Troisième partie, chapitre 32 - Deux lettres |
VINICIUS A PÉTRONE :
« Même ici, très cher, nous
apprenons de temps en temps ce qui se passe à
Rome, et, pour nous renseigner plus amplement, nous
avons tes lettres... Tu me demandes si nous sommes en
sûreté ? Je te répondrai simplement
: on nous a oubliés. Que cela te suffise.
« Du péristyle où je me suis
installé pour t'écrire, je vois notre
baie paisible, et Ursus dans une barque, en train de
jeter sa nasse dans l'onde lumineuse. A
côté de moi, ma femme dévide un
peloton de laine rouge, et, dans les jardins, à
l'ombre des amandiers, j'entends les chants de nos
esclaves. C'est la paix, très cher, et l'oubli
des terreurs et des souffrances de jadis. Pourtant, ce
ne sont point les Parques, comme tu dis, qui filent si
doucement l'écheveau de notre existence. C'est
Christ qui nous bénit, Christ, notre Dieu et
notre Sauveur.
« Nous connaissons le chagrin et les larmes, car
notre vérité nous commande de pleurer sur
l'infortune des autres. Mais, même dans ces
larmes, gît une consolation que vous ignorez,
vous autres. Un jour, quand se sera
écoulé le temps qui nous fut
assigné, nous retrouverons tous les êtres
chers qui ont péri et qui pour la doctrine
divine doivent périr encore.
« Ainsi, dans la sérénité de
nos cœurs, passent nos journées et nos
mois. Nos serviteurs et nos esclaves croient au Christ,
et, comme il nous en a donné le commandement,
nous nous aimons les uns les autres. Souvent, quand se
couche le soleil, ou bien quand l'onde commence
à s'argenter de lune, nous causons, Lygie et
moi, des temps anciens, qui semblent un rêve
aujourd'hui. Et, quand je songe combien cette
chère tête était proche du supplice
et de l'anéantissement, j'adore de toute mon
âme Notre Seigneur. Lui seul pouvait la sauver de
l'arène et me la rendre pour toujours. |
Domenico Mastroianni - En Sicile - 1913 |
« Pétrone, tu as vu combien cette doctrine donnait
de consolations et d'endurance dans l'adversité, combien
de patience et de courage elle donnait en face de la mort. Viens
chez nous : tu verras de quel bonheur elle peut être la
source dans la vie quotidienne. Les hommes, vois-tu, n'avaient
point connu jusqu'ici un dieu que l'on pût aimer. Ni les
législateurs, ni les philosophes n'ont enseigné
cette vérité. Elle n'existait ni en Grèce,
ni à Rome, et, quand je dis : Rome, — cela signifie
le monde entier. La doctrine sèche et froide des
stoïciens, à laquelle se rallient les gens vertueux,
trempe les cœurs ainsi que des lames, mais les rend
impassibles, et non meilleurs.
« Toi aussi, tu as connu Paul de Tarse, et souvent tu as
eu avec lui de longs entretiens. Mieux que quiconque tu es
à même de comprendre que, comparées à
son enseignement, toutes les doctrines de vos philosophes et de
vos rhéteurs ne sont que vains simulacres et
bourdonnements. Te souviens-tu de sa question : « Et si
César était chrétien, ne vous
sentiriez-vous pas plus en sûreté, plus certains de
posséder ce que vous possédez, libres de terreurs
et sûrs du lendemain ? » Tu me disais que notre
vérité était ennemie de la vie. Eh bien !
je puis te répondre que si depuis le commencement de ma
lettre je ne répétais que ces trois mots :
« Je suis heureux ! » — j'aurais encore mal
exprimé mon bonheur.
« Tu me diras que mon bonheur, c'est Lygie ! Oui,
très cher ! Parce que j'aime son âme immortelle,
que tous deux nous nous aimons en Jésus. Quand auront
passé jeunesse et beauté, quand se seront
fanés nos corps et que la mort frappera à notre
porte, l'amour survivra, car nos âmes auront
survécu. Avant que mes yeux se fussent ouverts à
la lumière, j'étais prêt à incendier
pour Lygie ma propre maison ; — eh bien ! maintenant, je
puis t'affirmer qu'alors je ne l'aimais pas. Non ! je ne
l'aimais pas, car c'est Christ qui m'a enseigné
l'amour.
« Le Christ est une source éternelle de bonheur et
de calme. Compare vos voluptés doublées
d'angoisse, vos ivresses incertaines du lendemain, vos orgies
semblables à des festins funéraires, compare tout
cela, dis-je, à la vie des chrétiens. Mais pour
mieux faire tes comparaisons, viens chez nous, dans nos
montagnes embaumées de thym, dans nos bois d'oliviers
remplis d'ombre, sur nos rivages couverts de lierre. Deux
cœurs t'y attendent, qui t'aiment vraiment. Tu es noble et
bon, tu devrais être heureux. Ton esprit saura discerner
la vérité, et tu finiras par l'aimer, car on peut
être son ennemi, comme César ou Tigellin, mais on
ne saurait rester indifférent à son égard.
Lygie et moi, mon cher Pétrone, nous nous
réjouissons à l'espoir de te voir bientôt.
Porte-toi bien, sois heureux, et arrive au plus vite !
»
Pétrone reçut cette lettre à Cumes,
où il avait accompagné César. Celui-ci se
ravalait chaque jour davantage aux rôles de
comédien, de pitre et de cocher. Chaque jour il sombrait
davantage dans une débauche maladive, abjecte, et
grossière. L'élégant Arbitre ne lui
était plus qu'un fardeau. Quand Pétrone se
taisait, Néron voyait un blâme dans son silence;
quand il approuvait, Néron croyait démêler
de l'ironie dans ses louanges. Le sublime patricien irritait son
amour-propre et excitait son envie.
Les richesses et les splendides oeuvres d'art de Pétrone
étaient l'objet des convoitises du maître et du
ministre tout-puissant. On l'avait ménagé
jusqu'ici en raison du voyage en Achaïe, où son
goût et son expérience des choses de la
Grèce pouvaient être utiles. Mais Tigellin
s'était évertué à démontrer
à César que Carinas surpassait encore
Pétrone pour le goût et la compétence, et,
mieux que celui-ci, saurait organiser en Grèce des jeux,
des réceptions et des triomphes. Dès lors,
Pétrone était perdu. On n'avait point osé
lui envoyer sa sentence à Rome. César et Tigellin
se souvenaient que cet homme soi-disant efféminé,
qui faisait « de la nuit le jour » et qui semblait
uniquement soucieux de volupté, d'art et de bonne
chère, avait, comme proconsul en Bithynie et plus tard
comme consul à Rome, fait preuve d'une stupéfiante
aptitude au travail et d'une grande énergie. On le
croyait capable de tout, et l'on savait qu'à Rome il
était aimé même des prétoriens. Parmi
les intimes de César, nul ne pouvait prévoir la
façon dont, le cas échéant, il
décidérait d'agir. Il semblait sage de
l'éloigner de la Ville par un subterfuge quelconque, et
de l'atteindre en province.
Il fut donc invité à se rendre à Cumes avec
les autres augustans. Il partit, bien qu'il
soupçonnât un stratagème. Peut-être
voulait-il éviter d'opposer une résistance
ouverte, peut-être désirait-il montrer une fois
encore à César et aux augustans un visage gai et
libre de tous soucis, et remporter sa dernière victoire
sur Tigellin.
A peine eut-il quitté Rome, Tigellin l'accusa d'avoir
été le complice du sénateur Scaevinus,
cheville ouvrière de la conspiration avortée. Ses
gens, restés à Rome, furent emprisonnés, sa
maison fut cernée. Pétrone, loin de s'en effrayer,
ne montra aucun embarras et c'est avec un sourire qu'il dit aux
augustans qu'il recevait dans sa splendide villa de
Cumes :
— Barbe-d'Airain n'aime pas les questions à
brûle-pourpoint, et vous allez voir sa mine quand je lui
demanderai si c'est lui qui a fait mettre en prison ma
familia.
Et il leur annonça qu'avant de se remettre en voyage, il
leur offrirait un festin. C'est au cours des préparatifs
de ce festin qu'il reçut la lettre de Vinicius.
Cette lettre le laissa rêveur un moment. Mais
bientôt son visage se rasséréna, et, le
même soir, il répondit :
« Je me réjouis de votre bonheur, très cher,
et j'admire votre grand cœur : je ne me figurais pas que
deux amoureux pussent se souvenir de qui que ce soit, et surtout
d'un ami lointain. Non seulement vous ne m'oubliez pas, —
vous voulez même m'entraîner en Sicile, afin de
m'offrir une part de votre pain quotidien et de votre Christ
qui, si généreusement, comme tu dis, vous comble
de bonheur.
« S'il en est ainsi, vénérez-le. Toutefois
je ne te cacherai pas que, pour moi, Ursus a joué un
certain rôle dans le sauvetage de Lygie, et que le peuple
romain n'y a pas été étranger. Mais, du
moment que tu es d'avis que c'est le Christ, je ne te
contredirai point. Ne lui ménagez point les offrandes.
Prométhée, lui aussi, s'était
sacrifié pour les hommes. Mais Prométhée,
paraît-il, ne serait qu'une invention de poètes,
tandis que des gens dignes de foi m'ont affirmé avoir vu
Christ de leurs yeux. Comme vous, je pense que, de tous les
dieux, c'est encore lui le plus honnête. Je me rappelle
fort bien la question de Paul de Tarse et je conviens que, si
Ahénobarbe vivait selon la doctrine du Christ, j'aurais
peut-être le temps de me rendre auprès de vous en
Sicile. Alors, au bord des sources, à l'ombre, nous
aurions de longs entretiens sur tous les dieux et toutes les
vérités, — entretiens renouvelés des
Grecs. Mais aujourd'hui, ma réponse sera
brève.
« Je n'admets que deux philosophes : l'un d'eux se nomme
Pyrrhon, l'autre Anacréon. Le reste, je te l'offre au
rabais, en y joignant toute l'école des stoïciens
grecs et romains. La vérité hante des
régions tellement inaccessibles, que les dieux
mêmes ne parviennent pas à l'apercevoir du sommet
de l'Olympe. Votre Olympe apparaît plus
élevé encore ; debout sur la cime, tu me cries :
« Monte, et tu verras des aspects que jamais tu ne
soupçonnas ! » Possible. Pourtant, je
réponds : « Ami, je n'ai plus de jambes ! »
Et, quand tu auras lu jusqu'au bout, je pense que tu me donneras
raison.
« Eh bien non, bienheureux époux de la Princesse
Aurore, votre doctrine n'est point faite pour moi. Ainsi, il me
faudrait aimer mes porteurs bithyniens, mes étuvistes
égyptiens, — il me faudrait aimer Barbe-d'Airain et
Tigellin ? Par les Grâces aux blancs genoux, je te jure
que, si même je le voulais, j'en serais incapable. Il
existe à Rome au moins cent mille individus aux omoplates
de travers, aux genoux gorgés, aux mollets
desséchés, aux yeux tout ronds, ou à la
tête trop grosse. Me commandes-tu de les aimer
également ? Où donc trouverai-je cet amour qui
n'est point dans mon cœur ? Et si votre dieu
prétend me les faire aimer tous, que ne les a-t-il, en sa
toute-puissance, dotés d'un extérieur plus
avantageux, les créant, par exemple, à l'image des
Niobides que tu as vus au Palatin ? Celui qui aime la
beauté, devient par cela même inapte à aimer
la laideur. Il ne s'agit point de croire aux dieux : sans y
croire, on peut les aimer à la façon de Phidias,
de Praxitèle, de Scopas, de Miron, de Lysias...
« Et puis, si même j'avais le désir de te
suivre là où tu veux me conduire, je ne peux pas.
Et, en outre, je ne veux pas : donc, doublement, pas moyen ! Tu
crois qu'un jour, de l'autre côté du Styx, dans de
vagues Champs-Élysées, vous verrez votre Christ.
Fort bien ! Qu'il te dise lui-même, ton Christ, s'il
m'eût reçu, moi, avec mes gemmes, mon vase de
Myrrhène, mes livres de luxe et ma belle aux cheveux
d'or. A cette seule pensée, mon cher, j'ai envie de rire.
Même votre Paul de Tarse m'a expliqué que, pour le
Christ, on devait renoncer aux couronnes de roses, aux festins
et à la volupté. Il me promettait un autre bonheur
en échange, mais je lui ai répondu que pour cet
autre bonheur j'étais trop vieux, que mes yeux se
délecteraient toujours à la vue des roses, et que
l'odeur des violettes me serait toujours infiniment plus
agréable que l'odeur de mon malpropre prochain » de
Suburre.
« Voilà mes raisons. Votre bonheur n'est point
fait pour moi. Et puis, je t'ai gardé pour la fin la
raison décisive : Thanatos me réclame ! Pour vous,
l'aube de la vie commence à peine. Pour moi, le soleil a
chu, et déjà le crépuscule m'investit.
Autrement dit,très cher : il faut que je meure.
« Point la peine de s'apesantir. Cela devait finir ainsi.
Tu connais Ahénobarbe et tu comprendras aisément.
Tigellin m'a vaincu... ou plutôt non ! Ce sont simplement
mes victoires qui touchent à leur fin. J'ai v écu
comme j'ai voulu, je mourrai connue il me plaira.
« Ne prenez point cela trop à cœur. Nul dieu
ne m'a promis l'immortalité, et ce n'est nullement une
chose inattendue qui m'arrive. Toi, Vinicius, tu erres, quand tu
affirmes que seul votre dieu apprend à mourir avec calme.
Non ! notre monde savait avant vous que, la dernière
coupe vidée, il était temps de disparaître,
de rentrer dans l'ombre, et notre monde sait encore le faire
avec un visage serein. Platon affirme que la vertu est une
musique, et la vie du sage une harmonie. Et ainsi, j'aurai
vécu et je mourrai vertueux.
« Je voudrais prendre congé de ta divine
épouse par les mêmes paroles dont jadis, dans la
maison des Aulus, je l'ai saluée : « J'ai vu, au
long de ma vie, des peuples sans nombre... Mais de femme qui
t'égalât, — je n'en ai point vu.
« Et, pour finir, mes amis, — si de notre âme.
contrairement à ce qu'en professe Pyrrhon, quelque chose
subsiste après la mort, — mon âme à
moi, dans sa route vers les bords de l'océan, viendra se
poser non loin de votre maison, sous les traits d'un papillon,
ou peut-être, s'il en faut croire les Égyptiens,
sous ceux d'un épervier.
« Quant à venir autrement, —
impossible...
« Néanmoins, que pour vous la Sicile se métamorphose en un jardin des Hespérides ; que les déesses des champs, des bois et des sources sèment des fleurs sous vos pas ; et dans toutes les acanthes de vos péristyles que nichent de liliales colombes ! »
Jan Styka - En Sicile - 1902 |