât point les forfaits de ces sinistres condamnés.

Le soleil était monté très haut dans le ciel, et ses rayons, filtrés par le velarium de pourpre, emplissaient maintenant l'amphithéâtre d'une clarté sanglante, et faisaient flamboyer le sable. De ces clartés, de ces visages, du vide de cette lice qui, dans un moment, allait s'emplir de torture humaine et de bestiale fureur quelque chose de terrifiant émanait. L'atmosphère semblait imprégnée d'épouvante et de mort. La foule, joyeuse d'ordinaire, s'opiniâtrait à un mutisme haineux. Les visages avaient une expression implacable.

Le préfet fit un signe, et le même vieillard habillé en Charon apparut sur l'arène, la traversa lentement et, dans un silence sourd, heurta la porte, par trois fois, de son marteau.

Dans l'amphithéâtre, une rumeur s'éleva :

— Les chrétiens ! ... les chrétiens ! ...

Les grilles de fer grincèrent ; dans les couloirs obscurs gronda le cri habituel des mastigophores : « Sur le sable, » et, en un clin d'œil, l'arène se peupla comme d'un troupeau de sylvains.

Tous couraient avec une rapidité fiévreuse et, arrivés au centre, s'agenouillaient les uns auprès des autres, levant les mains.

Le peuple, jugeant qu'ils imploraient sa pitié, fut pris de fureur à la vue d'une telle poltronnerie : on se mit à trépigner, à siffler, à jeter dans l'arène des récipients vides, des os rongés, et à vociférer : « Les bêtes ! Lâchez les bêtes ! ... »

Mais, soudain, une chose inattendue se passa. Du centre de la bande hirsute des voix montèrent, qui chantaient ; et l'hymne résonna, que pour la première fois entendait un cirque romain :

« Christus regnat ! ... »

Le peuple resta stupide. Les condamnés chantaient, les yeux levés vers le velarium. Leurs visages étaient pâles, mais semblaient inspirés. Tous comprirent que ces hommes ne demandaient point grâce et qu'ils ne voyaient ni le cirque, ni le peuple, ni le Sénat, ni César. Leur Christus regnat retentissait, de plus en plus sonore, et, du haut en bas des bancs, dans les rangées profondes, plus d'un spectateur se demandait : « Qui est-il, ce Christus qui règne dans la bouche de ces gens qui vont mourir? »

Mais on ouvrit une nouvelle grille ; et dans l'arène se ruèrent, en un élan sauvage, des troupeaux entiers de chiens : de gigantesques molosses fauves du Péloponèse, des chiens zébrés des Pyrénées, et des griffons d'Hibernie, semblables à des loups, tous affamés à dessein, les flancs creux et les yeux sanglants. Les hurlements et les grognements emplirent tout l'amphithéâtre : les chrétiens, ayant fini leur hymne, restaient à genoux, immobiles et comme pétrifiés, gémissant à l'unisson : « Pro Christo ! Pro Christo ! »

Flairant des hommes sous les peaux de bêtes et étonnés de leur immobilité, les chiens n'osèrent point fondre immédiatement sur eux. Les uns cherchèrent à escalader les cloisons des loges, d'autres galopèrent autour de l'arène, en clabaudant comme s'ils poursuivaient quelque invisible gibier. Le peuple se fâcha. Des milliers de voix vociférèrent : certains spectateurs imitaient le rugissement des fauves ; d'autres aboyaient comme des chiens ; d'autres enfin excitaient les bêtes dans toutes les langues. L'amphithéâtre fut secoué de clameurs. Les chiens irrités bondissaient vers les hommes à genoux, puis reculaient encore, en faisant claquer leurs mâchoires. Enfin, un molosse enfonça ses crocs dans l'épaule d'une femme agenouillée devant les autres, et l'écrasa de sa masse.

Alors, des dizaines de chiens se ruèrent dans le tas, comme à travers une brèche. La foule cessa de rugir, pour regarder plus attentivement : parmi les hurlements et les râles s'élevaient encore des voix plaintives d'hommes et de femmes : Pro Christo ! Pro Christo ! tandis que sur l'arène se tordaient des noeuds convulsés de formes humaines et canines. Le sang coulait à torrents des corps dépecés. Les chiens s'arrachaient des membres ensanglantés. L'odeur du sang et des intestins avait étouffé les parfums d'Arabie et emplissait tout le cirque.

Enfin, on ne vit plus que çà et là des gens à genoux. El bientôt ceux-ci même furent noyés dans un grouillement de grappes hurlantes.

Au moment où les chrétiens entraient dans l'arène, Vinicius s'était levé pour se tourner, ainsi qu'il l'avait promis au carrier, du côté où parmi les gens de Pétrone était caché l'Apôtre. Puis il se rassit et resta immobile avec, dans un visage mortuaire, des yeux vitrifiés qui regardaient l'épouvantable spectacle. Au premier instant, la pensée que le carrier avait pu se tromper, que Lygie se trouvait peut-être parmi les victimes, l'avait paralysé complètement. Mais quand il entendit les voix : Pro Christo ! quand il vit le supplice de victimes innombrables, qui toutes, en mourant, confessaient leur foi et glorifiaient, leur Dieu, une autre sensation s'empara de lui, une sensation aussi torturante que la plus terrible douleur, et qu'il ne pouvait étouffer : si le Christ lui-même était mort dans le supplice, si maintenant des milliers périssaient en son nom, si le sang coulait ainsi qu'une mer,— alors, une goutte de plus n'était rien, — rien ! Et c'était même un péché de demander grâce ! Cette pensée montait vers lui de l'arène. l'envahissait avec les râles des martyrs, avec l'odeur de leur sang. Pourtant, il priait encore, il répétait, les lèvres sèches : « Christ ! Christ ! ton Apôtre aussi prie pour elle ! » Ensuite il perdit conscience et oublia où il se trouvait. II lui sembla seulement que le sang se gonflait comme une marée montante, allait déborder le cirque et inonder Rome entière. Il n'entendait plus ni les hurlements des chiens, ni les clameurs du peuple, ni les voix des augustans qui, subitement, crièrent :

— Chilon s'est évanoui !

— Chilon s'est évanoui ! répéta Pétrone, se tournant du côté du Grec.

Celui-ci, en effet, blanc comme un linge, était assis, la tête renversée, la bouche béante, et semblait un cadavre.

A ce moment on poussa dans l'arène de nouvelles fournées de victimes, affublées de peaux de bêtes. Comme les précédentes, elles s'agenouillèrent immédiatement. Mais les chiens, à bout de forces, refusaient de les déchirer. Quelques bêtes seulement se jetèrent sur les plus rapprochées d'entre les victimes ; les autres se couchèrent, levèrent des gueules d'où s'égouttait le sang et se mirent à haleter lourdement, avec des soubresauts de côtes pantelantes.

Alors, le peuple, inquiet au fond de l'âme, mais ivre de carnage et emporté par la démence, poussa des cris stridents :

— Les lions ! Les lions ! lâchez les lions ! ...

Les lions étaient réservés pour le lendemain ; mais, dans les amphithéâtres, le peuple imposait sa volonté à tout le monde, même à César. Caligula seul, insolent autant que versatile dans ses lubies, osait y contredire, et parfois faisait bâtonner la foule ; mais le plus souvent il cédait, lui aussi. Quant à Néron, les acclamations lui étaient plus précieuses que tout au monde, et il ne luttait jamais. Cette fois il lutta d'autant moins qu'il fallait apaiser les foules exaspérées par l'incendie, et qu'il s'agissait des chrétiens, auxquels il voulait faire endosser la responsabilité du désastre.

Il fit donc signe que l'on ouvrît le cunicule, ce que voyant la foule s'apaisa immédiatement. On entendit le grincement des grilles, derrière lesquelles se trouvaient les lions. A leur vue, les chiens se massèrent à l'opposite, avec des glapissemenls étouffés ; eux surgirenl un à un sur l'arène, fauves et énormes, avec de grandes têtes embroussaillées. César lui-même tourna vers eux son visage ennuyé, et approcha l'émeraude de son oell, afin de les mieux voir. Les angustans saluèrent les lions d'applaudissements ; la multitude les comptait sur les doigts, épiant d'un œil avide l'impression qu'ils produisaient sur les chrétiens agenouillés au centre et qui de nouveau répétaient leur : Pro Christo, pro Christo ! — vide de sens pour beaucoup, et obsédant pour tous.

Jean-Léon Gérôme - Dernières prières des martyrs chrétiens - 1883

Les lions, bien qu'affamés, ne se hâtaient point vers les victimes. Les rougeâtres reflets qui inondaient le sable leur troublaient la vue, et ils clignaient des paupières, éblouis. Quelques-uns étendaient paresseusement leurs membres jaunâtres, d'autres ouvraient la gueule et bâillaient, comme pour montrer leurs crocs. Mais peu à peu l'odeur du sang et des corps dépecés qui s'amoncelaient sur l'arène agit sur eux. Bientôt, leurs mouvements devinrent nerveux, leurs crinières se hérissèrent, leurs naseaux renâclèrent bruyamment. Un lion bondit soudain vers le cadavre d'une femme au visage déchiqueté et, lui mettant sur le corps ses pattes de devant, se mit, de sa langue râpeuse, à lécher les caillots durcis. Un autre s'approcha d'un chrétien qui tenait dans ses bras un enfant cousu dans une peau de daim.

L'enfant, secoué de sanglots et de cris, se cramponnait convulsivement son à père, qui, voulant lui conserver la vie ne fût-ce qu'un instant, s'efforçait de l'arracher de son cou, afin de le tendre à ceux qui se trouvaient derrière. Mais les cris et les efforts irritèrent le lion ; il émit un rugissement rauque et bref, écrasa l'enfant d'un coup de patte et saisit dans sa gueule le crâne du père qu'il broya.

Alors, tous les fauves fondirent sur le tas des chrétiens. Quelques femmes ne purent retenir des cris d'épouvante, qu'étouffèrent les applaudissements du peuple, bientôt taris à leur tour par le désir de tout voir. Et l'on vit des choses effroyables,— des têtes sombrant complètement dans des gueules béantes, des poitrines ouvertes en travers d'un seul coup de croc, des cœurs et des poumons évulsés ; et l'on entendit les os qui craquaient avec fracas sous les mâchoires. Des lions. saisissant leurs victimes par les côtes ou le dos, se ruaient en bonds affolés par l'arène, comme s'ils eussent cherché, pour les dévorer, un endroit obscur ; d'autres se battaient, cabrés et s'étreignant ainsi que des lutteurs, et emplissaient l'amphithéâtre de tonnerre. Les gens se levaient de leurs places, quelques-uns quittaient leurs sièges, dévalaient vers les rangs inférieurs, pour mieux voir, et s'y écrasaient à mort. Il semblait que finalement la foule forcenée fondrait sur l'arène et se mettrait à déchirer avec les lions.

Par instants, on entendait des cris inhumains ; par instants. des acclamations ; par instants, des rugissements, des grondements, et des claquements de crocs, et les hurlements des chiens. Et, par instants, on n'entendait que gémir...

Jean-Léon Gérôme - La rentrée des félins - 1902

César, son émeraude à la hauteur de l'œil, regardait avec attention. Le visage de Pétrone exprimait le dégoût et le mépris. Chilon avait déjà été emporté.

Mais le cunicule vomissait sur la lice des victimes toujours nouvelles.

Debout au dernier rang de l'amphithéâtre, l'Apôtre Pierre les contemplait. Personne ne le regardait, car toutes les têtes étaient tournées vers l'arène. Il se leva. Et de même que, jadis, il avait, dans la vigne de Cornelius, béni pour la mort et pour l'éternité ceux que l'on allait emprisonner, — ainsi, maintenant, Pierre bénissait de la croix les victimes agonisantes sous la dent des fauves, — il bénissait leur sang et leur supplice, — il bénissait les cadavres, changés en blocs informes, et les âmes qui s'envolaient loin du sable sanglant. Et quelques-uns levaient vers lui leurs yeux ; alors, leurs visages s'irradiaient ; ils souriaient en voyant au-dessus de leurs têtes, là-haut, le signe de la croix. Lui sentait son cœur se déchirer :

— Seigneur ! disait-il, que ta volonté soit faite ! C'est pour Ta gloire, qu'en témoignage de la vérité périssent ces brebis qui sont miennes ! Tu m'as dit : Pais mes brebis ! Et, maintenant, je te les rends, Seigneur, et Toi, ô mon Dieu, compte-les, prends-les auprès de Toi, guéris leurs plaies, apaise leurs souffrances, et donne-leur plus de bonheur encore qu'elles n'ont ici-bas enduré de tortures.

Mais soudain, César, par acharnement, ou bien par désir de surpasser tout ce qui s'était vu à Rome jusqu'alors, chuchota quelques mots au préfet ; celui-ci quitta l'estrade et se rendit en hâte aux cunicules.

Jan Styka - Les chrétiens aux lions - 1902

Et la foule elle-même fut stupéfaite quand elle vit les grilles s'ouvrir à nouveau. Alors furent lancées les bêtes les plus diverses : des tigres de l'Euphrate, des panthères de Numidie, des ours, des loups, des hyènes et des chacals. L'arène entière fut inondée d'un flot mouvant de pelages tachetés ou rayés, — jaunâtres, brunâtres ou fauves. Il se fit un chaos où l'œil ne distinguait plus qu'un effroyable et grouillant tourbillon d'échines bestiales. Le spectacle perdit toute apparence de réalité. C'en était trop ! Parmi les rugissements, les hurlements, les grognements, fusa çà et là, des bancs des spectateurs, le rire strident et spasmodique de femmes dont les forces, enfin, étaient épuisées. Des gens eurent peur. Les visages s'enténébrèrent. Des voix nombreuses crièrent : « Assez ! Assez ! »

Mais il était plus facile de lâcher les bêtes que de les chasser de l'arène. César néanmoins avait trouvé, pour nettoyer la piste, un moyen qui était en même temps une nouvelle distraction pour le peuple. Dans tous les passages, entre les bancs, apparurent, des arcs à la main, des groupes de nègres de Numidie, avec des pendants d'oreilles et des plumes dans les cheveux. Le peuple devina ce qui allait suivre et les salua par des cris de contentement. Les Numides s'approchèrent du pourtour et, apposant des flèches aux cordes tendues, se mirent à percer la sauvage grouillée. C'était en effet un spectacle nouveau. Les corps d'ébène aux formes souples se renversaient en arrière, bandant les arcs sans relâche et décochant une grêle de dards. Le ronflement des cordes et le frissement des traits empennés se mariaient au hurlement des bêtes et aux cris d'admiration des spectateurs. Les loups, les panthères, les ours, et ce qui restait d'hommes encore vivants, tout s'effondrait côte à côte. Çà et là un lion, sentant dans son flanc la morsure d'un dard, tournait d'un mouvement brusque sa gueule ridée de fureur, afin de saisir et de broyer le bois. D'autres gémissaient de douleur. Les menues bêtes, en une panique effroyable, parcouraient aveuglément l'arène, ou bien se heurtaient la tête contre les barreaux. Cependant les flèches ronflaient sans trêve, et bientôt tout ce qui vivait s'affaissa dans les dernières secousses de l'agonie.

Alors, sur la lice se ruèrent des centaines d'esclaves armés de bêches, de pelles, de balais, de brouettes, de corbeilles pour ramasser, emporter les intestins, et de sacs remplis de sable. Bientôt la piste entière fourmilla de leur activité fiévreuse. En un clin d'œil on eut enlevé les cadavres, nettoyé le sang et les excrémenls, labouré, ratissé, et couvert l'arène d'une forte couche de sable sec. Cela fait, des amours s'élancèrent qui éparpillèrent des pétales de roses et de lis. On alluma à nouveau les encensoirs et l'on relira le velarium, car le soleil était déjà considérablement descendu.

La foule se regardait avec étonnement, se demandant quel spectacle l'attendait encore ce jour-là.

Un spectacle l'attendait, auquel personne n'était préparé : César, qui depuis un certain temps avait quitté l'estrade, apparut soudain sur l'arène fleurie, vêtu de pourpre et couronné d'or. Douze chanteurs le suivaient, armés de cithares. Lui, un luth d'argent à la main, s'avança d'un pas solennel jusqu'au centre, salua à plusieurs reprises, et leva les yeux au ciel. Un moment il resta ainsi, comme pour attendre l'inspiration, puis, frappant les cordes, il commença :

O fils de Latone, divin Rayonnant,
Roi de Ténède et Chios, roi de Chryse.
Qui sous ton égide avais pris
Ilion, la ville sacrée...
Au courroux des Atrides pourquoi
La livrer ?... et souffrir. ô Sminthée,
Que sur les autels sacro-saints.
Fumants à Ta gloire éternelle
Jaillisse le sang des Troyens ? ...
Que sur tes autels rejaillisse le sang-!...
O Toi qui lances au loin la flèche d'argent,
Vers toi des vieillards les mains vénérables
S'élevèrent... Vers toi des mères les cris.
Implorateurs de pitié.
Mais, plus dur que le roc, ton cœur fut, ô Sminthée,
Inclément à l'humaine douleur

Le chant se muait peu à peu en une élégie plaintive et remplie de douleur. Le cirque s'était tu. César reprit son hymne :

De la voix de ta lyre divine, tu as
Couvert les prières, les cris, les soupirs,
Insensible Sminthée ! Mais, encore aujourd'hui,
L'œil, ainsi qu'une fleur qu'emperla la rosée,
De larmes s'abreuve, ô douleur !
Quand, au son de mon hymne soudain ressurgit
Du lugubre linceul de ses ruines anciennes
Le jour d'épouvante, le jour d'incendie...
Sminthée ! — où était Sminthée en ce jour ?...

La voix de Néron se brisa, et ses yeux s'humectèrent. Aux cils des vestales brillèrent des larmes ; le peuple qui écoutait, muet, éclata soudain en une interminable tempête d'applaudissements.

Cependant, du dehors, par les vomitoires, ouverts pour l'aération de l'amphithéâtre, parvenait le grincement des tombereaux où l'on déposait les restes sanglants des chrétiens, des hommes, des femmes et des enfants, afin de les transporter vers les épouvantables fosses communes.

Et l'Apôtre Pierre saisit de ses deux mains sa tête blanche et tremblante, et s'écria en son âme :

— Seigneur ! Seigneur ! A quel homme as-tu confié l'empire du monde ! Et pourquoi veux-tu que Ta Ville soit créée en cette ville ?

Jan Styka - Édition Flammarion, 1901-1904