Troisième partie, chapitre 30 - Le martyre des apôtres

Et les temps s'accomplirent pour Pierre et pour Paul. Mais, en prison même, il fut encore donné au pêcheur divin d'amener deux âmes dans la nasse du Seigneur. Les soldats Processus et Martinien, qui le surveillaient dans la Mamertins, reçurent le baptême. Puis vint l'heure du martyre. César était absent. de Rome. La sentence avait été signée d'Helius et Polythète, deux affranchis à qui Néron, pour la durée de son absence, avait confié le pouvoir.

Le vénérable Apôtre subit d'abord les verges, prescrites par la loi. Le lendemain, on devait le conduire hors des murailles, vers les Collines Vaticanes, où l'attendait le supplice assigné.

Les soldats s'étonnaient de la foule nombreuse qui stationnait devant la prison. La mort d'un homme du commun, et surtout d'un étranger, n'était pourtant pas chose si digne d'intérêt. Aussi bien, le cortège ne se composait-il point de curieux ; mais de fidèles qui désiraient accompagner au lieu du supplice le grand Apôtre. Enfin, les portes s'ouvrirent, et Pierre apparut, escorté de prétoriens. Le soleil s'inclinait déjà vers Ostie ; la journée était claire et sereine.

Eu égard à son âge avancé, Pierre ne fut pas astreint à porter la croix. Afin de ne point paralyser sa marche, on avait même renoncé à lui mettre la fourche au cou. Il était sans entraves, et les fidèles le voyaient de toutes parts. Quand apparut sa tête blanche, des sanglots s'élevèrent de la foule, bientôt réprimés à la vue de son visage rayonnant de joie. Et tous comprirent que ce n'était point une victime qui allait à la mort, mais un vainqueur qui s'avançait en triomphe.

Adriano Minardi - Édition Montgrédien, 1901

Oui, c'était ainsi. Le pêcheur, humble et voûté d'ordinaire, se redressait à présent et dominait les soldats. Jamais, en son maintien, on n'avait vu tant de majesté. Il s'avançait, comme un monarque qu'entourent son peuple et. sa garde. Des voix proférèrent : « Pierre s'en va vers le Seigneur. » Tous avaient oublié que l'attendaient le supplice et la mort. Solennels et absorbés, ils sentaient que, depuis la mort du Golgotha, rien de tel ne s'était accompli. De même que cette autre mort avait racheté l'Univers, celle-ci allait racheter la Ville. Et ils marchaient dans un silence profond. Le long de la route, les gens s'arrêtaient avec surprise à la vue du vieillard ; et les fidèles, leur posant la main sur l'épaule, disaient, calmes :

— Regardez. Ainsi va vers la mort un juste qui a connu Chrestos et enseigné l'amour au monde entier.

Et les passants, pleins de pensées graves, s'en allaient en songeant : « En vérité, celui-ci ne pouvait être qu'un juste. »

Les clameurs se taisaient et les appels de la rue. Le cortège s'avançait parmi la blancheur des temples et des maisons récemment édifiées. En haut, c'était l'azur profond d'un ciel sans tache. Ils marchaient en silence, avec, parfois, un cliquetis de fer, ou un murmure d'oraison. Le visage de Pierre rayonnait d'une joie toujours plus intense, car son regard pouvait à peine embrasser les milliers de ses fidèles. Il savait avoir accompli son oeuvre : cette vérité que toute sa vie il avait enseignée serait le flot qui submerge et que plus rien ne peut endiguer. Et, levant les yeux au ciel, il disait : « Seigneur, tu m'as commandé de conquérir cette cité qui règne sur l'univers, et j'ai conquis celte cité. Tu m'as commandé d'y fonder ta capitale, et j'y ai fondé ta capitale. A présent, Seigneur, c'est ta Ville. Et je vais à toi, car mon labeur fut ardu. »

Passant à côté des temples, il leur dit : « Du Christ vous serez les temples. » Regardant la multitude qui coulait devant ses yeux, il dit : « Du Christ vos enfants seront les serviteurs. » Et il allait, conscient de la conquête, conscient de son mérite, conscient de sa puissance, conforté, paisible et grand. Par le Pont Triomphal, les soldats, ratificateurs inscients de son triomphe, le conduisirent vers la Naumachie et le Cirque. Les fidèles du Transtévère vinrent se joindre au cortège, et la multitude alors fut telle, que, devinant enfin qu'il conduisait quelque archiprêtre entouré de fidèles, le centenier s'inquiéta du petit nombre des hommes d'escorte. Mais nul cri d'indignation ou de fureur ne jaillit de la foule. Les visages étaient imbus de la grandeur de l'heure, solennels et pleins d'attente. Beaucoup de fidèles se souvenaient qu'à la mort du Seigneur la terre s'était ouverte d'épouvante, et que les morts étaient sortis de leurs sépulcres. Et ils pensaient qu'allaient paraître des signes sur la terre et dans les cieux, par lesquels la mort de l'Apôtre marquerait la face du monde d'un stigmate indélébile. D'autres songeaient : « Peut-être le Seigneur choisira-t-il le jour de Pierre pour descendre du ciel, et juger le monde. » Et ils se recommandaient à la miséricorde du Christ.

Mais alentour, partout, c'était le calme. Les collines semblaient se chauffer et se reposer dans la clarté solaire. Le cortège s'arrêta enfin entre le Cirque et la Colline du Vatican. Quelques soldats commencèrent de creuser la fosse. Les autres déposèrent la croix, les marteaux et les clous, attendant la fin des préparatifs. La foule, calme et toujours absorbée, s'agenouilla alentour.

La tête irradiée d'or, l'Apôtre fit face à la Ville. A ses pieds, le Tibre brasillait ; sur l'autre rive c'était le Champ de Mars, que surplombait le mausolée d'Auguste ; un peu plus bas les thermes immenses qu'édifia Néron, — plus bas encore le théâtre de Pompée.

Puis, visibles en entier, ou bien partiellement rouverts par d'autres édifices, une multitude de péristyles, de colonnes, d'architectures étagées, — une immense fourmilière humaine grouillante de maisons et dont les limites s'évanouissaient dans la brume azurée. Nid de crime, et aussi de puissance ; de folie, et d'ordre aussi, — tête et despote de l'Univers et pourtant sa loi et sa paix, Ville omnipotente, invincible, éternelle...

Maître et souverain contemplant son hoirie, Pierre, entouré de soldats, contemplait la Ville. Et il disait : « Tu es rachetée, et tu es mienne. »

Et nul parmi ceux qui creusaient la fosse où allait. s'ériger l'arbre de supplice, nul parmi ceux qui, fidèles, l'entouraient, ne voyait qu'était debout devant eux le véritable souverain de cette ville, — que les empereurs passeraient, que passeraient les flots des barbares, que passeraient les âges, — et que le règne de ce vieillard, ici, serait interminable.

Le soleil, baissant davantage vers Ostie, fut énorme et sanglant. Tout l'occident s'embrasa d'une clarté immense. Les soldats s'approchèrent de Pierre, pour le dévêtir.

Lui, la prière aux lèvres, se redressa soudain, et leva très haut sa main droite. Les bourreaux s'arrêtèrent, intimidés. Les fidèles suspendirent leur souille, attendant parlât. Le silence se fit, total.

Debout sur la hauteur, Pierre, de sa dextre étendue, fit le signe de la croix, et bénit à l'heure de la mort :

Urbi et Orbi.

Jan Styka - La bénédiction Urbi et Orbi - 1902

En ce même soir merveilleux, un autre détachement de soldats conduisait, sur la route d'Ostie, l'Apôtre Paul de Tarse vers les Eaux Salviennes. Derrière lui s'avançait un groupe de fidèles qu'il avait convertis. Reconnaissant des visages familiers, Paul arrêtait sa marche et leur parlait, car, citoyen romain, il avait droit à la déférence de l'escorte. Derrière la Porta Tergemina, il rencontra la fille du préfet Flavius Sabin et, voyant son jeune visage baigné de larmes, lui dit : « Plautilla, fille du salut éternel, retourne en paix. Mais donne-moi ton voile, afin qu'on m'en bande les yeux au moment où j'irai vers le Seigneur. » Et il continua sa route avec le visage joyeux du tâcheron qui a bien peiné tout le jour et qui s'en revient vers sa demeure. Son âme, à l'unisson de celle de Pierre, était paisible et sereine, ainsi que ce ciel vespéral. Ses yeux contemplaient, pensifs, la plaine déroulée devant lui et les Monts Albains noyés de lumière. Il se remémorait ses voyages, ses travaux, ses fatigues, les luttes où il fut vainqueur, et les églises que par tous les continents, au delà de toutes les mers, il édifia. Et il songeait qu'il avait gagné le repos. Il avait accompli son œuvre : la semence ne serait plus balayée par le vent de la Fureur. Et il partait, conscient que dans la guerre qu'au monde avait déclarée la vérité, la vérité serait victorieuse. Et une sérénité immense s'épandait en lui.

La route était longue et le soir commença de tomber. Les monts furent pourpres, tandis qu'autour de leurs bases l'ombre s'épaississait peu à peu. Les troupeaux rentraient au bercail. Des groupes d'esclaves rentraient, leurs outils sur l'épaule. Devant les maisons bordant la route, des enfants s'ébattaient, qu'intriguait le passage de l'escorte. Et dans ce soir, et dans la blonde transparence de cette atmosphère, baignés de paix et de sérénité, — Paul percevait une harmonie encore,— merveilleuse, et qui, de la terre, semblait prendre l'essor vers les cieux. Et son cœur était pénétré de joie que la musique de l'univers fût complétée, grâce à lui, d'un son nouveau, d'un son vierge, faute duquel, jadis, le monde était « ainsi que l'airain sonnant et les vaines cymbales ».

Il se rappela comment il avait enseigné l'amour, comment il avait dit aux hommes que, quand même ils distribueraient tous leurs biens pour nourrir les pauvres, quand même ils auraient le don de pénétrer tous les mystères, ils ne seraient rien sans l'amour. L'amour qui était patient, doux et bienfaisant, qui ne s'enflait point d'orgueil, qui ne s'aigrissait de rien, qui supportait tout, qui croyait tout, qui espérait tout, qui souffrait tout, et qui ne finirait jamais ! ...

Voici que l'âge de sa vie s'était écoulé dans l'enseignement de l'amour. Et il disait en son âme : Quelle force osera l'affronter, et qui donc vaincra l'amour ? Comment l'étoufferait-il, César, possédât-il deux fois plus de légions, deux fois plus de villes, et de mers, et de terres, et de nations ? ...

Et, victorieux, il allait recevoir son salaire.

Le cortège quitta enfin la grand'route et tourna à l'est, par un étroit sentier, vers les Eaux Salviennes. Sur les bruyères, le soleil gisait, rougeâtre. Auprès de la source, le centenier arrêta ses hommes, Le moment était venu.

Paul posa sur son épaule le voile de Plautilla afin de s'en bander les yeux. Une dernière fois, il leva ses yeux pleins d'un calme sublime vers l'éternelle clarté des soirs et se mit en prière. Son heure avait sonné. Il voyait devant lui l'immense chemin des couchants qui menait droit au ciel. Et son âme disait les paroles que, conscient de la charge accomplie et de la fin prochaine, il avait écrites :

« J'ai combattu le bon combat, j'ai gardé la foi, j'ai achevé ma course ; et voici que m'est réservée l'incorruptible couronne du juste. »

Jan Styka - Le martyre de Paul - Édition Flammarion 1901-1904