Troisième partie, chapitre 34 - Epilogue |
La révolte de Vindex et des légions
gauloises ne sembla point, tout d'abord, d'une
extrême importance. César n'avait que
trente ans, et l'univers n'osait s'attendre à
être sitôt délivré du
cauchemar qui l'étouffait. On n'oubliait point
qu'au cours des règnes précédents
des sÉditions s'étaient produites, qui
pourtant n'avaient jamais provoqué un changement
de souverain. Ainsi, du temps de Tibère, Drusus
avait apaisé les légions pannoniennes, et
Germanicus les rhénanes. « Qui donc lui
succéderait ? disait-on. Tous les descendants du
divin Auguste ont péri au cours de son
règne. » Et, devant les colosses qui le
représentaient sous les traits d'Hercule, le
peuple se persuadait que nulle force ne serait capable
de briser cette puissance. Quelques-uns attendaient
même impatiemment son retour, car Helius et
Polythète, auxquels il avait confié
l'intérim du pouvoir, gouvernaient de
façon plus sanguinaire encore.
Nul n'était sûr de sa vie ni de ses biens.
La loi était abolie. La dignité et la
vertu étaient mortes, les liens de la famille
relâchés ; et les cœurs avilis
n'osaient même plus s'ouvrir à
l'espérance. De Grèce parvenait
l'écho des triomphes inouïs de
César, des milliers de couronnes conquises et
des milliers de concurrents vaincus par lui. L'Univers
semblait une seule orgie sanglante et grotesque. La
conviction s'enracinait toujours davantage, que la
vertu et la dignité avaient sombré pour
jamais, et que le règne de la danse, de la
musique, de la débauche et du carnage
était désormais définitif.
César lui-même, auquel cette
révolte servait de prétexte à de
nouvelles rapines, se souciait fort peu de Vindex, et
manifestait même de la satisfaction à ce
propos. |
Jan Styka - Néron - Édition Flammarion 1901-1904 |
Il ne voulait point quitter l'Achaïe, et il fallut
qu'Hélius l'informât qu'atermoyer plus longtemps
serait s'exposer à perdre l'empire. Alors il partit pour
Naples.
Là il se remit à jouer et à chanter, sans
prendre garde au danger toujours plus menaçant.
En vain Tigellin lui exposait que, contrairement aux
précédentes, la révolte actuelle avait un
chef, et que ce chef, un descendant des rois d'Aquitaine,
était un guerrier fameux et plein d'expérience.
« Les Grecs m'écoutent ici, répondait
Néron, — le seul peuple qui sache écouter et
qui soit digne de mon chant. » Mais quand il apprit que
Vindex l'avait déclaré artiste pitoyable, il
partit précipitamment pour Rome. Les blessures que lui
avait infligées Pétrone, et qu'avait
calmées son séjour en Grèce,
s'exacerbèrent à nouveau. Il voulait demander aux
Pères conscrits de faire justice d'une insulte aussi
inouïe.
Sur son chemin, il vit un groupe en bronze représentant
un guerrier gaulois terrassé par un chevalier, et
considéra ce fait comme un excellent présage. De
ce jour, il ne fil allusion à Vindex et à sa
révolte que pour s'en moquer. Son entrée à
Rome surpassa tout ce qu'on avait yu jusqu'alors. Il fit usage
du char qui avait servi an triomphe d'Auguste. On abattit un arc
de l'amphithéâtre afin de livrer passage au
cortège. Le Sénat, les chevaliers et une foule
innombrable se portèrent à sa rencontre. Les cris
de : « Salut, Auguste ! salut, Hercule ! salut, divin,
olympien, immortel ! » firent trembler les murs.
Derrière lui on portait les couronnes et les noms des
villes où il avait triomphé, et des plaques
où étaient énumérés les
maîtres vaincus par lui. L'idée qu'un mortel
osât lever la main sur un demi-dieu tel que lui lui
paraissait absurde, insensée. Il se croyait
réellement olympien, et, par cela même, inviolable.
L'exaltation et la frénésie des foules attisaient
son propre délire. El, en ce jour de triomphe, on
eût pu croire que non seulement Néron et la Ville,
mais que l'univers entier était archifou.
Pourtant, le même soir, les colonnes et les murs des
temples se couvrirent d'inscriptions qui stigmatisaient les
crimes de César, le menaçaient d'une vengeance
imminente et le raillaient en tant qu'artiste. On fit un sort au
dicton : « Il a chanté, il a chanté... Puis,
un beau jour, il a réveillé le coq gaulois !
» Des nouvelles alarmantes circulaient de bouche en
bouche, et prenaient des proportions monstrueuses.
L'anxiété s'empara des augustans. Dans
l'incertitude de l'avenir, on n'osait exprimer nul espoir, on
n'osait ni sentir ni penser.
Lui, continuait à vivre de théâtre et de
musique. Il s'intéressait aux instruments nouvellement
inventés et faisait essayer au Palatin un nouvel orgue
hydraulique. Avec son esprit saugrenu et inapte à un plan
ou à une action raisonnable, il se figurait que l'annonce
d'une suite de représentations et de spectacles
ultérieurs suffirait à détourner le danger.
Voyant qu'indifférent à la lutte, il cherchait
uniquement des paroles qui exprimassent le danger de la
situation, ses intimes commencèrent à perdre la
tête. Quelques-uns supposaient qu'il essayait, par ses
citations, de s'étourdir lui-même et
d'étourdir son entourage. En effet, ses actes devinrent
fiévreux.
Mille projets contradictoires traversaient son cerveau.
Parfois il décidait de courir au-devant du
danger, faisait emballer les cithares et les luths,
formait des bataillons d'amazones avec ses jeunes
esclaves et donnait l'ordre de rapatrier les
légions d'Orient. Parfois, au contraire, il
s'imaginait qu'il apaiserait la révolte des
Gaules, non par ses armées, mais par son chant.
Les légionnaires l'entoureraient, les yeux
pleins de larmes, et entonneraient un épinicion
qui marquerait le commencement de l'age d'or pour Rome
et pour César. Parfois, il lui fallait du sang,
puis il déclarait vouloir bien, le cas
échéant, se contenter du
tétrarchat d'Égypte. Il se
réclamait des devins qui lui avaient
prédit l'empire de Jérusalem, ou
larmoyait à la pensée d'aller, chanteur
ambulant, gagner le pain quotidien.— Et les
villes alors, el les nations honoreraient en lui non
point le souverain de l'orbe terrestre, mais le
rhapsode sans rival...
Ainsi il se démenait, délirait, chantait,
jouait, changeait ses plans, changeait ses citations,
transformait sa vie et celle de l'univers en un
cauchemar à la fois biscornu, fantastique et
effroyable, — en une turlupinade braillarde faite
de sentences boursouflées, de pauvres vers, de
gémissements, de larmes et de sang... Cependant,
à l'Ouest, le nuage s'amoncelait, toujours plus
dense, toujours plus opaque. La mesure était
comble ; la farce tirait à sa fin.
Quand il apprit le soulèvement de Galba et
l'adhésion de l'Espagne, il eut un accès
de rage folle. Il brisa les coupes, renversa la table
du festin, et donna des ordres que ni Helius, ni
Tigellin lui-même n'osèrent
exécuter. Égorger les Gaulois habitant
Rome, incendier une fois encore la Ville, lâcher
les fauves, et transporter la capitale à
Alexandrie, lui sembla une oeuvre grandiose,
stupéfiante et facile. Mais les jours de sa
toute-puissance étaient passés, et les
complices eux-mêmes de ses forfaits le tenaient
déjà pour un
déséquilibré. |
Adriano Minardi - Édition Montgrédien, 1901 |
La mort de Vindex et les dissensions des armées
révoltées semblèrent, une fois encore,
faire pencher la balance en sa faveur. Déjà de
nouveaux festins, de nouveaux triomphes et de nouvelles
condamnations étaient annoncés. Mais une nuit, du
camp des prétoriens, arriva, sur un cheval blanc
d'écurie, un courrier avec la nouvelle que les soldats
avaient, dans la Ville même, levé l'étendard
de la révolte, et proclamé Galba empereur.
César dormait. Réveillé en sursaut, il
appela les hommes de garde à sa porte. Le palais
était vide. Dans les recoins éloignés, des
esclaves raflaient à la hâte tout ce qui leur
tombait sous la main. Ils prirent la fuite à sa vue. Lui,
errait solitaire par tout le palais, emplissant la nuit de
clameurs d'épouvante et de désespoir.
Enfin ses affranchis, Phaon, Spirus et Épaphrodile,
vinrent à son secours. lis voulaient le forcer à
fuir, disant qu'il n'y avait plus un instant à perdre.
Lui, se leurrait encore. Et si, vêtu de deuil, il
haranguait le Sénat, les Pères pourraient-ils
résister à son éloquence et à ses
larmes ? S'il faisait usage de tout son art, de toute son
onction, de toute son habileté d'acteur,
n'était-il pas sûr de les convaincre ? Ne lui
donnerait-on pas, au moins, l'exarchat de l'Égypte?
Dressés à le flagorner, ils n'osèrent nier
ouvertement. Mais ils le prévinrent qu'avant d'avoir
atteint le Forum il serait mis en pièces par le peuple,
et le menacèrent de l'abandonner, s'il ne montait pas
immédiatement à cheval.
Phaon lui offrit asile dans sa villa, située en dehors de
la Porte Nomentane.
La tête couverte de leurs manteaux, ils galopèrent
vers les limites de Rome. La nuit pâlissait. Dans les
rues, un mouvement insolite attestait le désarroi de
l'heure. Les soldats, un à un ou par petites bandes, se
répandaient en ville. A proximité du camp, le
cheval de Néron fit un écart à la vue d'un
cadavre. Le manteau glissa de la tête du cavalier, et un
soldat qui passait reconnut son empereur; mais, troublé
par cette rencontre inattendue, il fit le salut militaire.
Longeant le camp, ils entendirent un tonnerre d'acclamations en
l'honneur de Galba. Néron comprit enfin que l'heure
était proche. Il fut saisi d'épouvante et de
remords. Il prétendait voir devant lui une nuée
sombre d'où sortaient, penchés vers lui, les
visages de sa mère, de sa femme et de son frère.
Ses dents claquaient ; mais son âme de comédien
trouvait un certain charme dans l'horreur même du moment.
Être le maître omnipotent du monde entier, et perdre
tout, lui apparaissait le paroxysme du tragique. Et,
fidèle à lui-même, il jouait le premier
rôle jusqu'au bout. Une fièvre de citations le
saisit, et un désir éperdu que les assistants s'en
souvinssent pour la postérité. Par moments, il
demandait Spiculus, le plus habile, parmi les gladiateurs, dans
l'art de tuer. Par moments il déclamait : « Ma
mère, mon épouse, mon père me convoquent !
» Des lueurs d'espoir s'éveillaient encore en lui,
vaines et puériles. Il savait que c'était la mort
et n'y croyait pas.
Ils trouvèrent la Porte Nomentane ouverte. Plus loin, ils
dépassèrent l'Ostrianum, où avait
enseigné et baptisé l'Apôtre. A l'aube ils
atteignirent la villa de Phaon.
Une fois là, les affranchis ne lui cachèrent plus
qu'il était temps de mourir. Il fit creuser la fosse et
s'étendit à terre afin qu'ils prissent la mesure
exacte. Mais la vue des pelletées de terre l'apeura. Sa
face bouffie devint blême, et sur son front, telles des
gouttes de rosée, des gouttes de sueur perlèrent.
Il lanterna. D'une voix saccadée qu'il s'efforçait
de rendre tragique, il déclara qu'il n'était point
temps encore. Puis il recommença ses citations. Enfin, il
demanda que son corps fût brûlé. « Quel
artiste périt! » répétait-il avec
stupeur.
Soudain, un courrier de Phaon vint annoncer que le Sénat
avait déjà statué, et que le parricide
serait puni selon la coutume.
— Quelle est cette coutume ? demanda Néron, les
lèvres blanches.
— Ils te mettront la fourche au cou, te fouetteront
à mort et jetteront ton cadavre dans le Tibre ! dit
Epaphrodite, bourru.
Il ouvrit son manteau.
— Ainsi, il est temps ! dit-il, les yeux au ciel.
Et il répéta :
— Quel artiste périt !
A ce moment, un galop résonna : le centurion, avec ses
soldats, venait pour la tête d'Ahénobarbe...
— Va donc ! crièrent les affranchis.
Néron appuya le couteau sur sa gorge. Mais il poussait
d'une main timide, et l'on voyait qu'il n'oserait jamais
enfoncer la lame. Subitement, Epaphrodite lui força la
main, et le couteau entra jusqu'à la garde. Ses yeux se
désorbitèrent, horribles, énormes, pleins
d'épouvante.
— Je t'apporte la vie ! cria le centurion.
— Trop tard ! râla-t-il.
Et il ajouta :
— Ah ! fidélité ! ...
En un clin d'œil, la mort enténébra sa
tête. De sa lourde nuque, le sang, en un bouillonnement
noirâtre, giclait sur les fleurs du jardin. Ses pieds
labourèrent le sol. — et il expira.
Jan Styka - Mort de Néron - 1902 |
Le lendemain, la fidèle Acté couvrit sa dépouille de tissus précieux et la brûla sur un bûcher d'aromates.
Vassili Smirnov - La mort de Néron - 1888 |
Ainsi passa Néron, comme passent la rafale, la
tempête, le feu, la guerre ou la peste... Et,
désormais, des hauteurs du Vatican, règne sur la
Ville et le monde la basilique de Pierre.
Non loin de l'ancienne Porte Capène, s'élève aujourd'hui une chapelle minuscule, avec cette inscription, effacée à demi : QUO VADIS, DOMINE ?
La chapelle du Quo Vadis ? - Édition Montgrédien, 1901 |