Deuxième partie, chapitre 1 - Chez les chrétiens

Jan Styke - Le réveil de Vinicius - Édition Flammarion, 1901-1904

Vinicius fut réveillé par une douleur lancinante. Trois hommes étaient penchés sur lui. Il en reconnut deux : Ursus et le vieillard qu'il avait renversé en emportant Lygie. Il était aux mains du troisième, qui lui palpait le bras gauche. La douleur était telle, que Vinicius, s'imaginant que l'on exerçait sur lui quelque vengeance, dit, les dents serrées :

— Tuez-moi...

Mais ils ne semblaient faire nulle attention à ses paroles. Le terrible Ursus, dont le visage barbare exprimait en ce moment l'affliction, tenait un paquet de bandes, tandis que le vieillard disait à l'homme qui manipulait le bras de Vinicius :

— Glaucos, es-tu certain que cette blessure à la tête ne soit pas mortelle ?

— Oui, digne Crispus. En délivrant la jeune fille, le géant — et il indiquait Ursus — a jeté l'agresseur contre le mur ; en tombant cet homme s'est protégé de son bras : le bras est fracturé et démis, mais la blessure à la tête est légère.

— Tu as soigné plus d'un de nos frères, dit Crispus, tu as la réputation d'un médecin habile... C'est pourquoi j'ai envoyé Ursus te chercher.

— Et il m'a avoué en route qu'hier encore il était prêt à me tuer.

— Il m'avait fait part de son projet ; et moi qui te connais et qui sais ton amour du Christ, je lui ai fait comprendre que ce n'était pas toi qui étais un traître, mais bien cet inconnu qui avait voulu le pousser au meurtre.

— C'est le mauvais esprit, et je l'avais pris pour un ange, dit Ursus en soupirant.

— Tu me raconteras cela une autre fois, dit Glaucos ; pour le moment, il faut nous occuper de notre blessé.

... L'opération terminée, Vinicius, qui avait de nouveau perdu connaissance, se réveilla.

Lygie était près de son lit et tenait à deux mains une aiguière où de temps en temps Glaucos trempait l'éponge dont il rafraîchissait la tête du blessé.

— Lygie ! murmura Vinicius.

L'aiguière trembla aux mains de la jeune fille, qui tourna vers lui des yeux tristes.

— La paix soit avec toi ! dit-elle tout bas.

— Lygie, tu les as empêchés de me tuer ? ...

Elle répondit avec douceur :

— Que Dieu te rende la santé !

Une sorte de faiblesse immense et douce l'envahit... Il avait la sensation de tomber dans un abîme, mais il éprouvait en même temps un grand bien-être, et se sentait heureux. Il lui semblait qu'une divinité planât sur lui.

Cependant Glaucos avait achevé de laver la plaie de la tête et y appliquait un onguent. Lygie approcha des lèvres du blessé une coupe d'eau et de vin. Il but avec avidité. Le pansement terminé, la douleur axait presque complètement disparu.

— Donne-moi encore à boire, — pria-t-il.

Lygie passa dans la seconde chambre pour remplir la coupe, et Crispus, après avoir échangé quelques mots avec Glaucos, s'approcha du lit :

— Vinicius, dit-il, Dieu n'a pas permis que tu commisses une mauvaise action. Il te conserve la vie pour que tu fasses un retour sur toi-même. Celui devant qui l'homme n'est que poussière t'a livré sans défense entre nos mains ; mais le Christ, en qui nous croyons, nous a ordonné d'aimer nos ennemis. Nous avons donc pansé tes blessures et nous allons te rendre la santé ; mais nous ne pouvons veiller sur toi plus longtemps. Quand tu seras seul, demande-toi si tu dois continuer à persécuter Lygie, privée, par ta faute, de ses protecteurs et de son toit, et nous-mêmes, qui t'avons rendu le bien pour le mal.

— Vous voulez m'abandonner ? demanda Vinicius.

— Nous voulons quitter cette maison, où la persécution du préfet de la ville peut nous atteindre. Ton compagnon a été tué, tu as été blessé. Nous ne sommes point coupables — mais c'est nous qui serions frappés par la rigueur des lois.

— Ne craignez pas les persécutions, répliqua Vinicius. Je saurai vous protéger.

Crispus ne voulut pas lui répondre que l'on se méfiait aussi de lui.

— Seigneur, continua-t-il, ta main droite est valide. Voici des tablettes et un style : écris à tes serviteurs de venir ce soir avec une litière, pour te transporter dans ta maison. Ici, tu es chez une pauvre veuve qui ne va pas tarder à rentrer avec son fils ; il portera ta lettre ; nous, il faut que nous cherchions un autre refuge.

Vinicius pâlit. S'il perdait de nouveau Lygie, peut-être ne la reverrait-il jamais. Il désirait désespérément se réconcilier avec elle, mais il lui fallait du temps.

— Écoutez-moi, chrétiens, dit-il. Hier, j'étais avec vous dans l'Ostrianum, et j'ai entendu développer votre doctrine ; et, si je ne la connaissais pas, vos actes seuls me convaincraient que vous êtes honnêtes et bons. Dites à la veuve de rester dans cette maison, restez-y vous-mêmes et permettez-moi d'y rester. Que cet homme, qui est médecin, ou tout au moins qui sait panser les blessures, dise si je suis transportable. Mon bras cassé doit être maintenu immobile pendant quelques jours au moins ; je vous déclare donc que je ne bougerai pas d'ici, à moins que vous ne me jetiez dehors.

Ici il s'arrêta ; le souffle lui manquait. Alors Crispas dit :

— Personne, seigneur, n'emploiera la force contre toi. Nous seuls sortirons, pour sauver nos têtes.

Vinicius, peu habitué à renconfter de la résistance, fronça le sourcil, puis continua :

— Nul ne s'inquiétera de Croton qu'Ursus a étranglé. Il devait aujourd'hui même se rendre à Bénévent, sur appel de Vatinius. Chacun pensera donc qu'il est parti. Lorsque nous sommes entrés dans cette maison, personne ne nous a vus, sauf un Grec venu avec nous à l'Ostrianurn. Je vous dirai où il demeure. Amenez-le, et je lui ordonnerai de garder le silence, car c'est un homme à mes gages. J'écrirai chez moi que je pars pour Bénévent. Au cas où le préfet aurait déjà été renseigné par le Grec, je déclarerais que c'est moi qui ai tué Croton et lui qui m'a cassé le bras. Par Ies mânes de mon père et de ma mère, c'est ainsi que je ferai ! Vous pouvez donc rester ici, vous y êtes en sûreté. Amenez-moi vite le Grec, qui s'appelle Chilon Chilonidès.

— Alors, seigneur, Glaucos demeurera près de toi, dit Crispus ; lui et la veuve te soigneront.

— Vieillard, dit Vinicius, écoute bien mes paroles. Je te dois de la reconnaissance et j'ai confiance en toi ; mais tu ne me dis pas le fond de ta pensée. Tu crains que j'appelle mes esclaves et que je leur donne l'ordre d'enlever Lygie ?

— Oui, répliqua Crispus, sévère.

— Fais donc attention à ceci. Je parlerai à Chilon devant vous ; devant vous j'écrirai la lettre annonçant que je pars ; et ensuite je ne trouverai pas d'autres messagers que vous... Réfléchis bien et ne m'irrite pas plus longtemps...

Ici il s'exaspéra et, la figure crispée de colère, il dit avec emportement :

— T'imaginais-tu que j'allais nier mon désir de rester ici pour la voir ? Mais je ne veux plus la prendre de force... J'ajouterai que, si elle s'en va, de cette main valide j'arracherai les bandages de mon bras, — je ne prendrai aucun aliment, aucune boisson... Et que ma mort retombe sur toi et sur tes frères ! Pourquoi m'as-tu pansé ? pourquoi m'as-tu laissé la vie ?

A ce moment, Lygie entra, s'approcha de Crispus avec un visage inspiré, et comme si elle eût été l'écho de quelque autre voix :

— Crispus ! gardons-le parmi nous, et ne le quittons pas jusqu'à ce que le Christ lui ait rendu la santé.

— Qu'il soit fait comme tu désires.

Sur Vinicius, cette prompte soumission de Crispus fit une impression profonde. Il lui sembla que parmi les chrétiens Lygie était une espèce de sibylle ou de prêtresse, obéie et respectée. Et il s'abandonna aussi à ce respect. Lorsque, un moment après, elle lui présenta de l'eau, il eût voulu lui prendre la main, mais n'osa... Il n'osa, — lui, ce Vinicius, qui, chez Néron, l'avait baisée sur les lèvres, lui qui, plus tard, s'était promis de la traîner par les cheveux au cubicule ou bien de la faire fouetter.