Troisième partie, chapitre 29 - Quo vadis, Domine ? |
A l'aube du lendemain, deux sombres silhouettes
s'avançaient sur la Voie Appienne vers les plaines de la
Campanie.
L'une d'elles était Nazaire, l'autre était Pierre
qui abandonnait Rome et ses enfants que l'on martyrisait dans
Rome.
A l'orient, le ciel revétait déjà
d'impalpables teintes viridines qui, peu à peu,
s'ourlaient, très bas sur l'horizon, de safran toujours
plus distinct.
L'argent, des feuillages, le marbre blanc des villas et les
arches des aqueducs qui, par la plaine, s'acheminaient vers
Rome, émergeaient lentement des ténèbres.
Le ciel s'éclaircissait par degrés, s'imbibant
à mesure d'or liquide. Puis l'orient se mit à
rosir et éclaira les montagnes Albaines, qui apparurent,
merveilleuses et liliales, et comme formées de seules
clartés. L'aurore se mirait aux gouttes de rosée,
parmi le frisson des ramures. La brume se dissolvait,
découvrant de proche en proche l'étendue de la
plaine, parsemée de maisons, de cimetières, de
villages et de bouquets d'arbres où blanchissaient des
colonnes de temples.
La route était déserte. Les campagnards qui
portaient leurs légumes vers la ville n'avaient point
encore attelé leurs chariots. Sur le dallage de pierre,
dont jusqu'aux montagnes était formée la voie,
résonnait faiblement le bois des sandales de voyage des
deux pèlerins.
Ensuite, le soleil émergea de dessous une croupe de
montagnes, et un spectacle étrange vint frapper les yeux
de l'Apôtre. Il lui sembla que la sphère blonde, au
lieu de s'élever dans les cieux, avait glissé du
haut des monts et suivait le profil de la route.
Pierre s'arrêta et dit :
— Tu vois cette clarté qui s'avance vers
nous ?
— Je ne vois rien, dit Nazaire.
Jan Styka - Édition Flammarion 1901-1904 |
Mais Pierre abrita ses yeux de sa main, et, après un
moment :
— Un homme vient vers nous dans le rayonnement du
soleil.
Pourtant le son des pas ne parvenait point à leurs
oreilles. Alentour, c'était le silence absolu. Nazaire
voyait seulement que dans le lointain les arbres frissonnaient,
comme agités par une main invisible, et que sur la plaine
s'épandait, toujours plus ample, la clarté.
Et il regarda l'Apôtre avec surprise.
— Rabbi ! qu'as-tu donc ? s'écria-t-il d'une voix
anxieuse.
Des mains de Pierre, le bourdon avait glissé sur le
chemin ; ses yeux regardaient fixement devant lui ; sa bouche
était entr'ouverte, et son visage reflétait la
stupeur, la joie, le ravissement...
Il se jeta à genoux, les mains tendues. Et de sa bouche
jaillit :
— Christ ! Christ ! ...
Et il s'abattit, la tête contre terre, comme s'il
eût baisé des pieds invisibles. Longtemps, le
silence régna. Puis la voix du vieillard s'éleva,
brisée de sanglots :
— Quo vadis, Domine ?...
EL la réponse ne fut point entendue de Nazaire. Mais aux
oreilles de l'Apôtre parvint une voix triste et douce, qui
disait :
— Lorsque tu abandonnes mon peuple, je vais à
Rome... pour qu'une fois encore on me crucifie.
Jan Styka - Quo vadis ? 1902 |
L'Apôtre restait étendu sur la route, le visage
dans la poussière, sans un geste, sans un mot. Nazaire
pensait déjà qu'il avait perdu connaissance, ou
qu'il avait expiré. Mais lui se leva enfin, reprit dans
ses mains tremblantes son bâton de pèlerin, et,
sans parler, se retourna et fit face aux sept collines.
Le jeune garçon, alors, répéta comme un
écho :
— Quo vadis, Domine ?...
— A Rome, dit doucement l'Apôtre.
Et il revint vers Rome.
Paul, Jean, Linus et tous les adeptes le reçurent avec
surprise et anxiété. A son départ, les
prétoriens avaient cerné la maison de Myriam,
cherchant. l'Apôtre. Mais à toutes les questions
des fidèles, Pierre répondait avec une joie
paisible :
— Le Seigneur, je l'ai vu ! ...
Et ce même soir, il se rendit au cimetière
d'Ostrianum, afin d'enseigner la parole de Dieu et de baptiser
ceux qui voulaient être baignés dans l'eau de la
vie. Depuis lors, il y vint tous les jours, et des foules
toujours plus nombreuses le suivaient. Il semblait que chaque
larme de martyr fît naître de nouveaux
fidèles, et que chaque gémissement dans
l'arène se répercutât dans des milliers de
poitrines. César nageait dans le sang ; Rome et tout
l'univers païen déliraient. Mais ceux qui
étaient las de crime et de démence, ceux que l'on
foulait aux pieds, ceux dont la vie était une vie
d'infortune et d'immolation, — tous les opprimés,
tous les affligés, tous les
déshérités... venaient ouïr le conte
surprenant de ce Dieu qui, par amour des hommes, s'était
laissé crucifier, et avait racheté leurs
péchés...
Et, retrouvant un Dieu qu'ils pouvaient aimer, ils retrouvaient
ce que le monde n'avait pu leur donner jusqu'ici : — le
bonheur par l'amour.
Pierre comprit que désormais César, avec toutes ses légions, ne pourrait plus terrasser la vivante Vérité ; qu'elle ne serait submergée ni par les larmes, ni par le sang, et que maintenant commençait la victoire. Il comprit pourquoi le Seigneur l'avait fait revenir sur ses pas : voici que déjà la cité de superbe, de crime, de débauche et de toute-puissance devenait sa ville à lui. Elle devenait la double capitale, rectrice des corps et des âmes.