Troisième partie, chapitre 15 - Les jeux matutinaux |
Avant que les Flaviens eussent édifié le
Colisée, la plupart des amphithéâtres
romains étaient construits en bois. Aussi avaient-ils
presque tous flambé au cours du dernier incendie. Pour
donner les jeux promis au peuple, Néron fit élever
plusieurs cirques, dont un gigantesque, pour lequel on avait
fait venir des versants de l'Atlas de formidables troncs
d'arbres. Des milliers d'artisans travaillaient jour et nuit
à cette construction dont les célèbres
architectes Severus et Celer avaient dressé les plans ;
on bâtissait et décorait sans relâche. Le
peuple disait merveilles des appuis incrustés de bronze,
d'ambre, d'ivoire, de nacre et d'écaille.
Des canaux remplis de l'eau glacée des montagnes devaient
longer les sièges et maintenir par tout l'édifice
une fraîcheur agréable. Un immense velarium pourpre
garantissait du soleil. Entre les rangées de
sièges, on avait disposé des cassolettes pour les
aromes d'Arabie. Un dispositif ingénieux permettait de
faire pleuvoir sur les spectateurs une rosée de safran et
de verveine.
Le jour où devaient commencer les jeux matutinaux, des
multitudes de badauds attendaient dès l'aurore
l'ouverture des portes, écoutant avec une joie profonde
le rugissement des lions, le râle enroué des
panthères et le hurlement des chiens. Les bêtes
n'avaient point mangé depuis deux jours ; l'on faisait
passer devant leurs cages des quartiers de viande saignante afin
de surexciter en elles la fureur et la faim. Par moments, les
cris des fauves éclataient en une tempête si
effroyable, que les gens qui se tenaient devant le cirque ne
s'entendaient plus parler.
Dès le lever du jour s'élevèrent dans l'enceinte même du cirque des hymnes sonores et calmes ; on écoutait avec stupéfaction, en répétant : «Les chrétiens, les chrétiens ! » En effet, ils avaient été transférés à l'amphithéâtre en grandes masses, pendant la nuit, et pris non point dans une seule prison, comme d'abord on voulait faire, mais réquisitionnés dans chacune d'elles. Les voix d'hommes, de femmes et d'enfants qui chantaient l'hymne matinale étaient très nombreuses, et les connaisseurs prétendaient que les bêtes se fatigueraient, se rassasieraient et seraient incapables de mettre tout ce monde en pièces. D'autres assuraient qu'un trop grand nombre de victimes paraissant à la fois dans l'arène éparpillait l'attention et ne permettait point de jouir convenablement du spectacle. A mesure qu'approchait le moment où allaient être ouverts les vomitoires, le peuple s'animait, devenait joyeux et discutait des choses du cirque. Des partis se formaient, qui prônaient la plus grande habileté des lions ou bien des tigres dans l'art de déchirer les hommes. Çà et là, on concluait des paris. On dissertait sur les gladiateurs qui devaient précéder les chrétiens dans l'arène, et, tandis que les uns prenaient parti pour les Samnites ou les Gaulois, les autres soutenaient la chance des mirmillons, des Thraces ou des rétiaires. De grand matin, des détachements de gladiateurs, conduits par leurs maîtres, les lanistes, commencèrent d'affluer à l'amphithéâtre.
Ne voulant point se fatiguer avant l'heure, ils
s'avançaient sans armes, souvent même
complètement nus, couronnés de fleurs, el
des rameaux verts à la main, Jeunes, beaux dans
la matinale lumière, pleins de vie. Leurs corps,
resplendissants d'huile, formidables, et tels que des
blocs de granit, ravissaient d'aise le peuple, grand
admirateur des formes. Leurs noms étaient connus
de la foule : « Salut, Furnius ! salut, Leo !
salut, Maxime ! salut, Diomède ! » Les
jeunes filles levaient sur eux des yeux d'amour. Eux
choisissaient les plus belles et, comme si nul souci
n'eût pesé sur leurs têtes, leur
adressaient des plaisanteries, leur envoyaient des
baisers, ou bien disaient : « Prends-moi, avant
que la mort me prenne ! » Puis ils
disparaissaient derrière les portes d'où
plus d'un ne devait pas ressortir.
A chaque instant, des aspects nouveaux sollicitaient
l'attention de la foule. Derrière les
gladiateurs s'avançaient les mastigophores, dont
la mission était de fouetter et d'exciter les
adversaires. Ensuite passèrent des mulets
traînant vers le spoliaire des files de chariots
où s'échafaudaient des cercueils. Le
peuple se réjouissait à cette vue,
concluant du nombre des cercueils à
l'énormité du spectacle. Puis, venaient
costumés tous de façon à
représenter Charon ou Mercure, les hommes qui
achevaient les blessés ; puis ceux qui
veillaient à l'ordre dans l'enceinte même
du cirque et désignaient les sièges ;
puis les esclaves qui devaient servir les mets et les
rafraîchissements ; et enfin les
prétoriens, que chaque empereur avait toujours
à sa disposition dans
l'amphithéâtre. On ouvrit les vomitoires,
et le peuple s'engouffra. Mais la multitude
était si grande, que, durant des heures, elle
coula, intarissable. Les rugissements des bêtes,
qui flairaient les exhalaisons humaines,
s'étaient accrus encore à l'ouverture des
portes, le peuple, en prenant. place à
l'intérieur du cirque, grondait comme les flots
dans la tourmente. |
Jan Styka - Édition Flammarion 1901-1904 |
Enfin arriva le préfet de Rome avec ses vigiles, puis les
litières des sénateurs, des consuls, des
préteurs, des édiles, des fonctionnaires du
palais, des chefs de la garde prétorienne, des patriciens
et des femmes élégantes.
Les dorures des litières, les vêtements blancs et
bariolés, les pendants d'oreille, les bijoux, les plumes.
les haches des licteurs, tout cela resplendissait et miroitait
dans les rayons du soleil.
Du cirque parvenaient les acclamations du peuple saluant les
grands dignitaires. De temps en temps apparaissaient encore de
petites compagnies de prétoriens.Les prêtres des
différents sanctuaires vinrent un peu plus tard ;
derrière eux se faisaient porter les vierges
sacrées de Vesta, précédées de
licteurs. Pour commencer le spectacle, on n'attendait plus que
César. Et Néron, ne voulant pas abuser de la
patience du peuple et désireux de gagner ses bonnes
grâces en faisant diligence, apparut bientôt en
compagnie de Poppée et des augustans, parmi lesquels,
dans la même litière, Pétrone et
Vinicius.
Les gardiens et toute la valetaille de
l'amphithéâtre étaient aux gages de
Vinicius, et il avait été convenu que les
bestiaires cacheraient Lygie dans un recoin obscur des cunicules
jusqu'à nuit close, et la livreraient ensuite à un
fermier du tribun, qui partirait immédiatement avec elle
pour les Monts Albains. Pétrone, à qui on avait
confié le secret, conseilla à Vinicius de se
rendre ouvertement à l'amphithéâtre avec
lui, de s'échapper ensuite, à la faveur de la
cohue : il descendrait en hâte dans les caveaux où,
pour éviter une erreur possible, il désignerait
lui-même Lygie aux gardiens.
Les gardiens le firent passer par une petite porte de service
et l'un d'eux, nommé Syrus, le conduisit
immédiatement auprès des chrétiens. Chemin
faisant :
— Seigneur, je ne sais pas si tu trouveras qui tu
cherches. Nous nous sommes enquis d'une jeune fille du nom de
Lygie, mais personne ne nous a répondu. Toutefois, il est
possible qu'on se défie de lions.
Disant, Syrus ouvrit une porte. Ils entrèrent dans une
immense salle basse, très obscure, car la lumière
n'y avait accès qu'à travers les ouvertures
grillées qui la séparaient de l'arène.
D'abord, Vinicius ne put rien discerner ; il n'entendit que le
murmure confus des voix dans la salle même, des clameurs
du peuple qui venaient de l'amphithéâtre.
Après un moment, ses yeux, habitués à
l'obscurité, virent des groupes d'êtres bizarres,
semblables à des loups ou à des ours.
C'étaient les chrétiens, que l'on avait cousus
dans des peaux de bêtes. Les uns étaient debout,
les autres priaient à genoux. Çà et
là, de longs cheveux épandus sur la fourrure
révélaient que la victime était une femme.
Des mères, pareilles à des louves, portaient dans
leurs bras des enfants velus. Mais sous les fourrures se
voyaient des visages clairs, et, dans l'ombre, les yeux
rayonnaient de joie fiévreuse. On sentait que la plupart
de ces gens étaient possédés d'une
même pensée qui les rendait insensibles à
tout ce qui pouvait leur advenir. Certains, questionnés
par Vinicius au sujet de Lygie, ne répondaient pas et le
regardaient avec des yeux de dormeurs soudain
réveillés. D'autres lui souriaient, un doigt sur
leurs lèvres, ou bien lui désignaient les barreaux
à travers lesquels fusaient des gerbes de clarté.
Seuls, des enfants pleuraient, effrayés par le vacarme
des bêtes, et par l'aspect animal de leurs parents.
Vinicius marchait à côté de Syrus,
regardait les visages, cherchait, questionnait ;
parfois il buttait sur les corps de ceux qui
s'étaient évanouis dans
l'atmosphère étouffante. Soudain, il
s'arrêta, car il avait cru entendre le son d'une
voix familière. Il revint sur ses pas et,
traversant la foule, s'approcha de celui qui parlait.
Un flot de lumière tomba sur la tête de
l'homme ; dans la clarté, Vinicius reconnut,
sous la peau d'un loup, le visage émacié
et implacable de Crispus.
— Faites pénitence pour vos
péchés, disait Crispus, car l'instant est
proche. En vérité, je vous le dis : celui
qui se figure que son martyre lui vaudra le rachat de
ses fautes, celui-là commet un nouveau
péché et sera précipité
dans le feu éternel. Chaque péché
par vous commis renouvelait le supplice du Seigneur !
Comment osez-vous croire que le supplice qui vous
attend puisse être égal à celui
qu'a enduré le Rédempteur ? Les justes et
les pécheurs mourront aujourd'hui d'une
même mort, mais le Seigneur reconnaîtra les
siens. Malheur à vous, car les dents des lions
déchireront vos corps, mais ne
déchireront point vos péchés, ni
votre compte avec Dieu ! Le Seigneur a montré
assez de mansuétude en se laissant clouer sur la
croix ; désormais vous ne trouverez plus en lui
que le Juge. Ainsi, vous qui pensiez, par votre
supplice, effacer vos péchés, vous
blasphémiez la justice de Dieu, et vous serez
précipités plus profondément.
Voici que vous allez voir face à face le Juge
effroyable, devant qui les vertueux pourront à
peine trouver gràce. Faites pénitence,
car l'enfer vous guette. |
Jan Styka - Crispus - 1902 |
Vinicius se sentit frissonner. Lui qui avait mis tout son espoir
dans la miséricorde du Christ, venait d'entendre que la
mort même sur l'arène ne suffisait pas pou
rmériter la miséricorde. Lumineuse et rapide comme
un éclair, passa dans son esprit la pensée que
l'Apôtre Pierre eût parlé autrement à
ceux qui allaient mourir. Mais les menaces terrifiantes du
fanatique Crispus, et cette salle obscure, et l'imminence du
supplice, et la multitude des victimes déjà
vêtues pour la mort, tout cela emplissait son cœur
d'épouvante. Toutes ces choses ensemble lui parurent
effroyables et mille fois plus atroces que les plus sanglantes
batailles auxquelles il avait pris part. Se souvenant
qu'à tout instant on pouvait ouvrir les grilles, il se
mit à appeler à voix haute Lygie et Ursus, dans
l'espoir qu'à défaut d'eux quelqu'un qui le
connût lui répondrait.
En effet, un homme, habillé d'une peau d'ours, le tira
par la toge et dit :
— Seigneur, ils sont restés dans la prison. On m'a
fait sortir le dernier, et je l'ai vue malade sur sa
couche.
— Qui es-tu ? demanda Vinicius.
— Le carrier, dans la hutte de qui l'Apôtre Pierre
t'a baptisé, seigneur. On m'a emprisonné il y a
trois jours, et je mourrai aujourd'hui.
Vinicius respira.
— Te souviens-tu, seigneur, continua le carrier... c'est.
moi qui t'ai conduit dans la vigne de Cornelius, où
l'Apôtre prêchait sous un hangar.
— Je m'en souviens.
— Je l'ai vu ensuite; la veille du jour où l'on m'a
emprisonné. II m'a donné sa
bénédiction et m'a dit qu'il viendrait à
l'amphithéatre bénir les suppliciés. Je
voudrais le voir au moment de ma mort, et voir le signe de la
croix. Alors, il me sera plus facile de mourir. Si tu sais
où il se trouve, seigneur, dis-le-moi.
Vinicius baissa la voix et répondit :
— Il est parmi les gens de Pétrone, déguisé en esclave. Je ne sais pas où on les a mis, mais, en prenant place, je les chercherai. Regarde de mon côté, quand vous entrerez sur l'arène : je me lèverai et je tournerai la tête vers eux. Tu pourras le retrouver des yeux.
— Merci, seigneur, que la paix soit avec toi !
— Que le Sauveur te soit miséricordieux.
— Amen.
Vinicius sortit du cunicule et se rendit à
l'amphithéâtre, où il prit place à
côté de Pétrone, parmi les augustans.
— Elle est là ? demanda Pétrone.
— Non. Elle est restée dans la prison.
— Écoute ce qui m'est encore venu à
l'idée mais, en écoutant, regarde, par exemple, du
côté de Nigidia, pour que l'on croie que nous
parlons de sa coiffure... Tigellin et Chilon nous observent...
Fais mettre Lygie dans un cercueil, la nuit, et qu'ils
l'enlèvent de la prison comme si elle était morte.
Tu te doutes du reste.
— Oui, répondit Vinicius.
Leur conversation fut interrompue par Tullius
Sénécion qui se pencha vers eux :
— Vous ne savez pas si l'on donnera des armes aux chrétiens ?
— Nous n'en savons rien, répondit
Pétrone.
— Je préférerais qu'on leur en donnât,
continua l'autre. Sinon, l'arène ressemble trop tôt
à un étal de boucher. Mais quel splendide
amphithéâtre !
Le coup d'œil était, en effet, magnifique. Les
gradins inférieurs semblaient couverts de neige, tant
était compact le blanc fourmillement des toges. Sur le
podium doré était assis César, un collier
de diamants au cou, une couronne d'or sur la tète ;
à côté de lui, l'Augusta, belle et sinistre.
Non loin de César avaient pris place les vestales, les
grands dignitaires, les sénateurs aux manteaux
brodés, les chefs militaires aux armures scintillantes,
tout ce qu'il y avait dans Rome de puissant et de magnifique.
Aux rangs suivants, les chevaliers. Plus haut, dans tout le
pourtour, une mer sombre de têtes humaines, au-dessus
desquelles se dressaient des mâts reliés par des
guirlandes de roses, de lis, de liserons, de lierre et de
pampres. Le peuple causait à voix haute, s'interpellait,
chantait, éclatait, à quelque saillie spirituelle,
en rires répercutés de gradin en gradin, et
trépignait pour hâter le spectacle.
Les trépignements devinrent semblables au grondement du
tonnerre et ne s'arrêtèrent plus. Alors le
préfet de la Ville, qui avait déjà fait le
tour de l'arène en un superbe cortège, donna avec
son mouchoir un signal, auquel tout l'amphithéâtre
répondit d'un : « Aaa » poussé
à l'unisson par des milliers de poitrines.
Le spectacle s'ouvrait d'ordinaire par des chasses au fauve,
où excellaient divers barbares du Nord et du Midi. Mais
cette fois on commença par les andabates, des gladiateurs
coiffés de casques sans ouvertures pour les yeux, et qui
allaient se battre à l'aveuglette.
Une douzaine de ces andabates parurent en même temps sur
l'arène et se mirent à frapper de leurs glaives
dans le vide, tandis que les mastigophores les poussaient les
uns vers les autres au moyen de fourches
démesurées. Le public élégant
contemplait avec calme ce spectacle essentiellement
méprisable.. Mais le peuple s'amusait des mouvements
maladroits des gladiateurs ; quand il leur arrivait de se
rencontrer dos à dos, des rires bruyants
éclataient ; on criait « à droite ! »,
« à gauche ! », « tout droit ! »
— les trompant souvent à dessein. Pourtant quelques
hommes s'étaient déjà couplés et la
lutte commençait à devenir sanglante. Les plus
acharnés parmi les adversaires jetaient leurs boucliers,
et, soudant dans une étreinte leurs mains gauches,
combattaient à mort de leurs mains droites. Ceux qui
tombaient levaient les doigts pour implorer la pitié ;
mais, au commencement du spectacle, le peuple exigeait
d'ordinaire la mort des blessés, surtout quand il
s'agissait des andabates, qui, ayant le visage
entièrement couvert, restaient pour les spectateurs des
inconnus. Peu à peu, le nombre des combattants
diminuait ; enfin il n'en resta que deux ; on les poussa l'un
vers l'autre ; ils se rencontrèrent, tombèrent sur
le sable, et, mutuellement, se lardèrent à mort.
Alors, les valets enlevèrent. les cadavres, tandis que
des éphèbes ratissaient l'arène pour
couvrir les traces sanglantes, et éparpillaient sur le
sable des feuilles de safran.
Maintenant, c'était un combat plus grave, qui excitait
l'intérêt des gens élégants, et non
plus seulement de la plèbe, — combat au cours
duquel les jeunes patriciens faisaient souvent des paris
énormes et perdaient jusqu'à leur dernier
sesterce. Immédiatement, des tablettes
circulèrent, de main en main, où l'on inscrivait
les noms des favoris et l'enjeu que chacun risquait sur l'homme
de son choix. Les vétérans, champions ayant
déjà paru sur l'arène et remporté
des victoires, avaient le plus grand nombre de partisans ; mais
certains joueurs hasardaient aussi de grosses sommes sur des
gladiateurs nouveaux et absolument inconnus, espérant des
profits énormes. César lui-même pariait, et,
avec lui, pariaient les prêtres, les vestales, les
sénateurs, les chevaliers et le peuple. Souvent, les gens
du commun, après avoir perdu tout leur argent, jouaient
leur liberté.
Quand s'éleva la voix stridente des trompes, un silence
lourd d'angoisse passa sur l'amphithéâtre. Des
milliers d'yeux fixèrent l'huis énorme ; un homme
s'en approcha, costumé en Charon, et, dans le silence
universel, le heurta par trois fois d'un marteau, comme pour
convoquer à la mort les hommes cachés
derrière. Puis les deux vantaux s'ouvrirent lentement,
découvrant une gueule sombre, d'où bientôt
les gladiateurs s'essaimèrent sur l'arène
lumineuse.
Jean-Léon Gérôme - Ave Caesar Morituri te Salutant - 1859 |
Les thraces, les mirmillons, les samnites et les gaulois
s'avançaient par groupes distincts de vingt-cinq, tous
pesamment armés. Suivalent les rétiaires qui
tenaient leur filet d'une main et leur trident de l'autre. Des
applaudissements éclatèrent sur quelques bancs, et
se changèrent bientôt en un immense et
inextinguible feu roulant d'acclamations. Du haut en bas,
c'étaient des visages enflammés, des mains
claquantes, des bouches ouvertes d'où
s'échappaient des clameurs. Les gladiateurs firent le
tour de l'arène d'un pas égal et élastique,
dans le miroitement des armes et des riches cuirasses, et
s'arrêtèrent devant le podium impérial,
hautains, calmes et splendides. Le son déchirant du cor
fit taire les acclamations. Les combattants, alors, tendirent la
main droite et, levant la tête et les veux vers
César, psalmodièrent d'une voix
traînante :
Ave César imperator, |
Puis ils se dispersèrent en un clin d'œil et se
placèrent séparément sur le pourtour de
l'arène. Ils devaient s'attaquer par détachements
entiers ; mais, d'abord, les plus fameux escrimeurs avaient
droit à une série de combats singuliers, où
la force, l'adresse et le courage des adversaires se
manifestaient plus clairement. Du groupe des gaulois sortit
alors Lanio, un champion très connu des assidus de
l'amphithéâtre, et victorieux dans maintes
rencontres. Avec son grand casque et la cuirasse qui encerclait
son torse formidable, il semblait, dans la clarté
baignant le sable de l'arène, un immense scarabée
coruscant. A sa rencontre s'avancait le non moins fameux
rétiaire Calendio.
Parmi les spectateurs, les paris circulèrent :
— Cinq cents sesterces sur le gaulois !
— Cinq cents sur Calendio !
— Par Hercule ! mille !
— Deux mille !
Le gaulois, après avoir atteint le centre de la lice, se
mit à reculer, tenant le glaive en ligne, et baissant la
tête pour observer attentivement son adversaire à
travers les ouvertures de la visière, — cependant
que Calendio, léger, sculptural et entièrement nu,
à l'exception d'un pagne, évoluait autour de son
massif adversaire, agitait avec grâce son filet, levait ou
abaissait son trident et chantait la chanson habituelle :
Non te peto, piscem peto, |
Mais le gaulois ne fuyait plus : il s'arrêta et, sur
place, se mit à virer insensiblement, afin de toujours
avoir l'ennemi devant lui.
Son corps et sa tête monstrueuse avaient maintenant
quelque chose de terrible. Les spectateurs comprenaient que
cette lourde masse bardée d'airain se préparait
à une attaque foudroyante et décisive.
Cependant le rétiaire se rapprochait ou
s'éloignait de lui par bonds subits, faisant voleter sa
triple fourche avec des mouvements si agiles que l'œil les
pouvait à peine suivre. Plusieurs fois les dents de la
fourche firent sonner le bouclier, mais le gaulois ne broncha
pas, donnant ainsi une preuve de sa force gigantesque. Toute son
attention semblait concentrée non point sur le trident,
mais sur le filet, qui tournoyait au-dessus de sa tête
comme un oiseau de mauvais augure. Le souffle suspendu,
l'assistance suivait l'admirable jeu des gladiateurs. Lanio
choisit enfin son moment et fondit sur l'adversaire ; l'autre
détala, avec une prestesse vertigineuse, sous le glaive
et le bras tendus, et, se redressant, lança le
filet.
Le gaulois fit volte-face, l'arrêta du bouclier, et tous
deux bondirent en arrière. L'amphithéâtre
clama : «Macte ! » On faisait de nouveaux paris.
César lui-même, qui causait avec la vestale Rubria
et ne prêtait qu'une médiocre attention au
spectacle, tourna la tête vers l'arène.
Eux se remirent à combattre, — si habilement, avec
une telle précision dans les gestes, que par instants il
semblait que ce ne fût point là pour eux une
question de vie ou de mort, mais une occasion de manifester leur
adresse. Lanio, ayant esquivé deux fois encore le filet,
commença de nouveau à reculer vers le pourtour de
l'arène.
Mais alors ceux qui avaient parié contre lui, ne voulant
point qu'il se reposât, lui crièrent : « En
avant ! » Le gaulois obéit et attaqua. Le bras du
rétiaire, soudain, fut inondé de sang et son filet
retomba. Lanio se ramassa sur ses jarrets et bondit pour porter
le coup terminal. Mais, au même instant, Calendio, qui
avait feint de ne plus pouvoir conduire son filet, se pencha de
côté, esquiva la pointe, glissa son trident entre
les genoux de l'adversaire et l'amena sur le sable.
L'autre voulut se lever, mais, en un clin d'œil, il fut
enlacé par le fatal réseau, où, à
tout mouvement, ses pieds et ses mains s'empêtraient
davantage. La morsure du trident le clouait au sol.
Il fit un effort suprême, s'arc-bouta sur son bras, se
roidit, tenta de se dresser, — en vain. Encore, il leva
vers sa tête une main défaillante d'où le
glaive avait chu, et tomba à la renverse. Des dents de la
fourche, Calendio lui chevilla la nuque à terre, et,
s'appuyant des deux mains sur le manche, se tourna vers la loge
de César.
Jean-Léon Gérôme - Pollice verso - 1872 |
Le cirque entier était secoué de rugissements
humains. Pour ceux qui avaient parié sur Calendio, il
était, en ce moment, plus grand que César ; mais,
par cela même, avait disparu de leurs cœurs toute
animosité à l'égard de Lanio, qui, au prix
de son sang, avait empli leurs bourses.
Les désirs du peuple étaient partagés. Sur
tous les bancs se voyaient autant de signes de grâce que
de signes de mort ; mais le rétiaire ne regardait que la
loge de César et des vestales, et attendait leur
décision.
Par malheur pour Lanio, Néron ne l'aimait pas : aux
derniers jeux, avant l'incendie, il avait parié contre
lui, et perdu une grosse somme au profit de Licinius. Il tendit
donc la main hors du podium en baissant le pouce.
Immédiatement, les vestales l'imitèrent. Alors
Calendio mit un genou sur la poitrine du gaulois, tira un
coutelas, et, entre-bâillant l'armure de l'adversaire
à la hauteur de la nuque, lui planta, jusqu'à la
garde, la lame triangulaire dans la gorge. Des voix
s'élevèrent :
— Peractum est !
Lanio eut des secousses de bœuf qu'on égorge,
laboura le sable de ses pieds, puis se roidit, — et resta
inerte.
Mercure n'eut pas besoin de vérifier au fer chaud s'il
vivait encore.
Vite, on l'enleva, et d'autres couples parurent, après
lesquels, enfin, bouillonna le combat de détachements
entiers. Le peuple y prenait part de l'âme, du cœur
et des yeux ; il hurlait, rugissait, sifflait, battait des
mains, riait, excitait les combattants, et délirait de
joie. Sur l'arène, les gladiateurs, en deux groupes,
luttaient avec un acharnement fauve : les thorax se heurtaient
aux thorax, les corps s'enchevêtraient en de mortelles
étreintes, les membres formidables craquaient dans leurs
jointures, les glaives se noyaient dans les poitrines et les
ventres, les lèvres blémies éjaculaient des
torrents de sang. Quelques novices furent saisis, vers la fin,
d'une épouvante si intense, que, s'arrachant du chaos,
ils galopèrent en déroute ; mais les
mastigophores, de leurs fouets aux queues de plomb, les
rechassèrent incontinent au fort de la
mêlée. Le sable se tavelait. A tout instant, des
corps nus et bardés d'airain venaient grossir les
rangées, étendues comme des gerbes. Les vivants
combattaient sur les cadavres, buttaient contre les armures,
contre les boucliers, s'ensanglantaient les pieds aux glaives
brisés, et s'écroulaient. Le peuple exultait,
s'enivrait de cette orgie de mort, l'aspirait, en rassasiait ses
yeux, en refoulait avec volupté les exhalaisons dans sa
poitrine...
Enfin, les vaincus furent presque tous couchés morts :
seuls, quelques blessés s'agenouillèrent en
chancelant au milieu de l'arène et tendirent vers les
spectateurs des mains qui demandaient grâce. Aux
vainqueurs on distribua des prix, des couronnes, des rameaux
d'olivier. Puis, il y eut un moment de répit qui, par
ordre du tout-puissant César, se changea en un festin. On
alluma les brûle-parfums. Les vaporisateurs firent
pleuvoir sur la foule une fine brouée de safran et de
violette.On offrait des rafraîchissements, des viandes
grillées, des gâteaux doux, des olives et des
fruits. Le peuple dévorait, bavardait, et acclamait
César afin de l'incliner à une
générosité plus grande encore. Et, en
effet, quand on eut fini de calmer la faim et la soif, des
centaines d'esclaves parurent, portant des corbeilles pleines de
cadeaux. Des éphèbes costumés en amours y
plongeaient les deux mains, et éparpillaient des objets
de toute sorte parmi les bancs. Au moment de la distribution des
billets de loterie, il y eut une bagarre : les spectateurs se
poussaient, se renversaient, se piétinaient, appelaient
au secours, escaladaient des rangées de gradins et
s'empilaient en une presse épouvantable ; celui qui avait
la chance d'un bon numéro pouvait gagner une maison avec
un jardin, un esclave, un vêtement magnifique, ou bien une
bête fauve extraordinaire qu'il vendrait ensuite pour les
jeux de l'amphithéâtre. Aussi la bousculade
était-elle souvent si grande que les prétoriens
étaient forcés d'y mettre ordre ; et après
chaque distribution, on emportait des gens avec jambes ou bras
cassés, et même des cadavres.
Les gens riches ne prenaient point part à la course aux
billets de loterie. Les augustans, cette fois-ci, se
divertissaient au spectacle de Chilon et raillaient les inutiles
efforts du Grec, désireux de prouver au public qu'il
était, tout comme un autre, capable de regarder un combat
et de voir couler le sang.
En vain l'infortuné fronçait les sourcils, en vain
il se mordait les lèvres et serrait les poings
jusqu'à s'enfoncer les ongles dans les paumes : son
tempérament hellène, aussi bien que sa
poltronnerie personnelle, ne supportaient point de pareils
spectacles. Sa face avait blêmi, son front s'était
emperlé de gouttes de sueur, et, les yeux enfoncés
profondément, les dents claquantes, les lèvres
bleuâtres, il s'était affaissé sur son
siège avec des soubresauts spasmodiques.
La première partie du spectacle était
terminée. On quittait les places pour aller dans les
couloirs se dégourdir les jambes et causer.
— Eh bien, Grec ! la vue de la peau déchirée
t'est donc si insupportable ? disait Vatinius à Chilon,
en le tirant par la barbe.
Chilon montra, en un rictus, les deux dents jaunâtres qui
lui restaient.
— Mon père n'était pas savetier, et ne m'a
pas appris à la rapiécer,
répliqua-t-il.
— Macte ! Habet ! crièrent quelques voix.
Mais les autres continuaient à railler :
— Ce n'est pas sa faute s'il a pour coeur un fromage !
s'écria Sénécion.
— Ce n'est pas ta faute, si pour tête tu as une
vessie : lança Chilon.
— Peut-être deviendras-tu gladiateur ! tu ferais
bien, sur l'arène, avec un filet, par exemple.
— Si je te prenais, toi, dans mon filet, je prendrais une
bête puante.
— Et comment cela va-t-il se passer avec les
chrétiens? demanda Festus de Ligurie. Tu ne voudrais pas
être un chien et les mordre ?
— Je ne voudrais pas être ton frère.
— Eh ! va donc, lèpre de Mæotée !
— Va donc, mule de Ligurie
— La peau te démange. ça se voit ! Mais je
ne te conseille pas de me prier de te gratter.
— Gratte-toi toi-même. Si tu arraches tes dartres.
tu auras détruit ce qu'il y a de meilleur en toi !
Et ils le malmenaient ainsi ; lui, au milieu de
l'hilarité générale, leur rendait invective
pour invective. César battait des mains,
répétait : « Macte! » et excitait les
railleurs. Pétrone s'approcha du Grec et, lui touchant
l'épaule de sa frêle canne d'ivoire sculpté,
dit froidement :
— Fort bien, philosophe : mais tu as fait une grosse
erreur : les dieux t'ont créé coupeur de bourses
et tu t'es improvisé démon. Voilà pourquoi
tu ne tiendras pas jusqu'au bout.
Le vieillard le regarda de ses yeux rouges, mais ne trouva pas,
cette fois, d'insulte toute prête. Il se tut un moment,
puis répondit avec une sorte d'effort :
— Je tiendrai jusqu'au bout...
Le son des trompes annonça la fin de l'entre-temps. Il y
eut un mouvement général, et commencèrent
les coutumières algarades au sujet des sièges
occupés auparavant. Les sénateurs et les
patriciens se hâtaient vers leurs places. Peu à peu
la rumeur s'apaisait ; l'amphithéâtre se tassait.
Sur l'arène parurent des valets qui, çà et
là, émiettèrent de leurs râteaux de
petits tas de sable encore agglutinés par le sang.
C'était maintenant le tour des chrétiens. Le
spectacle était nouveau pour la foule ; nul ne savait
comment ils se comporteraient. On espérait des
scènes extraordinaires. Pourtant, l'hostilité se
peignait sur tous les visages : ceux qui allaient paraître
étaient des gens qui avaient brûlé Rome et
ses trésors séculaires. Ces gens se nourrissaient
du sang des petits enfants, ils empoisonnaient les fontaines,
ils exécraient le genre humain et perpétraient des
crimes infâmes. A la haine populaire, les plus effroyables
punitions semblaient encore insuffisantes. Et on avait peur
seulement que le supplice n'égalât point les
forfaits de ces sinistres condamnés.
Le soleil était monté très haut dans le
ciel, et ses rayons, filtrés par le velarium de pourpre,
emplissaient maintenant l'amphithéâtre d'une
clarté sanglante, et faisaient flamboyer le sable. De ces
clartés, de ces visages, du vide de cette lice qui, dans
un moment, allait s'emplir de torture humaine et de bestiale
fureur quelque chose de terrifiant émanait.
L'atmosphère semblait imprégnée
d'épouvante et de mort. La foule, joyeuse d'ordinaire,
s'opiniâtrait à un mutisme haineux. Les visages
avaient une expression implacable.
Le préfet fit un signe, et le même vieillard
habillé en Charon apparut sur l'arène, la traversa
lentement et, dans un silence sourd, heurta la porte, par trois
fois, de son marteau.
Dans l'amphithéâtre, une rumeur s'éleva
:
— Les chrétiens ! ... les chrétiens !
...
Les grilles de fer grincèrent ; dans les couloirs obscurs
gronda le cri habituel des mastigophores : « Sur le sable,
» et, en un clin d'œil, l'arène se peupla
comme d'un troupeau de sylvains.
Tous couraient avec une rapidité fiévreuse et,
arrivés au centre, s'agenouillaient les uns auprès
des autres, levant les mains.
Le peuple, jugeant qu'ils imploraient sa pitié, fut pris
de fureur à la vue d'une telle poltronnerie : on se mit
à trépigner, à siffler, à jeter dans
l'arène des récipients vides, des os
rongés, et à vociférer : « Les
bêtes ! Lâchez les bêtes ! ... »
Mais, soudain, une chose inattendue se passa. Du centre de la
bande hirsute des voix montèrent, qui chantaient ; et
l'hymne résonna, que pour la première fois
entendait un cirque romain :
« Christus regnat ! ... »
Le peuple resta stupide. Les condamnés chantaient, les
yeux levés vers le velarium. Leurs visages étaient
pâles, mais semblaient inspirés. Tous comprirent
que ces hommes ne demandaient point grâce et qu'ils ne
voyaient ni le cirque, ni le peuple, ni le Sénat, ni
César. Leur Christus regnat retentissait, de
plus en plus sonore, et, du haut en bas des bancs, dans les
rangées profondes, plus d'un spectateur se demandait :
« Qui est-il, ce Christus qui règne dans la bouche
de ces gens qui vont mourir? »
Mais on ouvrit une nouvelle grille ; et dans l'arène se
ruèrent, en un élan sauvage, des troupeaux entiers
de chiens : de gigantesques molosses fauves du
Péloponèse, des chiens zébrés des
Pyrénées, et des griffons d'Hibernie, semblables
à des loups, tous affamés à dessein, les
flancs creux et les yeux sanglants. Les hurlements et les
grognements emplirent tout l'amphithéâtre : les
chrétiens, ayant fini leur hymne, restaient à
genoux, immobiles et comme pétrifiés,
gémissant à l'unisson : « Pro Christo !
Pro Christo ! »
Flairant des hommes sous les peaux de bêtes et
étonnés de leur immobilité, les chiens
n'osèrent point fondre immédiatement sur eux. Les
uns cherchèrent à escalader les cloisons des
loges, d'autres galopèrent autour de l'arène, en
clabaudant comme s'ils poursuivaient quelque invisible gibier.
Le peuple se fâcha. Des milliers de voix
vociférèrent : certains spectateurs imitaient le
rugissement des fauves ; d'autres aboyaient comme des chiens ;
d'autres enfin excitaient les bêtes dans toutes les
langues. L'amphithéâtre fut secoué de
clameurs. Les chiens irrités bondissaient vers les hommes
à genoux, puis reculaient encore, en faisant claquer
leurs mâchoires. Enfin, un molosse enfonça ses
crocs dans l'épaule d'une femme agenouillée devant
les autres, et l'écrasa de sa masse.
Alors, des dizaines de chiens se ruèrent dans le tas,
comme à travers une brèche. La foule cessa de
rugir, pour regarder plus attentivement : parmi les hurlements
et les râles s'élevaient encore des voix plaintives
d'hommes et de femmes : Pro Christo ! Pro Christo !
tandis que sur l'arène se tordaient des noeuds
convulsés de formes humaines et canines. Le sang coulait
à torrents des corps dépecés. Les chiens
s'arrachaient des membres ensanglantés. L'odeur du sang
et des intestins avait étouffé les parfums
d'Arabie et emplissait tout le cirque.
Enfin, on ne vit plus que çà et là des gens
à genoux. El bientôt ceux-ci même furent
noyés dans un grouillement de grappes hurlantes.
Au moment où les chrétiens entraient dans
l'arène, Vinicius s'était levé pour se
tourner, ainsi qu'il l'avait promis au carrier, du
côté où parmi les gens de Pétrone
était caché l'Apôtre. Puis il se rassit et
resta immobile avec, dans un visage mortuaire, des yeux
vitrifiés qui regardaient l'épouvantable
spectacle. Au premier instant, la pensée que le carrier
avait pu se tromper, que Lygie se trouvait peut-être parmi
les victimes, l'avait paralysé complètement. Mais
quand il entendit les voix : Pro Christo ! quand il vit
le supplice de victimes innombrables, qui toutes, en mourant,
confessaient leur foi et glorifiaient, leur Dieu, une autre
sensation s'empara de lui, une sensation aussi torturante que la
plus terrible douleur, et qu'il ne pouvait étouffer : si
le Christ lui-même était mort dans le supplice, si
maintenant des milliers périssaient en son nom, si le
sang coulait ainsi qu'une mer,— alors, une goutte de plus
n'était rien, — rien ! Et c'était même
un péché de demander grâce ! Cette
pensée montait vers lui de l'arène. l'envahissait
avec les râles des martyrs, avec l'odeur de leur sang.
Pourtant, il priait encore, il répétait, les
lèvres sèches : « Christ ! Christ ! ton
Apôtre aussi prie pour elle ! » Ensuite il perdit
conscience et oublia où il se trouvait. II lui sembla
seulement que le sang se gonflait comme une marée
montante, allait déborder le cirque et inonder Rome
entière. Il n'entendait plus ni les hurlements des
chiens, ni les clameurs du peuple, ni les voix des augustans
qui, subitement, crièrent :
— Chilon s'est évanoui !
— Chilon s'est évanoui ! répéta
Pétrone, se tournant du côté du Grec.
Celui-ci, en effet, blanc comme un linge, était assis, la
tête renversée, la bouche béante, et
semblait un cadavre.
A ce moment on poussa dans l'arène de nouvelles
fournées de victimes, affublées de peaux de
bêtes. Comme les précédentes, elles
s'agenouillèrent immédiatement. Mais les chiens,
à bout de forces, refusaient de les déchirer.
Quelques bêtes seulement se jetèrent sur les plus
rapprochées d'entre les victimes ; les autres se
couchèrent, levèrent des gueules d'où
s'égouttait le sang et se mirent à haleter
lourdement, avec des soubresauts de côtes
pantelantes.
Alors, le peuple, inquiet au fond de l'âme, mais ivre de
carnage et emporté par la démence, poussa des cris
stridents :
— Les lions ! Les lions ! lâchez les lions !
...
Les lions étaient réservés pour le
lendemain ; mais, dans les amphithéâtres, le peuple
imposait sa volonté à tout le monde, même
à César. Caligula seul, insolent autant que
versatile dans ses lubies, osait y contredire, et parfois
faisait bâtonner la foule ; mais le plus souvent il
cédait, lui aussi. Quant à Néron, les
acclamations lui étaient plus précieuses que tout
au monde, et il ne luttait jamais. Cette fois il lutta d'autant
moins qu'il fallait apaiser les foules exaspérées
par l'incendie, et qu'il s'agissait des chrétiens,
auxquels il voulait faire endosser la responsabilité du
désastre.
Il fit donc signe que l'on ouvrît le cunicule, ce que
voyant la foule s'apaisa immédiatement. On entendit le
grincement des grilles, derrière lesquelles se trouvaient
les lions. A leur vue, les chiens se massèrent à
l'opposite, avec des glapissemenls étouffés ; eux
surgirenl un à un sur l'arène, fauves et
énormes, avec de grandes têtes
embroussaillées. César lui-même tourna vers
eux son visage ennuyé, et approcha l'émeraude de
son oell, afin de les mieux voir. Les angustans saluèrent
les lions d'applaudissements ; la multitude les comptait sur les
doigts, épiant d'un œil avide l'impression qu'ils
produisaient sur les chrétiens agenouillés au
centre et qui de nouveau répétaient leur : Pro
Christo, pro Christo ! — vide de sens pour beaucoup,
et obsédant pour tous.
Jean-Léon Gérôme - Dernières prières des martyrs chrétiens - 1883 |
Les lions, bien qu'affamés, ne se hâtaient point
vers les victimes. Les rougeâtres reflets qui inondaient
le sable leur troublaient la vue, et ils clignaient des
paupières, éblouis. Quelques-uns étendaient
paresseusement leurs membres jaunâtres, d'autres ouvraient
la gueule et bâillaient, comme pour montrer leurs crocs.
Mais peu à peu l'odeur du sang et des corps
dépecés qui s'amoncelaient sur l'arène agit
sur eux. Bientôt, leurs mouvements devinrent nerveux,
leurs crinières se hérissèrent, leurs
naseaux renâclèrent bruyamment. Un lion bondit
soudain vers le cadavre d'une femme au visage
déchiqueté et, lui mettant sur le corps ses pattes
de devant, se mit, de sa langue râpeuse, à
lécher les caillots durcis. Un autre s'approcha d'un
chrétien qui tenait dans ses bras un enfant cousu dans
une peau de daim.
L'enfant, secoué de sanglots et de cris, se cramponnait
convulsivement son à père, qui, voulant lui
conserver la vie ne fût-ce qu'un instant,
s'efforçait de l'arracher de son cou, afin de le tendre
à ceux qui se trouvaient derrière. Mais les cris
et les efforts irritèrent le lion ; il émit un
rugissement rauque et bref, écrasa l'enfant d'un coup de
patte et saisit dans sa gueule le crâne du père
qu'il broya.
Alors, tous les fauves fondirent sur le tas des
chrétiens. Quelques femmes ne purent retenir des cris
d'épouvante, qu'étouffèrent les
applaudissements du peuple, bientôt taris à leur
tour par le désir de tout voir. Et l'on vit des choses
effroyables,— des têtes sombrant complètement
dans des gueules béantes, des poitrines ouvertes en
travers d'un seul coup de croc, des cœurs et des poumons
évulsés ; et l'on entendit les os qui craquaient
avec fracas sous les mâchoires. Des lions. saisissant
leurs victimes par les côtes ou le dos, se ruaient en
bonds affolés par l'arène, comme s'ils eussent
cherché, pour les dévorer, un endroit obscur ;
d'autres se battaient, cabrés et s'étreignant
ainsi que des lutteurs, et emplissaient
l'amphithéâtre de tonnerre. Les gens se levaient de
leurs places, quelques-uns quittaient leurs sièges,
dévalaient vers les rangs inférieurs, pour mieux
voir, et s'y écrasaient à mort. Il semblait que
finalement la foule forcenée fondrait sur l'arène
et se mettrait à déchirer avec les lions.
Par instants, on entendait des cris inhumains ; par instants.
des acclamations ; par instants, des rugissements, des
grondements, et des claquements de crocs, et les hurlements des
chiens. Et, par instants, on n'entendait que
gémir...
Jean-Léon Gérôme - La rentrée des félins - 1902 |
César, son émeraude à la hauteur de
l'œil, regardait avec attention. Le visage de
Pétrone exprimait le dégoût et le
mépris. Chilon avait déjà été
emporté.
Mais le cunicule vomissait sur la lice des victimes toujours
nouvelles.
Debout au dernier rang de l'amphithéâtre,
l'Apôtre Pierre les contemplait. Personne ne le regardait,
car toutes les têtes étaient tournées vers
l'arène. Il se leva. Et de même que, jadis, il
avait, dans la vigne de Cornelius, béni pour la mort et
pour l'éternité ceux que l'on allait emprisonner,
— ainsi, maintenant, Pierre bénissait de la croix
les victimes agonisantes sous la dent des fauves, — il
bénissait leur sang et leur supplice, — il
bénissait les cadavres, changés en blocs informes,
et les âmes qui s'envolaient loin du sable sanglant. Et
quelques-uns levaient vers lui leurs yeux ; alors, leurs visages
s'irradiaient ; ils souriaient en voyant au-dessus de leurs
têtes, là-haut, le signe de la croix. Lui sentait
son cœur se déchirer :
— Seigneur ! disait-il, que ta volonté soit faite !
C'est pour Ta gloire, qu'en témoignage de la
vérité périssent ces brebis qui sont
miennes ! Tu m'as dit : Pais mes brebis ! Et, maintenant, je te
les rends, Seigneur, et Toi, ô mon Dieu, compte-les,
prends-les auprès de Toi, guéris leurs plaies,
apaise leurs souffrances, et donne-leur plus de bonheur encore
qu'elles n'ont ici-bas enduré de tortures.
Mais soudain, César, par acharnement, ou bien par
désir de surpasser tout ce qui s'était vu à
Rome jusqu'alors, chuchota quelques mots au préfet ;
celui-ci quitta l'estrade et se rendit en hâte aux
cunicules.
Jan Styka - Les chrétiens aux lions - 1902 |
Et la foule elle-même fut stupéfaite quand elle vit
les grilles s'ouvrir à nouveau. Alors furent
lancées les bêtes les plus diverses : des tigres de
l'Euphrate, des panthères de Numidie, des ours, des
loups, des hyènes et des chacals. L'arène
entière fut inondée d'un flot mouvant de pelages
tachetés ou rayés, — jaunâtres,
brunâtres ou fauves. Il se fit un chaos où
l'œil ne distinguait plus qu'un effroyable et grouillant
tourbillon d'échines bestiales. Le spectacle perdit toute
apparence de réalité. C'en était trop !
Parmi les rugissements, les hurlements, les grognements, fusa
çà et là, des bancs des spectateurs, le
rire strident et spasmodique de femmes dont les forces, enfin,
étaient épuisées. Des gens eurent peur. Les
visages s'enténébrèrent. Des voix
nombreuses crièrent : « Assez ! Assez !
»
Mais il était plus facile de lâcher les bêtes
que de les chasser de l'arène. César
néanmoins avait trouvé, pour nettoyer la piste, un
moyen qui était en même temps une nouvelle
distraction pour le peuple. Dans tous les passages, entre les
bancs, apparurent, des arcs à la main, des groupes de
nègres de Numidie, avec des pendants d'oreilles et des
plumes dans les cheveux. Le peuple devina ce qui allait suivre
et les salua par des cris de contentement. Les Numides
s'approchèrent du pourtour et, apposant des
flèches aux cordes tendues, se mirent à percer la
sauvage grouillée. C'était en effet un spectacle
nouveau. Les corps d'ébène aux formes souples se
renversaient en arrière, bandant les arcs sans
relâche et décochant une grêle de dards. Le
ronflement des cordes et le frissement des traits
empennés se mariaient au hurlement des bêtes et aux
cris d'admiration des spectateurs. Les loups, les
panthères, les ours, et ce qui restait d'hommes encore
vivants, tout s'effondrait côte à côte.
Çà et là un lion, sentant dans son flanc la
morsure d'un dard, tournait d'un mouvement brusque sa gueule
ridée de fureur, afin de saisir et de broyer le bois.
D'autres gémissaient de douleur. Les menues bêtes,
en une panique effroyable, parcouraient aveuglément
l'arène, ou bien se heurtaient la tête contre les
barreaux. Cependant les flèches ronflaient sans
trêve, et bientôt tout ce qui vivait s'affaissa dans
les dernières secousses de l'agonie.
Alors, sur la lice se ruèrent des centaines d'esclaves
armés de bêches, de pelles, de balais, de
brouettes, de corbeilles pour ramasser, emporter les intestins,
et de sacs remplis de sable. Bientôt la piste
entière fourmilla de leur activité
fiévreuse. En un clin d'œil on eut enlevé
les cadavres, nettoyé le sang et les excrémenls,
labouré, ratissé, et couvert l'arène d'une
forte couche de sable sec. Cela fait, des amours
s'élancèrent qui éparpillèrent des
pétales de roses et de lis. On alluma à nouveau
les encensoirs et l'on relira le velarium, car le soleil
était déjà considérablement
descendu.
La foule se regardait avec étonnement, se demandant quel
spectacle l'attendait encore ce jour-là.
Un spectacle l'attendait, auquel personne n'était
préparé : César, qui depuis un certain
temps avait quitté l'estrade, apparut soudain sur
l'arène fleurie, vêtu de pourpre et couronné
d'or. Douze chanteurs le suivaient, armés de cithares.
Lui, un luth d'argent à la main, s'avança d'un pas
solennel jusqu'au centre, salua à plusieurs reprises, et
leva les yeux au ciel. Un moment il resta ainsi, comme pour
attendre l'inspiration, puis, frappant les cordes, il
commença :
O fils de Latone, divin Rayonnant, |
Le chant se muait peu à peu en une élégie
plaintive et remplie de douleur. Le cirque s'était tu.
César reprit son hymne :
De la voix de ta lyre divine, tu as |
La voix de Néron se brisa, et ses yeux
s'humectèrent. Aux cils des vestales
brillèrent des larmes ; le peuple qui
écoutait, muet, éclata soudain en une
interminable tempête d'applaudissements.
Cependant, du dehors, par les vomitoires, ouverts pour
l'aération de l'amphithéâtre,
parvenait le grincement des tombereaux où l'on
déposait les restes sanglants des
chrétiens, des hommes, des femmes et des
enfants, afin de les transporter vers les
épouvantables fosses communes.
Et l'Apôtre Pierre saisit de ses deux mains sa
tête blanche et tremblante, et s'écria en
son âme : — Seigneur ! Seigneur ! A quel homme as-tu confié l'empire du monde ! Et pourquoi veux-tu que Ta Ville soit créée en cette ville ? |
Jan Styka - Édition Flammarion, 1901-1904 |