Troisième partie, chapitre 4 - Dans les catacombes

Le tisserand Macrin, dans la maison de qui on avait apporté Vinicius, le lava, lui donna des vêtements et lui fit prendre quelque nourriture. Ayant recouvré ses forces, le jeune tribun déclara qu'il allait immédiatement se remettre à la recherche de Linus. Macrin, qui était un chrétien, confirma les paroles de Chilon, disant que Linus et Clément l'archiprêtre s'étaient rendus à l'Ostrianum, où Pierre devait baptiser une foule d'adeptes. Les chrétiens du quartier savaient que depuis deux jours Linus avait confié la garde de sa maison à un certain Gaïus.

« Sans doute, se disait Vinicius, ni Lygie ni Ursus n'étaient-ils à la maison quand l'incendie a éclaté : ils avaient dû se rendre à l'Ostrianum, avec Linus. Faire deux fois par jour le chemin qui sépare du Transfévère la Porte Nomentane, voisine de l'Ostrianum, eût été trop rude pour le vieillard. Il sera donc resté chez quelque coreligionnaire, hors des murs : Lygie et Ursus ne l'auront pas quitté. » Il voyait dans ce concours de circonstances un signe manifeste de la faveur du Christ.

A l'Ostrianum, il retrouverait Lygie, il retrouverait Linus et Pierre, il les emmènerait loin, très loin, dans une de ses terres, en Sicile peut-être. Dans quelques jours, il ne resterait de Rome qu'un amas de cendres ; à quoi bon être là à béer au désastre au milieu de cette populace révoltée ? Là-bas, parmi des esclaves fidèles, dans le calme champêtre, ils vivraient paisiblement sous les ailes du Christ, avec la bénédiction de Pierre. Ah ! les retrouver, les retrouver !

Par la Voie Triomphale on pouvait, en suivant le cours du fleuve, arriver jusqu'au Pont Émilien, et, de là, dépassant le Pincius et longeant le Champ de Mars, les Jardins de Pompée, de Lucullus et de Salluste, se faire jour jusqu'à la Voie Nomentane. C'était le plus court chemin, mais Macrin et Chilon en conseillaient un autre. Le feu n'avait pas, il est vrai, envahi cette partie de la ville, mais tous les marchés et toutes les rues devaient être encombrés de populaire et de matériaux. Chilon proposait de prendre le Champ Vatican jusqu'à la Porte Flaminienne, où ils passeraient le fleuve, et de continuer à s'avancer en dehors des murs, derrière les Jardins d'Acilius, vers la Porte Salaria. Après un instant d'hésitation, Vinicius consentit à cet itinéraire.

Macrin, à qui incombait la garde de la maison, leur procura deux mulets, qu'on utiliserait ensuite pour le voyage de Lygie. Il voulait aussi leur adjoindre un esclave, mais Vinicius le remercia, jugeant que, comme précédemment, il pourrait s'annexer le premier détachement de prétoriens rencontré.

Jan Styka - Édition Flammarion, 1901-1904

Un instant après, Vinicius et Chilon se mettaient en route, par le Janicule, vers la Voie Triomphale. Aux endroits découverts, des gens, là aussi, campaient; mais se frayer un passage était moins difficile, car la plus grande partie des habitants fuyait dans la direction de la mer par la route du Port.

La Porte de Septime dépassée, ils longèrent le fleuve et les splendides Jardins de Domitia, aux cyprès immenses qu'éclairaient, comme un soleil couchant, les reflets de l'incendie.

La route se faisait plus libre ; on n'avait que rarement à lutter contre le courant inverse des paysans affluant vers la ville. Vinicius talonnait sa mule, Chilon le suivait de près, monologuant :

— Voilà ! le feu est derrière nous, et maintenant nous chauffe les reins. Jamais encore, sur cette route, il n'a fait aussi clair la nuit. O Zeus, si tu n'envoies pas une ondée sur cet. incendie, c'est que sûrement tu n'aimes plus ta Rome ! Une ville devant laquelle s'inclinait la Grèce et le monde .entir ! ... Et maintenant, un Grec quelconque, le premier venu, pourra griller ses fèves dans les cendres de Rome! Qui l'eût osé prévoir ! Et il n'y aura plus ni cité romaine, ni seigneurs romains... Et ceux qui auront la fantaisie de se promener parmi les décombres refroidis et de siffloter, pourront siffloter sans crainte ! Dieux immortels ! Siffloter sur une ville qui commandait à l'univers ! Qui des Grecs, qui des Barbares l'eût jamais imaginé ?... Et pourtant on pourra siffloter. Car un monceau de cendres, qu'il provienne d'un feu de bergers ou bien d'une cité illustre, n'est jamais qu'un monceau de cendres. Et, tôt ou tard, le vent en aura raison.

Tout en parlant, il se retournait parfois du côté de l'incendie et contemplait les vagues des flammes avec un visage de joie mauvaise puis il continuait :

— Elle flambe, elle flambe, la Ville ! Et bientôt son dernier vestige aura disparu de la face de la terre. Où donc maintenant l'univers expédiera-t-il son blé, son huile, sa bonne monnaie trébuchante ? Qui donc lui arrachera de l'or et des larmes ? Le marbre ne brûle point, mais il s'effrite à la flamme. Le Capitole tombera en ruines et le Palatin aussi ! O Zeus ! Rome était le pasteur, les autres peuples, les brebis. Lorsque le pasteur avait faim, il égorgeait une de ses ouailles, en mangeait la viande, et à toi il en offrait, Père des dieux, la peau. Qui donc, Maître des nuées, égorgera maintenant ? Aux mains de qui mettras-tu le fouet du pasteur ? Rome brûle, ô notre Père, aussi radicalement que si tu l'avais toi-mème foudroyée de tes carreaux !

— Avance donc ! le pressait Vinicius. Que fais-tu là-bas ?

— Je pleure sur Rome, seigneur, répondit Chilon. Une ville si olympienne !

Un temps, ils cheminèrent en silence, attentifs au grondement de l'incendie, et aux bruits d'ailes d'innombrables oiseaux dans la nuit. Des pigeons qui nichaient en foule auprès des villas et dans les petits bourgs, et des oiseaux de toute sorte venant des bords de la mer et des montagnes circonvoisines, devaient prendre la clarté de l'incendie pour la lumière du soleil et accouraient en nuées, aveuglément, vers le feu.

Le premier, Vinicius rompit le silence.

— Où étais-tu, quand l'incendie a éclaté ?

— J'allais chez mon ami Euricius, seigneur, qui avalt une boutique aux environs du Grand Cirque, et j'étais justement en train de méditer sur la doctrine du Christ, quand on se mit à crier au feu. Quand les flammes eurent envahi tout le Cirque, et qu'elles commencèrent à se propager, il me fallut bien penser à sauver ma peau.

— As-tu vu des gens jeter des torches dans les maisons ?

— Que n'ai-je pas vu, petit-fils d'Énée ! J'ai vu des hommes qui se frayaient au glaive un passage dans la cohue, j'ai vu des batailles, et des boyaux humains que les pieds écrasaient sur les pavés. Si tu avais vu cela, tu aurais pensé que les Barbares avaient pris la ville d'assaut, et massacraient. Autour de moi, des gens hurlaient de désespoir. Mais j'en ai vu aussi qui hurlaient de joie ; car il y a beaucoup de méchantes gens de par le monde, seigneur, qui sont incapables d'apprécier les bienfaits de votre clémente domination, et de ces justes lois en vertu desquelles vous prenez tout à tous pour vous l'approprier ! Les hommes ne savent point se soumettre à la volonté des dieux !

Vinicius était trop profondément plongé dans ses réflexions pour se rendre compte de l'ironie de ces paroles. Bien qu'il eût dix fois questionné Chilon sur tout ce que celui-ci pouvait savoir, il se tourna encore vers lui.

— Et tu les as vus à l'Ostrianum de tes propres yeux ?

— Je les ai vus, fils de Vénus ; j'ai vu la vierge, le bon Lygien, saint Linus et l'Apôtre Pierre.

— Avant l'incendie ?

— Avant l'incendie, ô Mithra !

Mais dans l'âme de Vinicius, un soupçon se fit jour ; Chilon mentait peut-être ? Arrêtant sa mule, il lança au vieux Grec un regard menaçant :

— Que, faisais-tu là-bas ?

Chilon se troubla. De même que beaucoup d'autres, il se figurait que la destruction de Rome impliquait la fin de la domination romaine. Mais, en ce moment, il se trouvait seul avec Vinicius ; et les terribles menaces avec lesquelles celui-ci lui avait interdit d'espionner les chrétiens, et nommément Linus et Lygie, lui revinrent à la mémoire.

— Seigneur, dit-il, pourquoi ne veux-tu pas croire que je les aime ? C'est ainsi pourtant. J'ai été à l'Ostrianum, parce que je suis déjà à moitié chrétien. Pyrrhon m'a appris à préférer la vertu à la philosophie, et je m'attache toujours aux gens vertueux. En outre, seigneur, je suis pauvre et pendant mon séjour a Antium, par Jupiter, souvent il m'arriva de mourir de faim sur mes livres. Alors je m'asseyais sous le mur de l'Ostrianum, car les chrétiens, bien pauvres eux-mémes, distribuent plus d'aumônes que tous les habitants de Rome pris ensemble.

Cette raison sembla suffisante à Vinicius, qui demanda d'une voix moins sévère :

— Et tu ne sais pas où s'est logé Linus, pour ces quelques jours ?

— Tu m'as puni une fois pour ma curiosité, seigneur, tu m'as puni cruellement, répliqua le Grec.

Vinicius se tut et. ils continuèrent leur route.

— Seigneur, reprit Chilon, sans moi tu ne retrouverais pas la jeune fille ; si tu la retrouves, tu n'oublieras pas un sage dans le besoin

— Je le donnerai une maison avec une vigne, près d'Ameriola, répondit Vinicius.

— Ah ! merci, Hercule ! Avec un enclos de vigne ? Merci ! Oui ! oui ! avec une vigne !

Ils dépassaient maintenant les collines du Vatican, toutes rouges dans les lueurs de l'incendie. Derrière la Naumachie, ils tournèrent à droite, car ils voulaient, après le Champ Vatican, se rapprocher du fleuve, le traverser et se diriger vers la Porte Flaminienne. Soudain, Chilon arrêta sa mule.

— Seigneur ! Une idée !

— Parle, dit Vinicius.

— Il n'y a point d'édit contre les chrétiens, mais les Juifs les accusent, auprès du préfet de la Ville, d'égorger les enfants, d'adorer un âne, de propager une doctrine non reconnue par le Sénat. Ils les assomment el attaquent leurs maisons à coups de pierres si furieusement que les chrétiens se cachent devant eux.

— Arrive au fait.

— Voici : les synagogues existent ouvertement dans le Transtévère, mais les chrétiens sont obligés de prier en secret ; ils se réunissent dans des hangars en ruines hors de la ville, ou bien dans des arenaria. Or, précisément, ceux du Transtévère ont choisi les carrières dont les matériaux ont servi à bâtir le Cirque de Néron et les maisons qui longent le fleuve, entre le Janicule et le Vatican. La Ville flambe, et les fidèles de Chrestos sont certainement eu train de prier. Nous en trouverons une foule copieuse dans les souterrains. Je te conseille donc d'y entrer, d'autant plus que c'est sur notre chemin.

— Mais tu m'avais dit que Linus s'était rendu à l'Ostrianum ! s'écria avec impatience Vinicius.

— Mais toi, tu m'as promis une maison avec une vigne à Ameriola, répliqua Chilon. Aussi je veux chercher la jeune fille partout où il y a chance de la trouver. Nous les trouverons dans le souterrain, en train de prier ; au cas le plus défavoraIde, on nous renseignera sur leur compte.

— Conduis-moi, dit le tribun.

Sans hésiter, Chilon tourna à gauche. Un instant, le versant de la colline leur cacha l'incendie, et ils marchèrent dans l'ombre, bien que les hauteurs environnantes fussent violemment éclairées. Dépassant le Cirque, ils prirent encore une fois à gauche et entrèrent dans une passe étroite où l'obscurité était totale. Mais, dans cette obscurité, Vinicius discerna des essaims de lanternes papillotantes.

— Les voilà ! dit Chilon.

— C'est vrai ! J'entends chanter, dit Vinicius.

En effet, les sons d'un psaume s'échappaient d'une sombre anfractuosité, et les lanternes disparaissaient, une à une. Mais des passes latérales sortaient continuellement de nouvelles silhouettes, et Vinicius et Chilon furent bientôt entourés de tout un groupe. Chilon se laissa glisser de sa mule, et appela d'un signe un jeune garçon qui marchait près d'eux.

— Je suis un prêtre du Christ, un évêque même. Prends soin de nos mules, tu auras ma bénédiction et tes péchés te seront remis.

Un instant après, ils se trouvèrent dans le souterrain et s'avancèrent par un couloir, à la lueur incertaine des lanternes, jusqu'à une excavation spacieuse. Là, il faisait plus clair que dans le couloir, car, outre les lanternes et les lumignons, des torches y brûlaient. Vinicius vit une foule de gens agenouillés, en prières, mais ni Lygie, ni l'apôtre Pierre, ni Linus. Les visages reflétaient l'attente, la frayeur ou l'espoir. La lumière se mirait dans le blanc des yeux levés au ciel. Sur les fronts d'une pâleur crayeuse, la sueur coulait. Les uns chantaient des hymnes, d'autres répétaient fiévreusement le nom de Jésus, d'autres se frappaient la poitrine. Tous s'attendaient à quelque chose d'immédiat et de surnaturel.

Soudain, les chants cessèrent, et, au-dessus de l'assemblée, dans une alvéole formée par l'extraction de quelque pierre énorme, apparut Crispus. Son visage était hagard et blafard. Tous les yeux se tournèrent vers lui, dans l'attente de paroles de consolation et d'espoir. Mais lui, faisant sur l'assemblée un signe de croix, se mit à parler avec emportement, criant presque.

— Faites pénitence pour vos péchés, disait-il, car l'heure est enfin venue ! Sur la Ville de crime et de luxure, sur la nouvelle Babylone, le Seigneur a déchaîné la flamme dévoratrice. L'heure a sonné du jugement, de la colère et de la destruction. Le Seigneur a promis sa venue ; et bientôt vous le verrez ! Mais ce ne sera plus l'Agneau qui offrit son sang pour le rachat de vos péchés... Ce sera un juge terrible, qui, dans sa justice, jettera dans l'abîme les pécheurs et les infidèles. Malheur au monde et malheur aux pécheurs ! Car il n'y aura plus pour eux de miséricorde... Christ ! je te vois... Des étoiles pleuvent, le soleil s'assombrit, la terre s'ouvre en précipice et les morts se lèvent... Et Toi, tu viens au son des trompes, parmi les légions de tes anges, dans le tonnerre et dans l'ouragan ! Christ ! je te vois, je t'entends !

Il se tut, et, levant la tête, sembla contempler fixement quelque chose de lointain et de terrifiant. Soudain la caverne retentit d'une détonation sourde, bientôt suivie d'une seconde, d'une troisième... Dans la Ville en flammes, des rues entières de maisons calcinées s'effondraient. Pour la plupart des chrétiens, ces détonations parurent le signe définitif de l'effroyable jugement. Alors la terreur divine s'empara de l'assemblée, des voix nombreuses répétèrent : « Le jour du jugement ! en vérité, le voici ! » Les uns se couvraient le visage de leurs mains, persuadés que la terre allait trembler sur ses fondements, et que de ses gouffres béants des bêtes infernales allaient fondre sur les pécheurs. D'autres criaient : « Christ, pitié ! Rédempteur, sois miséricordieux ! » Quelques-uns confessaient tout haut leurs péchés. D'autres se jetaient dans les bras de leurs proches, afin de sentir au terrible moment un cœur ami battre sur leur poitrine. Mais il y avait aussi des visages empreints d'une béatitude céleste, et qui ne reflétaient nulle terreur. Des gens en extase criaient d'incompréhensibles paroles en des langages inconnus. D'un coin obscur de la grotte, quelqu'un proféra : « Réveille- toi, ô toi qui sommeilles ! » Puis tout fut dominé de nouveau par la voix de Crispus, qui clamait :

— Renoncez aux biens terrestres, car la terre se retirera sous vos pieds ! Renoncez aux amours terrestres, car le Seigneur fera périr ceux qui, — plus qu'ils ne l'aimèrent, Lui, — auront aimé leurs femmes et leurs enfants ! Malheur à celui qui préféra la créature au Créateur ! Malheur aux riches ! Malheur aux fastueux ! Malheur aux dissolus ! Malheur à l'homme, à la femme, — à l'enfant !...

Une détonation plus forte fit trembler les catacombes ; tous tombèrent, la face contre terre, les bras en croix, pour se défendre, par ce signe. des mauvais esprits.

Dans le silence, on n'entendait que halètements terrifiés : « Jésus, Jésus, Jésus ! » Çà et là, des enfants pleurèrent. Soudain une voix calme se fit entendre, qui disait :

— La paix soit avec vous !

C'était l'Apôtre Pierre, qui, depuis un moment, se trouvait dans la caverne.

A ces paroles, l'épouvante s'évanouit, comme s'évanouit la terreur du troupeau quand apparaît le pasteur. On se releva ; les plus rapprochés embrassaient ses genoux, semblant chercher un abri sous des ailes protectrices. Lui, étendit les mains sur la foule anxieuse.

— Pourquoi vous alarmer en vos cœurs ? Lequel de vous devinera ce qui peut lui arriver, avant que l'heure soit venue ? Le Seigneur a puni par le feu Babylone qui enivra le monde du vin de sa furieuse prostitution ; mais sur vous que purifia le baptême, sur vous dont les péchés furent rachetés par l'Agneau, s'étendra Sa Miséricorde. Et vous mourrez avec Son Nom sur vos lèvres. La paix soit avec vous !

Après les imprécations de Crispus, les paroles de Pierre furent un baume pour la multitude. Remplaçant la terreur divine, l'amour divin posséda les âmes.

De tous côtés on criait : « Nous sommes tes brebis. » Les plus rapprochés s'agenouillaient à ses pieds, disant : « Ne nous abandonne point au jour du désastre. » Vinicius saisit le bord du manteau de l'Apôtre et dit en baissant la tête :

— Sauve-moi, Seigneur. Je l'ai cherchée dans l'incendie et dans le tumulte. Nulle part je n'ai pu la trouver ; mais je crois fermement que tu peux me la rendre...

Pierre posa la main sur la tête de Vinicius et dit :

— Aie foi ! et suis-moi.