Troisième partie, chapitre 3 - Rumeurs dans la foule |
Jan Styka - Édition Flammarion, 1901-1904 |
Le halo de la ville en flammes avait empourpré
les cieux jusqu'aux confins de l'horizon.
Énorme, la pleine lune surgit et bientôt
fut de cuivre incandescent. Aux abîmes d'un ciel
rosâtre palpitaient de rosâtres
étoiles ; mais, à l'encontre des nuits
ordinaires, la terre était plus lumineuse que
les cieux. Rome illuminait la Campanie entière.
La sanglante clarté suscitait au lointain les
collines, les maisons, les villas et les temples ; les
aqueducs, qui de toutes les hauteurs environnantes
descendaient vers la ville, fourmillaient de gens venus
y chercher un refuge ou contempler l'incendie.
Cependant le fléau submergeait les quartiers
l'un après l'autre. Nul doute qu'il ne fût
aidé par des mains criminelles ; à tout
instant, de nouveaux incendies éclataient,
même à une grande distance du foyer
principal.
Des collines où s'édifiait la Ville, les
flammes, ainsi que les vagues de la mer,
s'épandaient sur les vallons, où
étaient nombreuses les bâtisses de cinq ou
six étages, sur les rues, où abondaient
les boutiques, les baraques, les
amphithéâtres démontables en
planches édifiés au hasard de spectacles
divers, les magasins de vêtements, de bois,
d'huile, de blé, de noix et de pommes de
pin.
Des trombes d'air faisaient jaillir du gouffre des
milliers de coquilles incandescentes de noix et
d'amandes, qui montaient dans les cieux ainsi que des
essaims de papillons lumineux, et éclataient en
crépitant, ou bien, poussées par le vent,
tombaient sur de nouveaux quartiers, sur les aqueducs
ou sur les champs qui entouraient la ville. Tout
secours paraissait impossible. La confusion augmentait
d'heure en heure et, tandis que la population de Rome
fuyait par toutes les portes, les gens des environs,
habitants des petites villes, paysans et bergers
à demi sauvages de la Campanie, affluaient,
alléchés par l'incendie et séduits
par l'espoir du butin. |
Seul le spectacle de la ville en flammes, absorbant l'attention,
retardait, semblait-il, l'heure du carnage. Des centaines de
milliers d'esclaves, oubliant que Rome possédait
près de cinquante légions à travers le
monde, semblaient n'attendre qu'un signal et un chef : mais sans
doute il n'y avait pas de Spartacus.
Les plus monstrueuses rumeurs circulaient aux abords de toutes
les portes : c'était Vulcain, qui, sur l'ordre de
Jupiter, avait déchainé les flammes
souterraines... Vesta qui vengeait l'outrage fait à
Rubria... Selon les uns, César avait fait mettre le feu
à la Ville, afin de se délivrer des odeurs
incommodantes de Suburre, et aussi afin de faire place nette
à une cité nouvelle qui s'appellerait
Néronia. D'autres déclaraient que César
était devenu fou, qu'il prescrivait aux prétoriens
et aux gladiateurs d'attaquer le peuple et qu'un carnage
général était imminent. Certains juraient
leurs grands dieux que les bêtes de tous les vivaria
avaient été lâchées par ordre
d'Ahénobarbe, que les rues étaient pleines de
lions aux crinières en feu, d'éléphants
fous d'épouvante, et de bisons qui écrasaient les
hommes par centaines : racontars qui contenaient une part de
vérité, car, en plusieurs endroits, les
éléphants, pour échapper à
l'incendie, avaient démoli les vivaria, el, libres, se
ruaient loin du feu en une panique dévastatrice.
Entre le Capitole d'un côté, et le Quirinal, le
Viminal, et l'Esquilin de l'autre, ainsi qu'entre le Palatin et
la colline du Cælius, où se trouvaient les rues les
plus populeuses, l'incendie avait éclaté sur tant
de points à la fois, que les fuyards, quelque direction
qu'ils prissent, trouvaient toujours devant eux un mur de
flammes. Ceux qui avaient cherché un refuge sur les
marchés et les places. ou aux abords du temple de la
Terre, du portique de Silvia, plus haut, près des temples
de Junon et de Lucine, ou encore entre le Clivus Vibrius et
l'ancienne Porte Esquiline, ceux-là, cernés par le
feu, avaient péri. Il n'était presque point de
famille habitant le centre qu'eût épargnée
l'incendie.
Tandis que les uns imploraient la miséricorde des dieux,
d'autres blasphémaient ces mêmes dieux, auteurs de
l'effroyable catastrophe. Des vieillards tendaient les mains
vers le temple de Jupiter Libérateur, s'écriant :
« Libérateur tu te nommes ! Sauve donc ton autel et
ta Ville ! » La rage se tournait surtout contre les
anciennes divinités romaines, qui avaient aux yeux du
peuple le devoir plus particulier de veiller sur la Ville, et
qui se manifestaient impuissants. En revanche, quand, sur la
Voie Asinaire, parut un cortège de prêtres
égyptiens qui transportaient la statue d'Isis
sauvée par miracle des flammes, la foule s'attela au
char, le traîna jusqu'à la Porte Appienne et
installa la statue dans le temple de Mars, après avoir
bousculé les prêtres de cette divinité, qui
avaient osé lui opposer résistance. En d'autres
endroits, on invoquait Sérapis, Baal ou
Jéhovah.
Ça et là s'élevaient des psaumes
chantés par des hommes dans la force de l'âge, des
vieillards, des femmes et des enfants ; hymnes insolites et
solennels, dont le sens restait obscur, et revenaient sans cesse
les paroles : « Voici que s'approche le Juge, au jour de
colère et de désastre. »
Mais ni le désespoir, ni les blasphèmes, ni les hymnes, rien n'apportait le secours. Le fléau semblait incoercible, complet et inexorable — telle la Destinée. Près de l'Amphithéâtre prirent feu des magasins de chanvre et de cordages, des entrepôts de goudron. Durant plusieurs heures, toute cette partie de la ville derrière laquelle s'étendait le Champ de Mars fut illuminée d'une clarté si blonde que les spectateurs à demi pâmés d'épouvante se prenaient à croire que, dans le désastre universel, les jours et les nuits s'étaient confondus, et que leurs yeux contemplaient la lumière du soleil : mais, par la suite, un même et uniforme flamboiement sanglant vainquit l'éclat de toutes les colorations. De cet océan de flammes jaillissaientvers le ciel de gigantesques fontaines et des pylônes incandescents, tôt épanouis en gerbes et en panaches que le vent saisissait, écharpillait en fils dorés, en chevelures d'étincelles, et portait au loin par-dessus la campagne, vers les Monts Albains. La nuit s'embrasait toujours davantage, l'air semblait saturé non seulement de clarté, mais de flamme. Le Tibre roulait des vagues de feu. Le fléau envahissait des espaces de plus en plus vastes, prenait d'assaut les hauteurs, s'épandait par la plaine, submergeait les vallées, —frénétique, grondant, fulminant.
Jan Styka - Édition Flammarion, 1901-1904 |