Deuxième partie, chapitre 11 - Aimez-vous |
Directement Vinicius se rendit à la maison habitée
par Myriam. Devant la porte, il rencontra Nazaire, qui se
troubla à sa vue. Le tribun le salua avec
affabilité.
Dans le logement, outre Myriam, il trouva Pierre, Glaucos,
Crispus, et aussi Paul de Tarse, récemment revenu de
Fregella.
A la vue de Vinicius, l'étonnement se peignit sur toutes
les figures.
—Je vous salue au nom du Christ que vous honorez.
— Que son nom soit glorifié dans tous les siècles !
— J'ai connu vos vertus, et j'ai éprouvé
votre bonté : c'est pourquoi je viens en ami.
— Et nous te recevrons comme un ami, répondit
Pierre. Assieds-toi, seigneur, et partage notre repas ; tu es
notre hôte.
— Je partagerai votre repas ; mais auparavant,
écoutez-moi. Toi, Pierre, et toi, Paul de Tarse, je veux
que vous ayez une preuve de ma sincérité : je sais
où est Lygie ; j'étais tout à l'heure
devant la maison de Linus, tout près d'ici. J'ai sur elle
les droits que m'a octroyés César, et je
possède. dans mes différentes maisons, près
de cinq cents esclaves ; je pourrais donc faire cerner son asile
et m'emparer d'elle, et cependant je ne l'ai pas fait et je ne
le ferai pas.
— Et pour cela la bénédiction du Seigneur
s'étendra sur toi et ton cœur sera purifié,
dit Pierre.
— Autrefois, avant d'avoir été parmi vous,
je l'aurais sûrement enlevée, et l'aurais
gardée de force ; mais vos vertus, votre doctrine, bien
que je ne les professe pas, ont changé quelque chose en
mon âme, et je n'ose plus avoir recours à la
violence. Je m'adresse donc à vous, qui remplacez le
père et la mère de Lygie, et je vous dis :
Donnez-la-moi pour épouse, et je vous jure que non
seulement je ne lui défendrai pas de confesser le Christ,
mais que je me mettrai à étudier cette
doctrine.
Il parlait la tête haute, d'une voix
décidée ; pourtant il était ému et
ses jambes tremblaient sous son manteau serré à la
ceinture ; un silence avait accueilli ses paroles ; il reprit,
comme pour prévenir une réponse défavorable
:
— Je sais quels sont les obstacles, mais je l'aime comme
la prunelle de mes yeux, et, quoique je ne sois pas encore
chrétien, je ne suis pas votre ennemi ni celui du Christ.
Un autre vous dirait peut-être : « Baptisez-moi
» Moi, je vous répète :
« Éclairez-moi ! » Je crois que le Christ est
ressuscité, parce que ceux qui l'affirment sont des gens
qui vivent dans la vérité et qui l'ont vu
après sa mort. Je crois, pour l'avoir
éprouvé par moi-même, que votre doctrine
engendre la vertu, la justice et la miséricorde, et non
pas les crimes dont on vous accuse. J'en ignore presque tout. Je
ne sais que ce que j'ai appris par vos actes, par Lygie, et par
les conversations que j'ai eues avec vous. Et cependant votre
doctrine a changé quelque chose en moi. Autrefois, je
tenais mes serviteurs d'une main de fer : je connais maintenant
la pitié. J'aimais les plaisirs : de dégoût
je me suis enfui de l'étang d'Agrippa. Autrefois, j'avais
foi dans la violence : j'y renonce. Sachez que j'ai pris en
horreur les orgies, le vin, le chant, les cithares, les
couronnes de roses, et que la cour de César
m'écœure. De penser que Lygie est pure comme la
neige des montagnes, je l'aime d'autant plus ; et lorsque je
songe que c'est grâce à votre doctrine qu'elle est,
ainsi, j'aime cette doctrine, et la veux connaître ! Mais
comme je ne la comprends pas, comme je ne sais si je pourrai m'y
conformer, et si ma nature pourra la supporter, je languis dans
l'incertitude et dans les tourments.
Ses sourcils se contractèrent en une ride douloureuse, et
la rougeur monta à ses joues ; puis il continua, parlant
de plus en plus vite et avec une émotion grandissante
:
— Vous le voyez ! Je suis torturé et par mon amour
et par le doute. On m'a dit que votre doctrine ne tient compte
ni de la vie, ni des joies humaines, ni du bonheur, ni des lois,
ni de la puissance romaine. En est-il vraiment ainsi ? On m'a
même dit que vous étiez des fous... Dites-moi,
qu'apportez-vous ? Est-ce un péché que d'aimer ?
que d'éprouver de la joie ? que de vouloir le bonheur ?
Êtes-vous les ennemis de la vie ? Faut-il que je renonce
à Lygie ? Quelle est votre vérité ? Vos
actions et vos. paroles sont pures comme l'eau transparente,
mais qu'y a-t-il au fond de cette eau ? On m'a encore dit : la
Grèce a enfanté la sagesse et le beau, Rome a
enfanté la puissance, mais eux qu'apportent-ils ? Alors,
dites-le-moi, qu'apportez-vous ? Si derrière votre porte
se trouve la lumière, ouvrez-moi !
Pierre dit :
— Nous apportons l'amour.
Et Paul de Tarse ajouta:
— Si même je parlais tous les langages des hommes
et des anges, sans l'amour, je serais seulement comme l'airain
sonnant.
Le cœur du vieil Apôtre était ému par
cette âme au supplice qui, tel un oiseau en cage,
s'élançait vers le soleil ; il étendit les
mains vers Vinicius :
— Frappez, et l'on vous ouvrira. La grâce du
Seigneur est sur toi ; je te bénis donc, toi et ton
âme et ton amour, au nom du Rédempteur !
Jan Styka - Édition Flammarion, 1901-1904 |
Vinicius, entendant ces paroles de bénédiction,
s'élança vers Pierre, et ce descendant des
quirites, qui, récemment encore, ne voulait pas
reconnaître un homme dans un étranger, saisit les
mains du vieux Galiléen et les pressa contre ses
lèvres avec reconnaissance.
Pierre se réjouit, comprenant que son filet de
pêcheur venait d'amener une âme de plus et les
assistants s'écrièrent d'une seule voix :
— Gloire au Seigneur dans les cieux !
Vinicius leva un visage rayonnant.
— Je vois que le bonheur peut résider parmi vous,
puisque je me sens heureux, et je suppose que vous me
convaincrez également sur les autres points. Mais cela
n'aura pas lieu à Rome ; César part pour Antium,
et je dois le suivre, j'en ai reçu l'ordre. Vous savez
que désobéir, c'est encourir la mort. Mais si j'ai
trouvé grâce à vos yeux, venez avec moi pour
m'enseigner votre vérité. Là-bas vous serez
plus en. sécurité que moi-même ; au sein de
cette foule, vous pourrez propager la vérité
à la cour même de César. On dit
qu'Acté est chrétienne ; il y a aussi des
chrétiens parmi les prétoriens, car j'ai vu de mes
propres yeux des soldats qui s'agenouillaient devant toi,
Pierre, à la Porte Nomentane. Je possède une villa
à Antium, où nous nous réunirons à
la barbe de César pour écouter votre enseignement.
Glaucos m'a dit que, pour une seule âme, vous êtes
prêts à vous transporter jusqu'aux confins du
monde ; faites donc pour moi ce que vous avez fait pour ceux en
faveur de qui vous avez quitté la lointaine Judée,
faites-le et n'abandonnez pas mon âme.
Eux songeaient avec joie à la victoire de leur doctrine
et au retentissement qu'aurait dans le monde païen la
conversion d'un augustan, du descendant d'une des plus anciennes
familles de Rome. Ils étaient prêts à aller
jusqu'aux confins du monde pour une seule âme humaine, et,
depuis la mort du Maître, ils ne faisaient pas autre
chose. Pierre était le pasteur de toute la
communauté et ne pouvait partir, mais Paul de Tarse, qui
avait été dernièrement à Aricie et
à Fregella et se préparait à un long voyage
en Orient pour y visiter les Églises et leur insuffler
une nouvelle ferveur, consentit à accompagner le jeune
tribun à Antium. De là il s'embarquerait pour la
Grèce.
Quoique Vinicius fût attristé de ce que Pierre,
pour qui il avait tant de reconnaissance, ne pût venir, il
remercia cordialement, puis se tourna vers le vieil
Apôtre, pour lui adresser une dernière
requête
— Connaissant la demeure de Lygie, dit-il, je pourrais
aller moi-même la trouver et lui demander, ainsi qu'il est
juste, si elle m'acceptera pour époux, lorsque mon
âme sera devenue chrétienne ; mais je
préfère te prier, toi, Apôtre, de me
permettre de la voir, ou de me conduire toi-même vers
elle. Je ne sais combien de temps je serai obligé de
rester à Antium, et près de César personne
n'est sûr du lendemain. Que je la voie avant mon
départ, que je rassasie mes yeux de sa présence,
que je sache si elle oubliera le mal que je lui ai fait et si
elle voudra partager le bonheur avec moi.
Pierre sourit avec bonté :
— Qui donc te refuserait cette joie raisonnable, mon fils
?
Vinicius s'inclina de nouveau pour lui baiser les mains, car il
ne pouvait maîtriser son cœur ; l'Apôtre le
prit par les tempes et ajouta.
— Va, ne crains pas César. En vérité,
je te le dis, il ne tombera pas un cheveu de ta
tête.
Puis il envoya Myriam chercher Lygie, lui recommandant de ne pas
dire qui se trouvait parmi eux.
La distance était courte. Bientôt les assistants
virent, au milieu des myrtes du petit jardin, Myriam qui
conduisait Lygie par la main.
Vinicius voulut courir au-devant d'elle, mais à la vue de
cette figure tant aimée, le bonheur paralysa ses forces,
et il resta immobile, le cœur battant à se rompre,
cent fois plus ému que lorsqu'il avait entendu pour la
première fois les flèches des Parthes
siffler.
Maintenant elle était là, rougissante,
pâlissante, avec de l'étonnement et de l'effroi
dans ses yeux qui questionnaient.
Elle ne vit que des regards lumineux et pleins de bonté.
L'Apôtre Pierre s'approcha d'elle et dit :
— Lygie, l'aimes-tu toujours ?
Il y eut un moment de silence. Ses lèvres
tremblèrent. comme celles d'un enfant qui va pleurer et
qui, coupable, est obligé d'avouer sa faute.
— Réponds, dit l'Apôtre.
Alors, d'une voix humble et craintive, elle murmura en tombant
aux pieds de Pierre :
— Oui...
Déjà Vinicius était à genoux
à côté d'elle ; Pierre posa ses mains sur
leurs têtes en disant :
— Aimez-vous en Notre-Seigneur et pour sa gloire, car il n'y a point de péché dans votre amour.