Deuxième partie, chapitre 2 - Je te pardonne |
Vinicius avait remarqué avec étonnement que,
dès l'instant où Lygie avait
intercédé en sa faveur, ni elle-même, ni
Crispus n'avaient exigé de lui aucun engagement, comme
s'ils étaient certains qu'en cas de
nécessité une force surnaturelle viendrait
à leur secours. Depuis qu'il avait entendu dans
l'Ostrianum les enseignements et le récit de
l'Apôtre. la limite entre le possible et l'impossible
commençait à s'effacer dans le cerveau de
Vinicius, et il n'était plus trop éloigné
d'admettre la probabilité d'une telle intervention.
Cependant, envisageant les choses avec plus de sang-froid, il
rappela lui-même à ses hôtes ce qu'il avait
dit au sujet du Grec, et il demanda de nouveau qu'on lui
amenât Chilon.
Crispus y consentit.. Vinicius indiqua exactement au Lygien la
demeure de Chilon, puis, ayant tracé quelques mots sur
ses tablettes, il dit en se tournant. vers Crispus :
— Je vous remets les tablettes parce que ce Chilon est un
homme méfiant et rusé qui souvent, mandé
par moi, faisait répondre à mes gens qu'il
n'était pas à la maison ; et il agissait ainsi
chaque fois qu'il n'avait pas. de bonnes nouvelles à
m'annoncer et qu'il redoutait ma colère.
— Pourvu que je le trouve, je l'amènerai, de
gré ou de force, répondit Ursus.
Et ayant pris son manteau, il sortit à la
hâte.
Le Lygien, quand il se trouva en présence de Chilon, ne
le reconnut pas. Il ne l'avait vu qu'une fois, et encore la
nuit. D'ailleurs, ce grand vieillard sûr de lui-même
qui l'avait poussé à tuer Glaucos ressemblait si
peu à ce Grec courbé par la peur ! Aussi Chilon
revint vite de son premier émoi. Les tablettes le
rassurèrent encore davantage. Au moins on ne le
soupçonnerait pas d'avoir fait tomber le tribun dans un
piège. Il se dit encore que si les chrétiens
n'avaient pas mis à mort le tribun, c'est qu'ils
n'avaient pas osé porter la main sur un personnage de
cette importance.
— Il en résulte que Vinicius, au besoin, me
couvrira aussi, pensa-t-il ; il ne m'appellerait pas
auprès de lui pour me mettre à mal.
Ayant donc repris courage, il demanda :
— Brave homme, est-ce que mon ami, le noble Vinicius, n'a
pas envoyé une litière pour moi ? J'ai les jambes
enflées et je ne puis aller loin.
— Non, répliqua Ursus. Nous irons à
pied.
— Et si je refuse ?
— Ne refuse pas, car il faut que tu viennes.
— Oh ! j'irai, mais de ma propre volonté. Personne
ne pourrait m'y forcer, car je suis un homme libre et un ami du
préfet de la ville. Comme savant, je possède, en
outre, les moyens de résister à la violence, et je
sais métamorphoser les hommes en arbres et en animaux.
Mais j'irai, j'irai ! Seulement il faut que je prenne un manteau
plus chaud et un capuchon, afin que les esclaves de ce quartier
ne puissent me reconnaître ; — sinon ils nous
arrêteraient à chaque instant pour me baiser les
mains.
Il revêtit un autre manteau et il rabattit sur sa
tête un vaste capuchon gaulois, de crainte qu'Ursus ne se
rappelât ses traits lorsque tous deux seraient au grand
jour.
— Où me conduis-tu ? demanda-t-il en chemin.
— Au Transtévère.
— Il n'y a pas longtemps que je suis à Rome et je
ne suis jamais allé là, mais sans doute on y
trouve aussi des amis de la vertu...
Ursus, homme naïf, mais qui savait que le Grec avait
accompagné Vinicius au cimetière d'Ostrianum, et
avait pénétré, avec Croton, dans la maison
habitée par Lygie, s'arrêta net.
— Vieillard, ne mens pas. Aujourd'hui même tu
étais avec Vinicius à l'Ostrianum et même
à notre porte.
— Ah ! Alors votre maison est située dans le
Transtévère ? ... Je suis depuis peu à
Rome, et je m'embrouille dans les noms des différits
quartiers. Oui, mon ami, je suis allé jusqu'à
votre porte et là, au nom de la vertu, j'ai
conjuré Vinicius de ne pas entrer. J'ai été
également à l'Ostrianum, et sais-tu pourquoi ?
C'est que depuis quelque temps je travaille à la
conversion de Vinicius : je voulais qu'il entendît le
doyen des .Apôtres. Puisse la lumière
pénétrer dans son âme et dans la tienne !
N'es-tu pas un chrétien et ne désires-tu pas que
la vérité triomphe sur le mensonge ?
— Oui, répondit humblement Ursus.
Chilon avait complètement repris courage.
— Vinicius, dit-il, est un puissant seigneur et l'ami de
César. Souvent encore il obéit aux suggestions de
l'esprit du mal ; mais s'il tombait un seul cheveu de sa
tête, César se vengerait sur tous les
chrétiens.
— Une force bien supérieure nous
protège.
— C'est juste ! c'est juste ! mais que comptez-vous faire
de Vinicius ? demanda Chilon, redevenu inquiet.
— Je ne sais. Le Christ ordonne d'être
miséricordieux.
— Tu as excellemment parlé. Souviens-toi de cela
toujours, si tu ne veux rôtir en enfer comme un boudin
dans la poële.
Ursus soupira, et Chilon pensa qu'il ferait toujours ce qu'il
voudrait de ce terrible homme.
Désirant apprendre comment les choses s'étaient
passées lors de l'enlèvement de Lygie, il continua
d'une voix sévère de juge :
— Qu'avez-vous fait de Croton ? Parle et ne mens pas.
Ursus soupira pour la seconde fois.
— Vinicius te le dira.
— Ce qui signifie que tu l'as frappé avec un
couteau ou que tu l'as tué à coups de
bâton ?
— J'étais sans armes.
Le Grec ne put s'empêcher d'admirer la force surhumaine du
barbare.
— Que Pluton... je veux dire : Que le Christ te pardonne !
Ils marchèrent quelque temps en silence, puis Chilon
:
— Moi, je ne te trahirai pas, mais prends garde aux
veilleurs.
— C'est le Christ que je crains, et non les
veilleurs.
— Et c'est justice. Il n'y a pas de plus grand
péché que le meurtre. Je prierai pour toi, mais si
tu veux que mes prières soient efficaces, fais voeu de ne
plus jamais toucher quelqu'un, même du doigt, ta vie
durant.
— Ce n'est pourtant pas avec intention que j'ai tué, répondit Ursus.
Chilon, qui voulait se garantir contre toute fâcheuse
occurrence, ne cessa de représenter à Ursus le
meurtre comme une abomination et de l'engager à faire ce
voeu.
Causant ainsi, ils arrivèrent devant la maison. Le
cœur de Chilon recommença à battre
d'inquiétude. Dans son effroi, il lui semblait qu'Ursus
lui jetait des regards féroces !
— Jolie consolation, s'il me tue sans intention. Je
préférerais qu'il fût frappé de
paralysie et avec lui tous les Lygiens : exauce ma
prière, Zeus, si tu le peux.
Et il s'emmitouflait de plus en plus dans sa bure gauloise,
répétant qu'il redoutait le froid. Lorsque enfin,
après avoir traversé le vestibule et la
première cour, ils pénétrèrent dans
un couloir aboutissant au petit jardin de la maison, le Grec dit
:
— Permets-moi de reprendre haleine ; sinon je ne pourrai
ni m'entretenir avec Vinicius, ni lui donner de salutaires
conseils.
Il s'arrêta. En effet, quoiqu'il se
répétât qu'aucun danger ne le
menaçait, il se sentait défaillir à la
seule pensée de se retrouver parmi ces gens
mystérieux qu'il avait vus à l'Ostrianum.
Des chants venaient de la petite maison.
— Qu'est-ce ?
— Tu te prétends chrétien, et tu ignores
qu'après chaque repas nous avons l'habitude d'honorer
notre Sauveur par des hymnes, répondit Ursus. Myriam est
sans doute de retour avec son fils, et peut-être
l'Apôtre est-il avec eux, car chaque jour il rend visite
à la veuve et à Crispus.
— Conduis-moi directement auprès de Vinicius.
Dans la chambre, il faisait assez sombre ; c'était une
soirée d'hiver, très nuageuse, et la flamme des
lampes dissipait mal l'obscurité. En cet homme
encapuchonné Vinicius devina le Grec plutôt qu'il
ne le reconnut. Et Chilon, ayant distingué dans le coin
de la salle un lit, et sur ce lit Vinicius, se dirigea vers le
tribun sans regarder personne, convaincu qu'auprès de lui
il serait plus en sûreté qu'auprès des
autres.
— Oh ! seigneur, pourquoi n'as-tu pas suivi mes conseils ?
s'écria-t-il en joignant les mains.
— Tais-toi, dit Vinicius, et écoute.
Ses yeux perçants dardés sur Chilon, il se mit
à parler lentement et en appuyant sur les mots, pour que
chacun d'eux fût compris comme un ordre et restât
à jamais gravé dans la mémoire du
Grec.
— Croton s'est jeté sur moi, il voulait
m'assassiner et me dépouiller. Tu comprends ? Je l'ai
donc tué, et ces gens-là ont pansé les
blessures que j'avais reçues dans la lutte.
Chilon devina sur-le-champ que, si Vinicius parlait ainsi, ce ne
pouvait être qu'en raison d'une entente avec les
chrétiens, et que par conséquent il voulait qu'on
le crût.
Il le vit également à sa mine ; aussitôt,
sans montrer le moindre doute ou le moindre étonnement,
il s'écria :
— Ah ! c'était une fameuse canaille ! Seigneur, je
t'avais pourtant conseillé de ne pas te fier à
lui. Mes fréquentes exhortations n'ont servi de rien.
Dans tout le Hadès, on ne trouvera pas de supplice digne
de lui. Attaquer son bienfaiteur, un seigneur si magnanime...
par Pollux !
A ce moment, il se souvint que pendant ia route il
s'était présenté à Ursus comme
chrétien, et il s'arrêta court.
— N'eût été la sica que j'avais sur
moi, il m'aurait tué, continua Vinicius.
— Je bénis l'instant où je t'ai
recommandé de te munir au moins d'un couteau.
Mais Vinicius tourna vers lui son regard interrogateur et
demanda :
— Ou'as-tu fait, aujourd'hui ?
— Comment ? Ne t'ai-je pas dit, seigneur, que j'ai fait
des voeux pour ta santé ?
— Et rien de plus ?
— Et je me disposais justement à te rendre visite,
lorsque ce brave homme est venu me dire que tu me
demandais.
— Voici une tablette : tu iras chez moi, et tu la
remettras à mon affranchi. Il y est écrit que je
pars pour Bénévent. Tu ajouteras que je suis parti
ce matin même, appelé par une lettre pressante de
Pétrone.
Il répéta avec insistance :
— Je suis parti pour Bénévent. Tu comprends
!
— Tu es parti, seigneur, et je t'ai même fait mes
adieux ce matin à la Porte Capène, et, depuis ton
départ, une telle tristesse s'est emparée de moi,
que, si ta générosité n'y veille, j'en
mourrai, à force de soupirer comme soupirait la
malheureuse épouse de Zethos après la mort
d'Ityl.
Quoique malade, habitué à l'agilité
d'esprit du Grec, Vinicius ne put s'empêcher de sourire.
Satisfait d'ailleurs que Chilon l'eût compris à
demi-mot, il dit :
— Eh bien ! je vais ajouter quelques lignes pour que l'on
essuie tes larmes. Donne-moi la lampe.
Chilon, déjà complètement
tranquillisé, se leva et décrocha du mur une des
lampes allumées.
Mais ce mouvement fit glisser le capuchon qui lui couvrait la
tête, et la pleine lumière tomba sur sa figure.
Glaucos bondit de son banc et se campa devant lui.
— Ne me reconnais-tu pas, Céphase ? demanda-t-il.
Sa voix avait quelque chose de si terrible qu'un frisson
parcourut tous les assistants...
Chilon souleva la lampe, et presque aussitôt la laissa
choir. Puis, il se plia en deux et se mit à
gémir.
— Je ne suis pas Céphase... ce n'est pas moi !
Pitié !
— Voilà l'homme qui m'a vendu, dit Glaucos, celui
qui m'a ruiné, ainsi que ma famille !
Vinicius sut alors que le médecin qui l'avait
pansé était ce Glaucos dont, lui aussi,
connaissait l'histoire.
Pour Ursus, ces quelques instants et les paroles de Glaucos
avaient été comme un éclair dans les
ténèbres ; il reconnut Chilon. Lui empoignant les
deux bras, il les ramena en arrière.
— C'est lui, s'écria-t-il, qui m'a persuadé
d'assassiner Glaucos !
— Pitié ! gémissait Chilon... Seigneur,
criait-il en se tournant vers Vinicius, sauve-moi ! J'ai eu
confiance en toi, intercède pour moi... Ta lettre... je
la remettrai... seigneur ! seigneur !
Mais Vinicius était indifférent à ce qui se
passait, d'abord parce que tous les exploits du Grec lui
étaient connus, et ensuite parce que son cœur
était inaccessible à la pitié. Et il dit
:
— Enterrez-le dans le jardin. Un autre portera ma
lettre.
Il sembla à Chilon que ces paroles étaient
l'arrêt suprême. Sous la terrible étreinte
d'Ursus ses os commençaient à craquer : ses yeux
étaient pleins de larmes.
— Au nom de votre Dieu, pitié ! criait-il. Je suis
chrétien ! ... La paix soit avec vous ! Je suis
chrétien, et si vous ne me croyez pas. baptisez-moi
encore une fois, deux fois, dix fois ! Glaucos, c'est une
erreur. Laissez-moi parler ! Faites de moi un esclave ! ... Ne
me tuez pas ! pitié !
Et sa voix, étranglée par la douleur,
s'affaiblissait de plus en plus, quand, de l'autre
côté de la table, l'Apôtre Pierre se leva, et
dit dans le silence :
— Le Sauveur nous a prescrit : « Si ton frère
a péché envers toi, punis-le ; mais s'il se
repent, pardonne-lui. Et s'il a péché sept fois
contre toi dans la journée, et s'il s'est tourné
sept fois vers toi en te disant : « Je me repens »,
— pardonne-lui. »
Le silence fut plus profond encore.
Glaucos resta un long moment le visage caché dans ses
mains. Enfin il dit :
— Céphase, que Dieu te pardonne tes torts envers
moi, comme je te les pardonne au nom du Christ ! Et Ursus, ayant
lâché le bras du Grec, reprit :
— Que le Sauveur me pardonne comme je te pardonne !
Chilon s'était affaissé. Appuyé sur ses
mains, il tournait la tête comme un animal pris dans des
rets et jetait des regards affolés, cherchant d'où
lui viendrait la mort. Il n'en croyait encore ni ses yeux ni ses
oreilles, et n'osait espérer qu'on lui eût fait
grâce,
Peu à peu il revint à lui ; ses lèvres
blêmes tremblaient encore d'épouvante.
L'Apôtre lui dit :
— Va-t'en en paix !
Chilon se leva ; mais il était incapable de parler.
Instinctivement il s'approcha du lit de Vinicius, comme pour
implorer l'aide du tribun ; il n'avait pas eu le temps de
réfléchir que celui-là même l'avait
condamné, qui avait été jusqu'à un
certain point son complice et qui avait fait usage de lui,
tandis que ceux contre qui il avait agi lui pardonnaient. Pour
l'instant, son regard n'exprimait que l'étonnement et la
méfiance. Quoiqu'il eût fini par s'apercevoir qu'on
le laissait libre, il avait hâte de se tirer sain et sauf
d'entre les mains de ces gens incompréhensibles, dont la
bonté l'effrayait presque autant que l'eût
terrifié leur cruauté. Il s'imaginait que, s'il
demeurait là plus longtemps, des choses imprévues
pouvaient encore survenir.
— Donne la lettre ! seigneur, donne la lettre !
Il saisit la tablette que lui tendait Vinicius, adressa un salut
aux chrétiens, un autre au malade, et, courbé, se
glissa le long de la muraille jusqu'à la porte, puis se
précipita dehors.
Dans le petit jardin, au milieu de l'obscuriré, la
frayeur fit de nouveau se dresser ses cheveux : il était
convaincu qu'Ursus allait fondre sur lui et le tuer à la
faveur de la nuit. Il aurait volontiers pris la fuite, mais ses
jambes lui refusaient obéissance ; elles ne
tardèrent pas à devenir complètement
inertes : Ursus, en effet, était à
côté de lui.
Chilon tomba la face contre terre et se mit à
gémir :
— Ursus... au nom du Christ...
Mais Ursus répondit :
— Ne crains rien. L'Apôtre m'a ordonné de
t'accompagner jusqu'à la porte, pour que tu ne
t'égares pas dans l'obscurité. Si les forces te
manquent, je te reconduirai jusque chez toi.
Chilon releva la tête.
— Que dis-tu ? quoi ? tu ne me tueras pas ?
— Non, je ne te tuerai pas, et si je t'ai saisi
trop violemment, et t'ai endommagé les os,
pardonne-moi.
— Aide-moi à me relever, dit le Grec. Tu
ne me tueras pas, n'est-ce pas ? Reconduis-moi
jusqu'à la rue ; ensuite, j'irai seul.
Ursus le releva comme une plume, puis le mena par un
sombre couloir jusqu'à la seconde cour, puis au
vestibule qui s'ouvrait sur la rue. Dans le corridor,
Chilon se répétait : « C'en est
fait de moi, » et il ne fut rassuré que
quand ils se trouvèrent dehors. Alors il dit
:
— J'irai seul maintenant.
— Que la paix soit avec toi !
— Et avec toi ! et avec toi ! Laisse-moi
reprendre haleine.
Et dès qu'Ursus se fut retiré, il respira
à pleins poumons. Il se tâtait les hanches
et les côtes comme pour se convaincre qu'il
était bien en vie ; puis il détala.
Cinquante pas plus loin, il s'arrétait, disant
:
— Mais pourquoi donc ne m'ont-ils pas
tué ? Et malgré ses entretiens avec Euricius au sujet de la doctrine chrétienne, malgré la conversation qu'il avait eue avec Ursus sur les bords du fleuve, malgré tout ce qu'il avait entendu à l'Ostrianum, il ne sut trouver de réponse à cette question. |
Jan Styka - Édition Flammarion, 1901-1904 |