Deuxième partie, chapitre 10 - Tentation

Pétrone retourna chez lui en haussant les épaules, et de fort méchante humeur. Il venait de s'apercevoir que lui et Vinicius avaient cessé de parler le même langage.

Autrefois Pétrone avait un pouvoir énorme sur le jeune soldat. Il lui servait de modèle en tout. Et souvent quelques mots ironiques sortis de sa bouche avaient suffi pour retenir Vinicius ou pour le décider à agir. Actuellement il ne restait plus rien de cette influence, et Pétrone n'essayait même plus des moyens de jadis, car son esprit et son ironie, il s'en rendait compte, eussent été sans effet. Ce sceptique expérimenté comprenait qu'il avait perdu la clef de cette âme.

« Admettons que l'Augusta ait pour Vinicius, non un caprice passager, mais une forte passion : ou bien Vinicius ne la repoussera pas, et un incident quelconque pourra le perdre, ou bien, ce qui est vraisemblable aujourd'hui, il la dédaignera, et c'est alors sa perte certaine : l'Augusta enveloppera toute la famille dans son ressentiment, et fera pencher la balance en faveur de Tigellin.»

De toute façon, tout allait mal. Pétrone était courageux et ne redoutait pas la mort ; mais, n'en attendant rien, il jugeait inutile de la provoquer. Après réflexion, il décida que le plus simple était de faire voyager Vinicius. Il mettrait en circulation le bruit d'une maladie du jeune tribun militaire et il éloignerait ainsi le danger qui les menaçait l'un et l'autre.

L'Augusta, en somme, ne savait pas si elle avait été reconnue de Vinicius, et jusqu'à présent son amour-propre n'avait pas eu trop à souffrir. Mais, pour l'avenir, il fallait prendre des précautions. Pétrone voulait avant tout gagner du temps : il sentait bien que, César partant pour l'Achaïe, Tigellin, qui n'entendait rien aux choses de l'art, passerait au second plan.

Il pensa même que, s'il obtenait de César un édit chassant les chrétiens de Rome, Lygie quitterait la ville en même temps que les autres sectateurs du Christ et Vinicius la suivrait, sans qu'on eût besoin de l'exhorter au départ.

La chose était possible. Il n'y avait pas si longtemps qu'à la suite des troubles provoqués par les Juifs en haine des chrétiens, Claude, ne sachant distinguer les uns des autres, avait expulsé les Juifs.

Pourquoi Néron n'expulserait-il pas les chrétiens ? A Rome on respirerait plus à l'aise. Depuis ce fameux festin flottant, Pétrone voyait tous les jours Néron, soit au Palatin, soit dans d'autres maisons. Lui insinuer une telle idée était facile, car César ne repoussait jamais les conseils de mort ou de ruine. Pétrone arrêta tout un plan. Voici : il donnerait un banquet chez lui et déciderait César à publier l'édit. Il avait même l'espoir justifié que César lui en confierait l'exécution. Alors il expédierait Lygie, avec tous les égards dus à l'amante de Vinicius, à Baies par exemple, et une fois là-bas ils n'auraient qu'à s'aimer et à jouer aux chrétiens tout à loisir...

Enfin Pétrone apprit de la bouche de César que dans trois jours on partait pour Antium. Dès le lendemain il alla en informer Vinicius.

Celui-ci lui montra la liste des personnes invitées à Antium. qu'un affranchi de César lui avait apportée le matin même.

— Mon nom y figure, dit-il, et le tien aussi. En rentrant tu trouveras une liste semblable.

— Si je ne figurais pas parmi les invités, répondit Pétrone, je n'aurais qu'à attendre mon arrêt de mort et je n'y compte pas avant le voyage en Achaïe. J'y serai trop utile à. Néron.

Il parcourut la liste et ajouta :

— A peine sommes-nous de retour qu'il faut déjà quitter la maison et se traîner à Antium. Mais il le faut ! car cette invitation est aussi un ordre.

— Et si quelqu'un désobéissait ?

— Il recevrait une invitation d'un autre genre : celle de se mettre en route pour un voyage sensiblement plus long, pour le voyage d'où l'on ne revient pas. Quel dommage que tu n'aies pas suivi mon conseil et que tu ne sois pas parti quand il n'était pas encore trop tard ! Te voilà forcé d'aller à Antium.

— Me voilà forcé d'aller à Antium... Tu vois bien dans quels temps nous vivons et que nous sommes de lâches esclaves !

— C'est aujourd'hui seulement que tu t'en aperçois ?

— Non, mais, vois-tu, tu as cherché à me démontrer que la doctrine chrétienne était ennemie de la vie, qu'elle enchaînait les hommes. Peut-il exister de plus lourdes chaînes que celles que nous supportons ? Tu disais : la Grèce a enfanté la sagesse et la beauté, et Rome a enfanté la force. Où est notre force ?

—Appelle Chilon. Moi, aujourd'hui je n'ai nulle envie de philosopher. Par Hercule ! ce n'est pas moi qui ai créé ces temps-ci, et je n'en suis pas responsable. Parlons d'Antium. Sache qu'un grand danger t'y attend et qu'il vaudrait peut-être mieux pour loi lutter avec cet Ursus qui a étouffé Croton que d'y aller. Pourtant, tu ne peux pas t'en dispenser.

Vinicius eut un geste nonchalant.

— Un danger ! Nous nous traînons à tâtons dans des ténèbres mortelles, et à chaque instant une tête s'engloutit dans ces ténèbres.

— Dois-je t'énumérer tous ceux qui ont eu un peu de bon sens et qui, pour cette raison, malgré Tibère, Caligula, Claude et Néron ont vécu jusqu'à quatre-vingts et quatre-vingt-dix ans ? Vois Domitius Afer. Il a vieilli tranquille, quoique voleur.

— ... ou parce que..., répondit Vinicius.

Puis il examina la liste :

Tigellin, Vatinius, Sextus Africanus, Aquilinus Regulus, Suilius Nérulinus, Eprius Marcellus et caetera! quelle collection de chenapans et de brigands ! Et dire que c'est ça qui gouverne le monde ! ... Est-ce qu'ils ne devraient pas plutôt promener à travers les petites villes quelque divinité égyptienne ou syriaque, grinçant du sistre, et gagnant leur vie comme diseurs de bonne aventure et comme jongleurs !

— Ou bien, montreurs de singes savants, de chiens calculateurs ou d'ânes flûtistes, ajouta Pétrone. Mais parlons de choses plus graves. J'ai raconté au Palatin que tu étais malade ; cependant ton nom se trouve sur la liste, ce qui prouve qu'il y a quelqu'un qui ne m'a pas cru et qui a usé de son influence pour t'y faire inscrire. Néron n'y attachait aucune importance, car, pour lui, tu n'es qu'un soldat avec lequel on peut parler tout au plus des courses, et qui n'a aucune idée de la poésie et de la musique. Si ton nom figure sur la liste, c'est à Poppée que tu dois cet honneur, et cela signifie que sa passion n'est pas un caprice passager : elle veut te conquérir.

— Elle est audacieuse, l'Augusta !

— Audacieuse, certes, car elle peul se perdre sans rémission. Puisse Vénus lui inspirer un autre amour le plus tôt possible ! Mais tant qu'elle te désire, il faut que tu sois prudent. Barbe-d'Airain commence à se lasser de Poppée. Aujourd'hui il lui préfère Rubria ou Pythagore ; mais, rien que par amour-propre, il exercerait contre vous la plus terrible des vengeances.

— Dans le bosquet je ne savais pas que ce fût elle ; toi, qui as écouté, tu sais ce que je lui ai répondu : que j'en aimais une autre et que je ne voulais pas d'elle.

— Je t'en supplie, au nom de tous les dieux infernaux, ne perds pas le peu de raison que t'ont laissé les chrétiens. Si la vie t'est devenue odieuse, ouvre-toi plutôt les veines immédiatement ou jette-toi sur ton glaive, car, si tu offenses Poppée, tu peux avoir une mort moins douce. Autrefois, du moins, on avait plaisir à causer avec toi ! De quoi s'agit-il au fond ? Qu'y perdras-tu ? Cela t'empêchera-t-il d'aimer ta Lygie ? Rappelle-toi, en outre, que Poppée l'a vue au Palatin et qu'il ne lui sera pas difficile de se douter pour qui tu dédaignes des faveurs si insignes. Alors, elle la retrouvera, fût-elle cachée sous terre. Tu causeras non seulement ta perte, mais aussi celle de Lygie, comprends-tu ?

Vinicius écoutait, comme s'il eût pensé à autre chose. Il finit par dire :

— Il faut que je la voie.

— Qui ? Lygie?

— Lygie.

— Tu sais où elle est ?

— Non.

— Alors tu vas te remettre à la chercher dans tous les vieux cimetières et au Transtévère?

— Je ne sais, mais il faut que je la voie.

— Bien. Quoique chrétienne, elle se montrera peut-être plus raisonnable que toi, — certainement même, si elle ne veut pas causer ta perte.

Vinicius haussa les épaules.

— Elle m'a sauvé d'entre les mains d'Ursus.

— Dans ce cas, dépêche-toi, car Barbe-d'Airain ne tardera pas à partir. D'Antium, on peut lancer des arrêts de mort aussi bien que d'ici.

Vinicius n'écoutait pas. Il songeait au moyen d'avoir une entrevue avec Lygie.

Or, le lendemain, une circonstance survint qui pouvait écarter toutes les difficultés. Chilon arriva à l'improviste.

Il se présenta, famélique et déguenillé ; mais comme les serviteurs avaient autrefois reçu l'ordre de le laisser entrer à toute heure du jour et de la nuit, ils n'osèrent l'arrêter au passage. Il pénétra directement dans l'atrium, et, se plaçant devant Vinicius, lui dit :

— Que les dieux te donnent l'immortalité et partagent avec toi l'empire du monde !

Au premier moment, Vinicius eut envie de le faire jeter à la porte. Mais le Grec savait peut-être quelque chose sur Lygie, et la curiosité l'emporta sur le dégoût.

— C'est toi ? demanda-t-il. Que deviens-tu ?

— Cela va mal, fils de Jupiter, répondit Chilon. La véritable vertu est une denrée dont personne ne s'inquiète aujourd'hui, et le sage doit s'estimer heureux si, tous les cinq jours, il a de quoi acheter chez le boucher une tête de mouton, qu'il ronge dans son taudis, en l'arrosant de ses larmes. Seigneur, tout ce que tu m'avais donné, je l'ai dépensé à acheter des livres chez Atractus. Ensuite, on m'a volé., on m'a ruiné ; la femme qui transcrivait mes leçons s'est enfuie, emportant le reste de ce que je devais à ta générosité. Je suis un misérable ; mais à qui m'adresser, sinon à toi, Sérapis, à toi que j'aime, que j'adore et pour qui j'ai risqué ma vie ?

— Qu'es-tu venu chercher et qu'apportes-tu ?

— J'implore ton aide, Baal, et je t'apporte ma misère, mes larmes, mon amour, — et aussi des nouvelles que j'ai recueillies par affection pour toi. Te rappelles-tu qu'un jour je te dis que j'avais cédé à une esclave du divin Pétrone un fil de la ceinture de Vénus?... J'ai été savoir si elle s'en était bien trouvée, et toi, fils du Soleil, qui connais tout ce qui se passe dans cette maison, tu n'ignores pas quelle place y occupe Eunice. J'ai encore un autre fil semblable. Je l'ai gardé pour toi, seigneur !

Mais, voyant la colère s'amasser entre les sourcils de Vinicius, il s'interrompit, et, afin de prévenir un éclat, il ajouta en hâte :

—Je sais où demeure la divine Lygie, je te montrerai, seigneur, la maison et la ruelle...

— Où ?

— Chez Linus, le doyen des prêtres chrétiens. Elle y est en compagnie d'Ursus, qui a, comme jadis, chez un meunier qui porte le même nom que ton intendant, Demas... oui, Demas, c'est bien cela ! ... Ursus travaille la nuit ; par conséquent, si on cerne la maison pendant la nuit, on ne l'y rencontrera pas... Linus est vieux... et, à part lui, il n'y a que deux vieilles femmes.

— D'où sais-tu tout cela ?

— Tu te souviens, seigneur, que les chrétiens m'ont en entre leurs mains et m'ont épargné. Ne t'étonne donc pas, que j'aie le coeur plein de gratitude. Je suis un homme des anciens temps, des temps meilleurs. C'est pourquoi j'ai pensé : Faut-il donc que je néglige mes amis et mes bienfaiteurs ? Comment ne pas m'informer de ce qu'ils deviennent ? Mais avant tout, je pensais à toi, seigneur. Notre dernière expÉdition s'est terminée par un désastre, et un fils de la Fortune peut-il se faire à cette idée ? C'est pourquoi je t'ai préparé la victoire. La maison est isolée. O seigneur ! seigneur ! il dépend de toi seul que, cette nuit même, une reine magnanime soit ici. Mais si cela se fait, n'oublie pas que le pauvre et affamé fils de mon père y aura fort contribué.

Le sang monta à la tète de Vinicius. La tentation ébranlait encore tout son être. Oui ! c'était un moyen, et, cette fois, un moyen sûr. Lygie chez lui, qui donc la lui enlèvera ? Lygie devenue sa maîtresse, que pourra-t-elle faire, sinon le rester pour toujours ? Périssent toutes les doctrines ! Que lui importeront alors les chrétiens avec leur miséricorde et leur morne croyance ? N'est-il pas grand temps de secouer tout cela ? n'est-il pas grand temps de recommencer à vivre comme tout le monde ? Quant à ce que fera ensuite Lygie, comment elle conciliera son nouveau sort avec sa doctrine, c'est une chose secondaire, sans importance ! Avant tout, elle sera à lui, et aujourd'hui même. Savoir encore si cette doctrine continuera à régner en son âme, quand Lygie vivra dans un monde nouveau pour elle, au milieu des plaisirs et des jouissances...

Et cela peut se réaliser dès aujourd'hui. Il suffit de retenir Chilon et de donner des ordres, la nuit venue. Et ensuite un bonheur sans fin ! « Qu'a été ma vie ? pensa Vinicius; une souffrance, une passion inassouvie et une suite de questions restées sans réponses. De cette façon, tout sera rompu et tout sera terminé ! » A la vérité, il se souvint avoir juré de ne plus porter la main sur elle. Mais sur quoi avait-il juré ? Pas sur les dieux, puisqu'il n'y croyait plus, ni sur le Christ, puisqu'il n'y croyait pas encore. Du reste, si elle se sentait offensée, il l'épouserait et effacerait ainsi ses torts. Oui, il sentait qu'il y était obligé, car c'était à elle qu'il devait la vie.

Et alors il se rappela le jour où, avec Croton, il avait pénétré dans cet asile, il se rappela le poing d'Ursus levé sur sa tête et tout ce qui s'en était suivi. Il la vit penchée au-dessus de son lit, vêtue comme une esclave, belle comme une divinité bienfaisante. Ses yeux se tournèrent malgré lui vers le lararium et vers cette petite croix qu'elle lui avait laissée en le quittant. Lui paiera-t-il donc tout cela d'un nouvel attentat ? la traînera-t-il par les cheveux au cubicule, comme une esclave ? Comment s'y résoudre? Il ne la désire pas seulement, il l'aime, et il l'aime justement parce qu'elle est telle qu'elle est. Et il sentit soudain qu'il ne suffisait pas de l'avoir chez lui, qu'il ne suffisait pas de la saisir dans ses bras : son amour exigeait quelque chose de plus, c'est-à-dire son consentement à elle, son amour et son âme. Bénie soit cette demeure, si elle y entre volontairement, béni soit cet instant, béni soit ce jour, bénie soit la vie ! Alors le bonheur de l'un et de l'autre sera comme une mer sans limites, et comme le soleil. Mais l'enlever de force, ce serait tuer à jamais ce bonheur, et, en même temps, détruire, souiller et rendre odieux tout ce qu'il y a de plus précieux et de plus cher dans la vie.

Maintenant il était pénétré d'horreur à cette seule pensée. Il regarda Chilon qui, en l'examinant, avait. glissé sa main sous ses loques et se grattait avec inquiétude. Il éprouva un indicible dégoiit et l'envie de piétiner son ancien complice comme on piétine un serpent venimeux. Et, comme il ne pouvait garder aucune mesure, il suivit l'impulsion de sa terrible nature romaine, et, se tournant vers Chilon :

— Je ne ferai pas ce que tu me conseilles, mais pour que tu ne t'en ailles pas sans avoir reçu la récompense méritée, je te vais faire donner trois cents coups de verges dans mon ergastule.

Chilon avait blêmi. Les beaux traits de Vinicius étaient empreints d'une colère froide.

Le Grec se jeta à genoux et, plié, se mit à geindre d'une voix entrecoupée :

— Comment, roi de Perse ? Pourquoi ? ... Pyramide de grâce ! Colosse de miséricorde ! pourquoi ? ... Je suis vieux, affamé, misérable... Je t'ai servi... Est-ce ainsi que tu es reconnaissant envers moi ?

— Comme toi envers les chrétiens, repartit Vinicius.

Et il appela l'intendant.

Chilon saisit convulsivement les genoux de Vinicius, et, la figure couverte d'une pâleur mortelle :

— Seigneur, seigneur ! ... je suis vieux ! cinquante, pas trois cents... Cinquante, c'est assez ! ... Cent. pas trois cents ! ... Pitié ! pitié !

Vinicius le repoussa et donna l'ordre. En un clin d'œil, deux Quades solides empoignèrent Chilon par le peu de cheveux qui lui restaient, lui enveloppèrent la tete de ses propres guenilles et le traînèrent clans l'ergastule.

— Au nom du Christ ! s'écria Chilon de la porte du corridor.

Jan Styka - La flagellation de Chilon - Édition Flammarion, 1901-1904

Vinicius resta seul. L'ordre qu'il venait de donner l'avait excité et ranimé. Il tâchait maintenant de réunir et de coordonner ses idées éparses. Il éprouvait un grand soulagement, et la victoire qu'il avait remportée sur lui-même le remplissait de courage. Il lui semblait qu'il avait fait un grand pas pour se rapprocher de Lygie et qu'il en serait récompensé d'une manière quelconque. Dans le premier moment, il ne se rendit pas compte de son injustice à l'égard de Chilon, qu'il faisait fouetter en raison du même motif pour lequel il le récompensait jadis : il était encore trop Romain pour souffrir de la douleur d'autrui et pour s'embarrasser l'esprit d'un misérable Grec. Si même il y avait réfléchi, il eût jugé qu'il avait agi avec équité en punissant le traître. Mais il pensait à Lygie : « Non, je ne te rendrai pas le mal pour le bien, et plus tard, lorsque tu apprendras comment je me suis conduit à l'égard de celui qui m'excitait à porter la main sur toi, tu m'en seras reconnaissante. » Il se demanda pourtant si Lygie approuverait sa conduite envers Chilon. La doctrine qu'elle professait n'ordonnait-elle pas le pardon ? Les chrétiens avaient pardonné au misérable, et ils avaient de bien plus graves motifs de se venger. Alors seulement ce cri : « Au nom du Christ ! » retentit dans son âme. Il se souvint que c'était par un cri semblable que Chilon s'était tiré des mains du Lygien, et il résolut de lui faire grâce du restant de la peine.

Dans cette intention, il allait faire appeler l'intendant, lorsque celui-ci se présenta de lui-même, disant :

— Seigneur, le vieillard a perdu connaissance et peut-être est-il mort. Dois-je continuer à le faire fustiger ?

— Qu'on le fasse revenir à lui et qu'on l'amène ici.

Le chef de l'atrium disparut derrière la portière, mais il devait être difficile de ranimer le Grec, et Vinicius commençait à s'impatienter, lorsque les esclaves introduisirent Chilon et, sur un signe, se retirèrent.

Chilon était blanc comme un linge, et le long de ses jambes des filets de sang coulaient jusque sur la mosaïqne de l'atrium. Tombant à genoux :

— Merci, seigneur ! tu es miséricordieux et grand.

— Chien, dit Vinicius, sache que je t'ai pardonné à cause de ce Christ auquel je suis moi-même redevable de la vie.

— Seigneur ! Je le servirai, Lui, et toi aussi.

— Tais-toi et écoute. Lève-toi ! Tu viendras avec moi et lu me montreras la maison où demeure Lygie.

— Seigneur, j'ai réellement faim ; j'irai, seigneur, j'irai ! mais les forces me manquent. Fais-moi donner au moins les restes de l'écuelle de ton chien et j'irai ! ...

Vinicius lui fit servir à manger, et le gratifia d'une pièce d'or et d'un manteau. Mais Chilon, que les coups et la faim avaient affaibli, ne put marcher, même après ce repas, quoiqu'il redoutât que Vinicius ne prît sa faiblesse pour de la résistance.

— Que seulement le vin me réchauffe, répétait-il en claquant des dents, et aussitôt je pourrai marcher. J'irai même jusque dans la Grande Grèce.

Quand il eut repris ses forces, ils sortirent. Le chemin était long, Linus demeurant comme la plupart des chrétiens au Transtévère, non loin de la maison de Myriam. Chilon montra enfin à Vinicius une petite habitation isolée, entourée d'un mur tout couvert de lierre.

— C'est là, seigneur.

Jan Styka - Édition Flammarion, 1901-1904

— Bien, dit Vinicius : maintenant va-t'en, mais d'abord écoute ceci : oublie que tu m'as servi ; oublie où demeurent Myriam, Pierre et Glaucos ; oublie également cette maison et tous les chrétiens. Tu viendras chaque mois voir mon affranchi Demas qui te comptera deux pièces d'or. Mais si tu continues à espionner les chrétiens, je te ferai fouetter à mort ou bien je te livrerai au préfet de la Ville.

Chilon s'inclina et dit :

— J'oublierai.

Mais lorsque Vinicius eut disparu au tournant de la ruelle, il s'écria, le poing tendu dans sa direction :

-- Par Até et par toutes les Furies ! je n'oublierai pas !

Puis il perdit de nouveau connaissance.