Troisième partie, chapitre 33 - Mort de Pétrone |
Pétrone ne se trompait point. Deux jours plus tard, le
jeune Nerva, qui lui était dévoué, lui
envoya, par un affranchi, les dernières nouvelles de la
cour de César.
La perte de Pétrone était décidée.
Dans la soirée du lendemain, un centurion devait lui
transmettre la consigne de ne point quitter Cumes, et d'y
attendre les ordres qu'ultérieurement on lui ferait
parvenir. A quelques jours de distance, un nouveau message lui
apporterait la sentence de mort.
Pétrone écouta, impassible et serein. Puis il dit
:
— Tu porteras à ton maître un vase
précieux, qui te sera remis à ton départ.
Dis-lui que je le remercie de toute mon âme, car de cette
façon je pourrai devancer la sentence.
Et il éclata de rire, comme un homme auquel est venue une
idée superbe, et qui d'avance se réjouit de la
mettre en pratique.
Le même soir, ses esclaves se répandirent en ville,
pour inviter tous les augustans en séjour à Cumes,
et toutes les dames, à venir prendre part à un
banquet dans la somptueuse villa de l'Arbitre.
Lui, passa son après-midi à écrire dans sa
bibliothèque. Ensuite, il prit un bain eL se fit habiller
par les vestiplices.
Splendide et prestigieux, il passa au triclinium, afin de donner
un coup d'œil aux préparatifs de la fête, et
de là aux jardins, où des adolescents et des
fillettes des Iles tressaient des couronnes de roses pour la
soirée. Son visage ne révélait point le
moindre souci. Ses gens comprirent que le festin serait d'une
magnificence extraordinaire, car il fit donner des
récompenses inusitées à ceux dont il
était content, et une très légère
ration de verges à ceux qui l'avaient
mécontenté. Il recommanda de payer d'avance et
fort généreusement les citharistes et les choeurs.
Enfin, s'asseyant sous un hêtre, dont le feuillage,
percé de rayons, découpait à terre de
blondes ocelles, il fit prier Eunice.
Elle apparut, vêtue de blanc, une brindille de myrte dans
la coiffure, — belle ainsi qu'une Grâce. Il la fit
asseoir à ses côtés, et, effleurant ses
tempes de la main, la contempla longtemps avec des yeux
d'admiration et de ravissement.
— Eunice, dit-il, depuis longtemps tu n'es plus une
esclave. Le sais-tu ?
Elle leva sur lui ses yeux de calme azur et secoua doucement la
tête.
— Je suis toujours ton esclave. seigneur.
— Mais peut-être ignores-tu, continua-t-il, que ces
esclaves, qui là-bas tressent des couronnes, que cette
villa et tout ce qui s'y trouve, que les champs et les
troupeaux, que tout cela t'appartient dès
aujourd'hui.
Eunice s'éloigna de lui, et, la voix vibrante
d'anxiété :
— Pourquoi, oh ! pourquoi me dis-tu cela ?
Puis elle se rapprocha de nouveau et se mit à le
regarder, les yeux cillants d'effroi. Lui, souriait toujours.
Puis il dit un seul mot :
— Oui !
Et ce fut, le silence. Seul, un souffle léger faisait
frissonner le feuillage du hêtre.
Pétrone eût pu croire qu'il avait devant lui une
statue de marbre.
— Eunice, dit-il, je tiens à mourir avec calme.
Elle eut un sourire déchirant :
— Je comprends, seigneur.
Dans la soirée, les invités affluèrent en
foule. Ils savaient qu'à côté des festins de
Pétrone, ceux de Néronétaient ennuyeux et
barbares. Que ce dût être l'ultime
« symposion », cette idée n'était
venue à l'esprit de personne. On n'ignorait pas que sur
l'élégant Arbitre pesait un nuage
d'impérial mécontentement ; mais la chose
s'était. présentée fréquemment, et
toujours Pétrone avait réussi à dissiper
l'orage, d'une manoeuvre habile, d'une parole hardie. Personne
ne croyait qu'un danger sérieux le menaçât.
Son visage rieur et insoucieux confirma définitivement
cette opinion. Il désirait
mourir calme. Et la ravissante Eunice, pour qui chacune de ses
paroles était un oracle, avait sur les traits un calme
parfait, et dans les prunelles un rayonnement que l'on eût
pu prendre pour de la joie. A la porte du triclinium, des
adolescents aux cheveux bouclés couronnaient de roses le
front des arrivants, les avisant, selon la coutume, de passer le
seuil du pied droit.
La salle embaumait la violette. Les globes en verre d'Alexandrie
filtraient une lumière versicolore. Auprès des
couches se tenaient les fillettes qui devaient répandre
des parfums sur les pieds des invités. Contre le mur, les
citharistes et les choeurs attendaient le signal de leur chef.
Le service resplendissait d'une magnificence discrète.
Une joie sans contrainte flottait dans l'air, se mariant
à l'arome des fleurs.
Les lumières, les coupes où s'incrustaient gemmes
et camées précieux, les amphores sur leurs lits de
neige et les pièces montées mirent en joie les
convives. Les conversations bourdonnèrent avec entrain,
comme bourdonne un essaim d'abeilles autour d'un pommier en
fleurs. Çà et là fusait un rire joyeux,
s'élevait un murmure laudatif, ou bien retentissait sur
la blancheur d'une épaule une caresse trop
convaincue.
Pétrone causait. Les dernières nouvelles, les
derniers divorces, les amours, les amourettes, les courses, un
gladiateur devenu fameux ces derniers temps par ses prouesses,
et les derniers livres d'Atractus et des Sosius faisaient les
frais de sa conversation. En répandant le vin sur les
dalles, il annonça que sa libation n'allait qu'à
la reine de Cypre, la plus ancienne et la plus grande de toutes
les divinités, — la seule qui fût
éternelle, perdurable et souveraine.
Il fit un signe et les cithares soupirèrent leur
sourdine, tandis que des voix fraîches s'élevaient
à l'unisson. Puis des danseurs de Cos, la patrie
d'Eunice, firent miroiter leurs formes roses
emmousselinées de gazes transparentes. Ensuite un devin
d'Égypte prit en main un vase de cristal on
s'ébattaient des dorades aux tons nués et fil ses
prédictions aux convives.
Quand eurent pris fin les spectacles, Pétrone se souleva
sur son coussin syriaque et dit négligemment :
— Amis ! pardonnez-moi de vous adresser une requête
au cours de ce festin : je voudrais que chacun de vous
daignât accepter la coupe qui servit à ses
libations pour les dieux et pour ma propre
félicité.
Il leva sa coupe de Myrrhène, — coupe sans prix
où s'irradiaient tous les reflets de l'arc-en-ciel, et
dit aux convives :
— Voici la coupe de mon offrande à la reine de
Cypre. Que nulles lèvres désormais ne
l'effleurent, et que nulle main ne s'en serve en I'honneur d'une
autre divinité. Et la coupe alla se briser sur le dallage
semé de pâle safran.
Mais, voyant la stupeur des regards :
— Amis, dit Pétrone, réjouissez-vous. La
vieillesse, l'impuissance sont les tristes compagnes de nos
dernières années. Je vous donne un bon exemple et
un bon conseil ; vous voyez qu'on peut ne les point attendre et
s'en aller, avant leur venue, de plein gré.
— Que veux-tu faire ?
— Je veux me réjouir, boire du vin, écouter
la musique, contempler les formes divines qui reposent à
mes côtés, et puis m'endormir, couronné de
roses. Déjà, j'ai pris congé de
César. Oyez ce qu'en guise d'adieu je lui
écris.
Il prit sous le coussin de pourpre une lettre, et lut :
« Je sais, divin César, que tu m'attends avec
impatience, et que, dans la fidélité de ton
cœur, tu languis après moi jour et nuit. Je sais
que tu me couvrirais de tes faveurs, que tu m'offrirais
d'être préfet de ta garde, et que tu nommerais
Tigellin gardien de mulets dans celles de tes terres dont,
après l'empoisonnement de Domitia, tu héritas.
— office pour lequel il semble avoir été
créé par les dieux.
« Mais, hélas ! ! il faudra m'excuser. Par le
Hadès, et en particulier par les mânes de ta
mère, de ta femme, de ton frère et de
Sénèque, je te jure qu'il m'est impossible de me
rendre auprès de toi. La vie est un trésor, mon
ami, et je me flatte d'avoir su extraire de ce trésor les
bijoux les plus précieux. Mais dans la vie il est des
choses que je m'avoue incapable de supporter plus
longtemps.
« Ne va pas penser, je t'en conjure, que m'a rebuté
l'assassinat de ta mère, de ta femme, de ton
frère, que je suis indigné de l'incendie de Rome,
que je suis outré du procédé consistant
à expédier dans l'Erèbe tous les
honnêtes gens de ton empire...
« Eh bien ! non, très cher petit-fils de Chronos !
La mort est l'hoirie commune des êtres sublunaires, et
l'on ne pouvait, du reste, s'attendre à te voir agir
autrement.
« Mais, de longues années encore, me laisser
écorcher les oreilles par ton chant, voir tes jambes
domitiennes — tes échalas — se
trémousser en la danse pyrrhique, t'entendre jouer,
t'entendre déclamer, t'entendre dire des poèmes de
ta façon, pauvre poète des faubourgs ! ... ah !
vraiment, semblable perspective était au-dessus de mes
forces. Et j'ai senti en moi l'incoercible besoin d'aller
rejoindre mes pères. Rome se bouche les oreilles,
l'univers te couvre de risées. Et moi, je ne veux plus
rougir pour toi. Je ne veux plus, je ne peux plus ! Le ululement
de Cerbère, même semblable à ton chant, mon
ami, serait moins affligeant pour moi, car je n'ai jamais
été l'ami dudit Cerbère, et n'ai point le
devoir d'être honteux de sa voix.
« Porte-toi bien, mais laisse là le chant ; lue,
mais ne fais plus de vers ; empoisonne, mais cesse de danser ;
incendie des villes, mais abandonne la cithare. Tel est le
dernier souhait et le très amical conseil que t'envoie
l'ARBITRE DES ÉLÉGANCES. »
Les convives restèrent pétrifiés. Ils
savaient que la perte de l'empire eût été
moins cruelle à Néron. L'auteur de cette lettre
devait mourir. Et la blême épouvante les saisit
d'avoir entendu cette lettre.
Mais Pétrone eut un rire sincère et joyeux, comme
s'il se fût agi d'une innocente plaisanterie. Et,
embrassant les convives d'un regard circulaire, il dit :
— Amis, chassez tout effroi. Nul n'a besoin de se vanter
d'avoir entendu cette lettre. Quant à moi, il me sera
loisible de m'en prévaloir devant Charon, le
passeur.
Ayant dit, il fit signe au médecin et lui tendit le bras.
Le Grec habile l'enserra en un clin d'œil d'un cercle d'or
et ouvrit l'artère au poignet. Le sang jaillit sur le
coussin et inonda Eunice qui soutenait la tête de
Pétrone. Elle se pencha vers lui :
— Seigneur, dit-elle, croyais-tu que j'allais t'abandonner
? Si les dieux m'offraient l'immortalité, si César
me donnait l'empire, — je te suivrais encore !
Pétrone sourit, se redressa et effleura ses lèvres
:
— Viens avec moi.
Et il ajouta :
— Tu m'as vraiment aimé, ma divine ! ...
Elle tendit au médecin son bras rosé. Un instant
après, leur sang à tous deux se mariait et se
perdait l'un dans l'autre.
Lui, fit signe aux musiciens, et de nouveau tintèrent.
les cithares et résonnèrent les voix. On chanta l'
« Harmodios ». Puis vint l'hymne d'Anacréon
où le poète se plaint d'avoir trouvé sous
sa porte l'enfant transi et éploré d'Aphrodite. Il
l'avait réchauffé, avait séché ses
ailes, et. l'ingrat lui avait percé le cœur d'une
de ses sagettes. Et, depuis lors, le calme avait fui son
esprit...
Se soutenant mutuellement, divinement beaux, ils
écoutaient tous deux, souriant et pâlissant.
L'hymne terminé, Pétrone fit offrir à
nouveau les vins et les mets. Puis il se mit à causer
avec ses voisins des mille riens puérils et charmants
coutumiers aux festins. Enfin il appela le Grec et se fit
attacher l'artère, disant qu'il se sentait pris de
sommeil et voulait encore s'abandonner à Hypnos, avant
que Thanatos l'endormît pour jamais. Il s'assoupit.
Au réveil, la tête d'Eunice reposait, telle une
fleur blanche, sur sa poitrine. Il l'appuya contre le coussin
pour la contempler encore. Et, de nouveau, on lui ouvrit les
veines.
Jan Styka - La mort de Pétrone - Édition Flammarion 1901-1904 |
Les chanteurs entonnèrent un nouvel hymne
d'Anacréon, tandis que les luths tintaient en sourdine,
afin de ne point étouffer les paroles. Pétrone
pâlissait toujours davantage. Quand se fut évanouie
la dernière harmonie, il se tourna vers les
invités :
— Amis, convenez que périt avec nous...
Il ne put finir. D'un geste suprême, son bras
enlaça Eunice, et sa tête retomba.
Mais les convives, devant ces deux formes blanches, pareilles à deux merveilleuses statues, sentirent que périssait l'ultime apanage du monde romain, — sa beauté et sa poésie.
Konstantin Makovski - La Mort de Pétrone - 1904 |