Troisième partie, chapitre 16 - Echec grave |
Le soleil s'était abaissé vers le
couchant et semblait se dissoudre dans les irradiations
du soir. Le spectacle était terminé. La
foule quittait l'amphithéâtre,
s'écoulant, par les vomitoires, vers la Ville.
Seuls, les augustans retardaient leur départ,
attendant que fût passé tout ce flot
humain. En groupe, ils abandonnèrent leurs
places et se massèrent auteur du podium
où César apparut de nouveau, afin de
recueillir les éloges. Bien que les spectateurs
ne lui eussent point ménagé les
acclamations, il n'était point satisfait, car il
avait espéré un enthousiasme inouï
et proche de la démence. En vain maintenant l'on
s'exaltait bruyamment, en vain les vestales baisaient
ses mains divines, en vain Rubria penchait sa
tête fauve jusqu'à lui frôler la
poitrine : il n'était pas satisfait. Le silence
de Pétrone l'inquiétait. Un mot venant de
lui, un mot élogieux, qui eût avec
justesse mis en relief les qualités de son
hymne, eût fait en ce moment grand bien à
Néron. Enfin, n'y tenant plus, il fit signe
à Pétrone, et quand celui-ci fut
monté sur l'estrade :
— Parle, dit-il...
— Je me tais, répliqua froidement
Pétrone, car je ne parviens pas à trouver
une parole. Tu t'es surpassé ! |
Jan Styka - Édition Flammarion, 1901-1904 |
— Peux-tu exiger de ces sang-mêlé qu'ils
soient connaisseurs en poésie ?
— Alors, toi aussi, tu as remarqué que l'on ne m'a
pas remercié comme je le méritais ?
— Le moment était mal choisi.
— Pourquoi ?
— Quand on est asphyxié par l'odeur du sang, on ne peut écouter avec attention.
Néron serra les poings et s'exclama :
— Ah, ces chrétiens ! Ils ont brûlé
Rome, et ils s'en prennent à moi, maintenant. Quelles
tortures pourrais-je bien encore inventer pour eux ?
Pétrone s'aperçut qu'il errait. Il se pencha vers
César et chuchota :
— Ton hymne est miraculeusement beau, mais permets-moi de
te faire une observation : dans le quatrième vers de la
strophe trois, le rythme n'est point sans
défaillance.
Néron, comme pris en flagrant délit d'infamie,
s'empourpra de honte, jeta autour de lui un regard
terrifié, et répliqua en un chuchotement :
— Tu remarques tout, toi ! ... Je sais ! ... Je
changerai ! ... Mais nul autre ne l'a remarqué ? Tu en es
sûr? Quant à toi, je t'en conjure par les dieux,
n'en dis rien à personne... si... si tu tiens à la
vie.
Pétrone fronça les sourcils et, comme s'il donnait
soudain libre cours à son ennui et à sa lassitude
:
— Divin, tu peux me condamner à la mort, si je te
gêne, mais, ne m'en menace pas, de grâce, car les
dieux savent si j'en ai peur.
Ce disant, il planta son regard dans les yeux de Néron.
Alors Néron :
— Ne te fâche pas ! ... Tu sais que je t'aime.
— Mauvais signe ! songea Pétrone,.
— Je voulais vous inviter à un festin aujourd'hui,
continua Néron, mais je préfère m'enfermer
et ciseler ce vers maudit. D'autres que toi ont pu remarquer
cette erreur : Sénèque, peut-être aussi
Secundus Carinas... Mais je vais me débarrasser d'eux
sur-le-champ.
Il appela Sénèque et lui déclara qu'il
l'envoyait avec Acratus et Secundus Carinas dans toutes les
provinces d'Italie et d'ailleurs, avec mission de recueillir
l'argent des villes, des villages et des temples fameux. Mais
Sénèque, comprenant qu'on lui confiait là
une besogne de pillard, de sacrilège et de bandit, refusa
sans hésiter.
— II faut que je parte pour la campagne, seigneur, dit-il,
pour y attendre la mort ; je suis vieux et mes nerfs sont
malades.
Les nerfs ibériens de Sénèque, plus
résistants que ceux de Chilon, n'étaient
peut-être point malades ; mais sa santé
était mauvaise ; il semblait une ombre et sa tête
avait, ces derniers temps, entièrement blanchi.
Néron lui jeta un coup d'œil et songea qu'en effet
il n'aurait probablement pas à attendre trop longtemps ;
puis :
— Je ne veux point t'exposer à un voyage, si tu es
malade ; mais, en raison de l'amour que j'ai pour toi, je
désire t'avoir sous la main. Ainsi, au lieu de partir
pour la campagne, tu vas t'enfermer dans ta maison et tu ne la
quitteras plus.
Puis il se mit à rire et dit :
— Si j'envoie Acratus et Carinas seuls, c'est comme si
j'envoyais des loups me chercher des moutons. Qui pourrais-je
bien leur adjoindre comme chef ?
— Moi, seigneur, dit Domitius Afer.
— Non ! Je ne veux point attirer sur Rome le courroux de
Mercure, que mortifieraient vos friponneries. Il me faut une
espèce de stoïcien, comme Sénèque ou
bien comme mon nouvel ami, le philosophe Chilon.
Il se retourna et demanda :
— Où donc est-il passé, Chilon ?
Chilon, qui, revenu à lui au grand air, était
rentré dans l'amphithéâtre pour l'hymne de
César, s'approcha :
— Me voici, ô fruit rayonnant du Soleil et de la
Lune ! J'étais malade, mais ton chant m'a
guéri.
— Je t'enverrai chez les Achéens, dit Néron.
Tu dois connaître à un sesterce près les
ressources de chacun de leurs temples.
— Fais cela, Zeus ! Les dieux t'offriront un tribut comme
ils n'en ont jamais offert à personne.
— Oui... Mais je ne peux pourtant pas te priver de la vue
des jeux.
— O Baal... dit Chilon.
Les augustans, contents de voir s'améliorer l'humeur
impériale, se mirent à rire.
— Non, seigneur ! Ne prive point de la vue des jeux ce
Grec impavide !
— Mais daigne me priver, seigneur, de la vue de ces
braillards, de ces oies du Capitole, dont les cerveaux mis
ensemble n'empliraient pas le godet d'un gland, répliqua
Chilon. O premier-né de Phébus, je suis en train
de composer un hymne grec en ton honneur, et je voudrais passer
quelques jours dans le temple des Muses, afin d'implorer d'elles
l'inspiration.
— Ah, mais non ! s'écria César. C'est un
faux-fuyant, pour esquiver les jeux prochains ! Non, non !
— Seigneur, je te jure que j'écris un hymne !
— Alors, tu l'écriras de nuit. Demande à
Diane de t'inspirer ; c'est, en somme, la soeur de
Phébus.
Chilon baissa la tête, en lançant des regards
furibonds aux augustans hilares, tandis que l'empereur,
tourné vers Sénécion el Suilius
Nérulin, disait :
— Figurez-vous que, des chrétiens destinés
à la fête d'aujourd'hui, la moitié à
peine a pu étre expédiée.
Le vieil Aquilus Regulus, grand connaisseur en choses de cirque,
réfléchit un instant, et dit :
— Les spectacles où paraissent des gens sans armes
et sans art durent .presque aussi longtemps, et sont moins
intéressants.
— Je leur ferai donner des armes, répondit Néron.
Mais le superstitieux Vestinus s'éveilla soudain de ses
réflexions et demanda d'une voix mystérieuse
:
— Avez-vous remarqué qu'ils voient quelque chose au
moment de mourir. Ils regardent le ciel et meurent sans
souffrance. Je suis persuadé qu'ils voient quelque
chose...
Disant., il leva les yeux vers l'ouverture de
l'amphithéâtre où déjà la nuit
commençait de tendre son velarium fourmillant
d'étoiles. Mais les autres lui répondirent par des
rires et des suppositions facétieuses, au sujet de ce que
les chrétiens pouvaient bien voir au moment de la mort.
Cependant César fit un signe aux esclaves qui portaient
les torches, et quitta le cirque, suivi des vestales, des
sénateurs, des fonctionnaires et des augustans.
La nuit était claire et douce. Devant le cirque
stationnait encore une foule curieuse de voir partir
César, mais qui paraissait muette et sombre. Les
applaudissements qui çà et là
s'élevèrent se turent incontinent. Du spoliaire
sortaient toujours des chariots grinçants chargés
des restes ensanglantés des chrétiens.
Pétrone et Vinicius firent le trajet en silence. A
proximité de la villa, Pétrone demanda :
— As-tu réfléchi à ce que je t'ai
dit ?
— Oui, répondit Vinicius.
— Comprends-tu que, pour moi aussi, c'est maintenant une
chose de la plus grande importance. Il faut que je la
délivre, malgré César et Tigellin. C'est
comme une lutte où je me suis opiniâtré
à vaincre. C'est comme un jeu où je veux gagner,
fût-ce au prix de ma propre peau... La journée
d'aujourd'hui n'a fait que confirmer mes intentions.
— Que Christ te soit favorable !
— Tu verras.
Tandis qu'ils causaient ainsi, la litière s'arrêta
devant la villa ; ils descendirent. Immédiatement
s'approcha d'eux une sombre silhouette :
— Le noble Vinicius est-il là ?
— Oui, répondit le tribun. Que me veut-on ?
— Je suis Nazaire, le fils de Myriam. Je viens de la
prison et je t'apporte des nouvelles de Lygie.
Vinicius s'appuya sur son bras et se mit à le regarder
dans les yeux, à la lumière des torches, incapable
de proférer une parole. Mais Nazaire devina la question
qui mourait sur ses lèvres.
— Elle vit. Ursus m'envoie auprès de toi, seigneur,
pour te dire que, dans sa fièvre, elle prie le Seigneur
et répète ton nom.
— Gloire au Christ ! répondit Vinicius. Il a le
pouvoir de me la rendre.
Et il mena Nazaire dans la bibliothèque, où
Pétrone les rejoignit bientôt.
— La maladie l'a sauvée de l'outrage, disait le
jeune homme, car les bourreaux ont peur. Ursus et Glaucos le
médecin la veillent jour et nuit.
— Les gardiens sont restés les mêmes ?
— Les mêmes, seigneur, et elle est dans leur
chambre. Les frères qui étaient dans la prison
souterraine sont tous morts, de fièvre ou
d'asphyxie.
— Qui es-tu ? demanda Pétrone.
— Le noble Vinicius me connaît. Je suis le fils de
la veuve chez qui a habité Lygie.
— Et tu es chrétien ?
Le jeune garçon lança vers Vinicius un regard
embarrassé, mais, voyant qu'il était en
prière, leva la tête et répondit :
— Oui !
— De quelle façon peut-on entrer dans la prison
?
— Je me suis fait embaucher, seigneur, pour enlever les
cadavres ; je l'ai fait dans le dessein de venir en aide
à mes frères et de leur procurer des
nouvelles.
Pétrone examina plus attentivement le joli visage du
jeune garçon, ses yeux bleus, ses cheveux noirs et
abondants, et demanda :
— De quel pays es-tu, mon ami ?
— Je suis Galiléen, seigneur.
— Voudrais-tu que Lygie fût libre ?
— Même si je devais mourir ensuite, — oui.
Mais Vinicius cessa de prier :
— Dis aux gardiens de la mettre dans un cercueil, comme si
elle était morte. Trouve des gens qui l'enlèveront
avec toi la nuit. À proximité des Fosses Puantes,
il y aura des hommes avec une litière ; vous leur
livrerez le cercueil. Tu promettras de ma part aux gardiens tout
l'or que chacun d'eux pourra emporter dans son manteau.
Pendant qu'il parlait, son visage avait perdu l'expression de
torpeur qui lui était ordinaire ; en lui se
réveillait le soldat, et l'espoir lui rendait son
énergie ancienne.
Nazaire leva les mains en s'écriant :
— Que le Christ lui rende la santé, car elle sera
libre !
— Crois-tu que les gardiens consentiront ? demanda
Pétrone.
— Oui ! dit Vinicius, — les gardiens consentaient
déjà à sa fuite ; ils admettront d'autant
plus aisément qu'on l'enlève comme un
cadavre.
— Il y a un homme, qui, avec un fer chaud, vérifie
si les corps que nous emportons sont vraiment des cadavres, dit
Nazaire. Mais il suffit de quelques sesterces pour qu'il ne
touche pas du fer le visage. Pour une pièce d'or il
touchera le cercueil, non le corps.
— Dis-lui qu'il aura une bourse de pièces d'or, dit
Pétrone. Mais sauras-tu choisir des hommes
sûrs ?
— Je saurai en trouver qui pour de l'argent vendraient
leurs femmes et leurs enfants. Une fois corrompus, les gardiens
laisseront entrer qui l'on voudra.
— Dans ce cas, tu m'emmèneras parmi tes hommes, dit
Vinicius.
Mais Pétrone s'y opposa absolument. Les prétoriens
pourraient le reconnaître, et tout serait perdu.
— Ni dans la prison, disait Pétrone, ni
auprès des Fosses Puantes ! Il faut que tout le monde, il
faut que César et Tigellin soient persuadés
qu'elle est morte ; sinon ils ordonneraient des recherches
immédiates. Nous ne pouvons détourner les
soupçons qu'en la faisant emporter aux Monts Albains, ou
même plus loin, en Sicile, tandis que nous resterons
à Rome. Dans une semaine ou deux, tu tomberas malade et
tu feras venir le médecin de Néron, qui te
prescrira la montagne. Alors vous vous reverrez et
ensuite...
Ici il réfléchit un instant, puis, faisant un
geste évasif, conclut :
— Ensuite, les temps auront peut-être
changé...
— Que le Christ ait pitié d'elle ! dit Vinicius.
Elle est malade et peut mourir.
— Nous la cacherons plus près tout d'abord. Le
grand air la guérira. Ne possèdes-tu pas quelque
part dans les montagnes un fermier en qui tu puisses avoir
confiance ?
— Oui. J'en ai un, répliqua Vinicins. Dans les
montagnes, près le Coriola, j'ai un homme sûr qui
m'a porté dans ses bras tout enfant, et qui m'est
toujours dévoué.
Pétrone lui tendit les tablettes.
— Écris-lui de venir demain. J'enverrai
immédiatement un courrier.
Quelques instants plus tard, un esclave à cheval partait
pour Coriola...
Au moment de quitter Vinicius, Nazaire le prit à part et
lui dit tout bas :
— Seigneur, je ne parlerai de nos projets à
personne, pas même à ma mère, mais
l'Apôtre Pierre a promis de venir chez nous en quittant
l'amphithéâtre ; et je veux tout lui confier.
— Tu peux parler à haute voix ici, répondit
Vinicius. L'Apôtre Pierre était à
l'amphithéâtre au milieu des gens de
Pétrone. Du reste, je vais avec toi.
Il se fit donner un manteau d'esclave et ils sortirent.
Pétrone respira profondément.
— Toi, Ahénobarbe, tu veux avoir le spectacle des
tortures d'un amant ! Toi, Augusta, tu as d'abord
été jalouse de la beauté de cette fille, et
maintenant tu es prête à la dévorer toute
crue parce que ton Rufius a péri Toi, Tigellin, tu veux
la perdre pour me jouer un tour ! Eh bien ! je vous
déclare, moi, qu'elle ne paraîtra pas dans
l'arène. Je vous l'arracherai si proprement que vous n'y
verrez que du feu... Et, plus tard, chaque fois que je vous
regarderai, je me dirai : « Voilà les
imbéciles qu'a bernés Pétrone...
»
Très satisfait de soi, il passa au triclinium et s'assit
à souper avec Eunice. Au cours du souper, le lecteur leur
déclama les idylles de Théocrite. Dehors
s'étaient amoncelés des nuages que le vent
chassait du Soracte. Une tempête soudaine troubla cette
nuit d'été. De temps à autre les
grondements du tonnerre se répercutaient sur les sept
collines. Eux, étendus côte à côte,
savouraient le poète qui disait l'amour des pâtres
dans le dialecte musical des Doriens. Ensuite, l'esprit en
repos, ils se préparèrent à goûter un
tranquille sommeil. Mais on annonça le retour de Vinicius
et Pétrone se hâta au-devant de lui.
— Eh bien ! Avez-vous trouvé quelque chose de
nouveau ? Nazaire est-il déjà allé à
la prison ?
— Oui, répliqua le jeune homme, en passant sa main
sur ses cheveux mouillés. Nazaire est allé se
concerter avec les gardiens, et moi, j'ai vu Pierre, qui m'a
recommandé de prier et d'avoir confiance.
— C'est bien. Si tout réussit, ainsi que je
l'espère, on pourra l'emporter dans la nuit de
demain...
— Le fermier, avec ses hommes, sera ici au lever du
jour.
— Maintenant, repose-toi.
Mais Vinicius s'agenouilla dans son cubicule et se mit à
prier.
A l'aurore, Niger, le fermier, arriva de Coriola. Par
précaution, il avait laissé dans une auberge de
Suburre, avec les mulets et la litière, ces quatre
esclaves de confiance qu'il avait choisis parmi les
Bretons.
L'homme s'émut à la vue de son jeune maître,
lui baisa les mains et les yeux, disant :
— Es-tu malade, maître chéri, ou bien les
chagrins ont-ils sucé le sang de ton visage ? J'ai eu de
la peine à te reconnaître d'abord.
Vinicius l'emmena sous la colonnade intérieure et.,
là, lui confia le secret.
— Ainsi, c'est une chrétienne ? s'écria
Niger avec un regard scrutateur à Vinicius.
— Et moi aussi, je suis chrétien, répondit le tribun.
Des larmes brillèrent dans les yeux de Niger.
— Merci, Christ, d'avoir enlevé le voile de ces yeux, qui me sont le plus chers au monde !
Bientôt entrait Pétrone ; il amenait Nazaire.
— Bonnes nouvelles ! dit-il de loin.
En effet, les nouvelles étaient bonnes. D'abord, Glaucos,
le médecin, se portait garant de la vie de Lygie, bien
qu'elle eût cette même fièvre des prisons
dont mouraient chaque jour des centaines de gens, au tulianum et
ailleurs. Quant aux gardiens et à l'homme qui
contrôlait la mort avec son fer chaud, on les avait
achetés, comme aussi un aide du nom d'Attys.
— Nous avons percé des ouvertures dans le cercueil.
disait Nazaire. Le seul danger serait qu'elle poussât un
gémissement ou dît un mot, quand nous passerons
à côté des prétoriens. Du reste,
Glaucos lui donnera un soporatif. Le couvercle du cercueil ne
sera pas cloué. Vous le soulèverez facilement et
vous emporterez la malade dans votre litière, tandis que
nous mettrons dans le cercueil un sac de sable.
— Va-t-on emporter d'autres cadavres de la prison ?
demanda Pétrone.
— Il est mort cette nuit une vingtaine de gens, et avant
ce soir il en mourra encore quelques-uns, répondit
Nazaire. Nous sommes forcés de suivre le convoi, mais
nous allons lanterner afin de rester en arrière. Au
premier coin de rue, mon compagnon se mettra à boiter. De
cette façon, on nous distancera. Vous, attendez-nous aux
abords du petit temple de Libitine. Dieu fasse que la nuit soit
sombre.
— Dieu avisera, dit Niger. Hier la soirée
était claire, et soudain un orage a éclaté.
Aujourd'hui le ciel est beau, mais l'air est étouffant.
Toutes les nuits, maintenant, il y aura des pluies et des
orages.
— Vous irez sans torches ? demanda Vinicius.
— Ceux qui marchent devant ont seuls des torches.
Postez-vous en tout cas aux abords du temple de Libitine
dès qu'il fera sombre, bien qu'à l'ordinaire nous
n'enlevions les cadavres qu'un peu avant minuit.
Ils se turent. On n'entendait que la respiration
précipitée de Vinicius.
Pétrone se tourna vers lui :
— J'ai dit hier que le mieux était que nous
restions tous deux à la maison. Maintenant je vois qu'il
me sera à moi-même impossible de tenir en
place.
— Oui ! Oui ! répondit Vinicius. Il faut que je
sois là. Je l'enlèverai moi-même du
cercueil...
— Une fois qu'elle sera dans ma maison, à Coriola,
je réponds d'elle, dit Niger.
La conversation prit fin. Niger se rendit à l'auberge,
auprès de ses hommes. Nazaire retourna à la prison
avec un sac d'or sous sa tunique. Pour Vinicius commença
un jour de fièvre.
— L'affaire doit réussir, lui disait
Pétrone. Il était impossible de la mieux combiner.
Toi, tu vas être forcé de feindre la
désolation et de porter une toge sombre, mais il ne faut
pas que tu manques le cirque. Qu'on te voie... Tout est si bien
arrangé qu'il ne peut pas y avoir de mécompte.
Mais, au fait, es-tu parfaitement sûr de ton fermier
?
— C'est un chrétien, répondit
Vinicius.
Pétrone le regarda avec étonnement, puis haussa
les épaules et dit, comme s'il se parlait à
lui-même :
— Par Pollux ! comme cela se répand malgré
tout ! Et comme cela s'enracine dans les âmes ! ... Si une
semblable terreur menaçait d'autres gens, ils renieraient
sur l'heure tous les dieux, romains, grecs et égyptiens.
C'est extraordinaire... Par Pollux ! si je croyais que quelque
chose au monde pût encore dépendre de nos dieux, je
leur promettrais à chacun six taureaux blancs, et douze
à Jupiter Capitolin... Mais toi aussi, avec ton Christ,
ne ménage pas les promesses...
— Moi, je lui ai donné mon âme, répliqua Vinicius.
lls se quittèrent. Pétrone rentra dans son
cubicule, tandis que Vinicius se rendait sur le versant de la
Colline Vaticane, dans la hutte de carrier où il avait
reçu le baptême des mains de l'Apôtre. Il lui
semblait que dans celte cabane le Christ l'entendrait plus
volontiers que partout ailleurs. Là, il se jeta à
terre et mit toutes les forces de son âme douloureuse dans
sa supplication vers la clémence divine. Il s'abîma
si complètement dans sa prière qu'il oublia
où il se trouvait et ce qui se passait autour de lui.
L'après-midi seulement il fut éveillé par
les trompes du Cirque de Néron. Il sortit. La chaleur
était ardente. Le silence que troublait, par moments, le
son de l'airain, était bercé des stridulations
ininterrompues des cigales. Au-dessus de la Ville le ciel
était bleu encore, mais, du côté des Monts
Sabins, très bas sur l'horizon, des nuages sombres se
tassaient. Vinicius rentra chez lui. Dans l'atrium,
Pétrone l'attendait.
— J'ai été au Palatin, dit-il. Je m'y suis
montré à dessein, et j'ai même fait une
partie d'osselets. Ce soir, il y a un festin chez Anicius ; j'ai
annoncé que nous viendrions, mais après minuit,
car auparavant, il me fallait un peu de sommeil. J'irai, en
effet, et tu feras bien d'y venir aussi.
— Pas de nouvelles de Niger ou de Nazaire ? demanda
Vinicius.
— Non, nous ne les verrons qu'à minuit. Demain, il
doit y avoir une exhibition de chrétiens
crucifiés ; mais peut-être la pluie
empêchera-t-elle le spectacle.
Il toucha le bras de Vinicius.
— Tu la verras, non pas sur la croix, mais à
Coriola. Par Castor ! le moment où nous la
délivrerons, je ne le céderais pas pour toutes les
gemmes de Rome.
A la nuit close tomba une forte averse qui s'évapora sur
les pierres embrasées par toute une journée de
chaleur et emplit de brouillard les rues. Ensuite, il y eut des
alternatives de calme et d'ondées brusques,
— Hâtons-nous, dit Vinicius, il se pourrait qu'ils
emportassent les cadavres plus tôt, à cause de
l'orage.
— Il est temps, répondit Pétrone.
Ils prirent des manteaux gaulois à capuce. Pétrone
s'arma d'un coutelas, et ils sortirent par une porte du jardin.
L'orage avait fait le vide dans les rues. De temps en temps, un
éclair illuminait de clartés crues les murs
intacts des maisons fraîchement édifiées ou
de maisons que l'on était en train de bâtir. A la
lueur d'un éclair, ils virent enfin le tertre que
surmontait le temple minuscule de Libitine et, au-dessous, un
groupe de mulets et de chevaux.
-- Niger ! appela tout bas Vinicius.
— Je suis là, seigneur, répondit une voix
dans la pluie.
— Tout est-il prêt ?
— Tout est prêt, maître chéri. Mais
abritez-vous sous le remblai, car vous allez être
trempés. Quel orage ! Je pense qu'il y aura de la
grêle.
En effet, des grêlons tombèrent
Immédiatement, la température s'abaissa. Ils
causaient à voix étouffée :
—Si même, on nous apercevait, disait Niger, personne
n'aurait. de soupçons, car nous avons l'air de gens qui
attendent la fin de l'orage. Mais je crains qu'on ne remette le
transport des cadavres à demain.
— Il ne grêlera pas longtemps, dit Pétrone.
Nous resterons là jusqu'à l'aube, s'il le
faut.
Ils attendirent, l'oreille aux aguets.
La grêle avait cessé, mais aussitôt
s'était mise à tomber une ondée bruissante.
Par instants, le vent s'élevait, apportant des Fosses
Puantes l'épouvantable odeur des cadavres en
décomposition, que l'on enterrait presque à fleur
de terre.
Niger dit soudain :
— Je vois une lueur à travers le brouillard... une
autre... une autre encore... ce sont des torches.
Il se tourna vers les hommes :
— Surveillez vos mules. Attention !
— Ils viennent, dit Pétrone.
Les lumières se précisaient. On put distinguer les
flammes des torches qui vacillaient au souffle du vent. Niger se
signa et se mit à prier.
Quand le lugubre convoi fut à la hauteur du temple, il
s'arrêta.
Pétrone, Vinicius et le fermier se serrèrent en
silence contre le tertre, inquiets. Mais les porteurs n'avaient
fait halte que pour se couvrir le visage et la bouche d'un
linge, et se préserver ainsi de la puanteur qui, aux
abords du charnier, était abominable ; bientôt ils
reprirent les brancards et continuèrent leur chemin. Un
seul cercueil s'arrêta en face du petit temple.
Vinicius s'élança, suivi de Pétrone, de
Niger et des deux esclaves bretons avec la litière. Mais,
douloureuse, la voix de Nazaire s'éleva dans la nuit
:
— Seigneur, on l'a transférée avec Ursus
dans la Prison Esquiline... Nous portons un autre corps ! On l'a
emmenée avant minuit !
En rentrant chez lui, Pétrone était sombre comme
l'orage, et n'essayait même pas de consoler Vinicius. Il
comprenait qu'il était inutile de penser à faire
évader Lygie des caveaux esquilins. Il devinait qu'on
l'avait transférée là afin qu'elle ne
mourût point de la fièvre et
n'échappât point à son sort.
Pétrone s'apitoyait du fond du cœur sur elle et sur
Vinicius ; et il songeait aussi que, pour la première
fois, il échouait en quelque entreprise.
— La Fortune me déserte, se disait-il.
Il tourna les yeux vers Vinicius, qui le regardait, les
prunelles dilatées.
— Qu'as-tu ? Tu as la fièvre ? dit Pétrone.
Vinicius répondit d'une voix étrange :
— J'ai confiance que Lui peut me la rendre.
Au-dessus de la Ville s'apaisait l'orage.