Deuxième partie, chapitre 17 - Les lions |
Ursus puisait de l'eau à la citerne et, tout en
tirant les doubles amphores attachées à
la corde, il chantait à mi-voix un chant lygien.
Ses yeux rayonnants de joie contemplaient les
silhouettes de Lygie et Vinicius parmi les
cyprès du jardin de Linus. Une clarté
d'or et de lis envahissait le ciel peu à peu.
Dans le calme du soir, ils causaient, se tenant par la
main.
— Ne peut-il rien t'arriver de fâcheux,
Marcus, pour avoir quitté Antium à l'insu
de César ? demanda Lygie.
— Rien, mon amour, répondit Vinicius.
César a annoncé qu'il resterait
enfermé pour deux jours avec Terpnos pour
composer de nouveaux chants. D'ailleurs que m'importe
César, lorsque je suis près de toi et que
je te regarde, mon adorée, mon
trésor ?
— Je savais que tu viendrais. Deux fois Ursus,
à ma prière, a couru aux Carines demander
de tes nouvelles. Linus s'est moqué de moi, et
Ursus aussi. En effet, il était visible qu'elle l'attendait, car, au lieu du vêtement sombre qu'elle portait d'ordinaire, elle avait mis une robe blanche d'étoffe délicate, d'où ses épaules et sa tête émergaient ainsi que des primevères de la neige. Quelques anémones roses ornaient ses cheveux. |
Jan Styka - Édition Flammarion, 1901-1904 |
Vinicius pressa de ses lèvres la main de sa
bien-aimée ; ils s'assirent sur un banc de pierre au
milieu de l'aubépine en fleurs.
— Quel calme, et que le monde est beau ! dit à voix
basse Vinicius. Je me sens heureux comme je ne l'ai
été de ma vie. Dis-moi, Lygie, d'où cela
vient-il ? Jamais je n'avais supposé qu'il pût
exister un amour de ce genre. Je pensais que l'amour
n'était qu'un feu dans les veines et un furieux
désir, et maintenant je vois qu'on peut aimer avec chaque
goutte de son sang et chaque souffle de sa poitrine, et sentir
en même temps un calme immense et doux, comme si l'on
était bercé par le sommeil, apaisé par la
mort. Maintenant seulement je comprends pourquoi et toi et
Pomponia Græcina paraissez si sereines. Oui ! ce bonheur
est un don du Christ.
Elle appuya son gracieux visage sur l'épaule du jeune
homme :
— Mon Marcus bien-aimé...
Elle ne put en dire davantage. La joie, la reconnaissance, et la
certitude que maintenant elle avait le droit de l'aimer avaient
rempli ses yeux de larmes. Vinicius, la serra contre lui.
— Lygie, béni soit l'instant où pour la première fois j'ai entendu Son nom !
Elle répondit à voix basse :
— Je t'aime, Marcus.
Ils restèrent de nouveau silencieux. Le jardin
commençait à s'argenter des rayons de la lune
naissante. Enfin Vinicius parla :
—Je sais... A peine étais-je entré, à
peine avais-je baisé tes mains chéries, que je lus
dans tes yeux cette question : « Es-tu
pénétré de la doctrine divine que je
confesse, es-tu baptisé ? » Non, je ne suis pas
encore baptisé, mais voici pourquoi, ô ma fleur :
c'ést que Paul m'a dit : « Je t'ai convaincu que
Dieu était venu sur terre et s'était laissé
crucifier pour le salut du genre humain, mais il appartient
à Pierre de te purifier à la source de
grâce, car le premier il t'a béni. » Et puis,
je veux que toi, mon trésor, tu assistes à mon
baptême et que Pomponia me serve de mère. C'est
pourquoi je ne suis pas encore baptisé, quoique je croie
en notre Sauveur et en sa douce doctrine. Comment ne croirais-je
pas que le Christ est venu sur la terre, quand Pierre le dit,
qui a été son disciple, et Paul aussi, à
qui il est apparu ? Comment ne croirais-je pas qu'il
était Dieu, puisqu'il est ressuscité d'entre les
morts. On l'a vu par la ville, et sur le lac, et dans la
montagne ; et ceux qui l'ont vu sont des hommes dont les
lèvres n'ont pas connu le mensonge. Je crus à ces
choses, du jour où j'entendis Pierre à
l'Ostrianum. Mais j'avais peur de votre doctrine. Il me semblait
qu'elle t'arrachait à moi, qu'elle ne renfermait ni
sagesse, ni beauté, ni bonheur. Aujourd'hui que je la
connais, quel homme serais-je si je ne désirais pas voir
régner sur terre la vérité au lieu du
mensonge, l'amour au lieu de la haine, la bonté au lieu
du crime, la fidélité au lieu de la trahison, la
charité au lieu de la vengeance ? D'autres veulent aussi
la justice, mais votre doctrine seule rend juste le cœur
humain. Elle le rend pur, comme le tien et celui de Pomponia,
elle le rend fidèle, comme le tien et celui de Pomponia.
Et si le divin Christ a encore promis une vie éternelle
et un bonheur infini, que peut-on désirer de plus ? Si je
demandais à Sénèque pour quels motifs il
recommande la vertu, quand la perversité procure plus de
plaisir, il ne saurait que répondre de raisonnable. Et
moi je sais maintenant pourquoi je dois être vertueux.
C'est parce que la bonté et l'amour découlent du
Christ, et lorsque la mort aura fermé mes yeux, je
retrouverai la vie, je retrouverai le bonheur, je me retrouverai
moi-même et je te retrouverai. ma bien- aimée... La
raison dit que cette doctrine est divine et qu'elle est la
meilleure, le cœur le sent. A ces deux forces, qui donc
résistera ?
Lygie avait plongé dans les siens ses yeux bleus,
semblables, sous les rayons de la lune, à des fleurs
mystiques et, ainsi que des fleurs, irrorés de
rosée.
— Oui, Marcus ! C'est vrai ! dit-elle, appuyant plus
fortement sa tête contre l'épaule de son
fiancé.
En ce moment ils se sentaient tous deux heureux
immensément, car ils comprenaient qu'ils étaient
liés par une autre force encore que l'amour, une force en
même temps douce et tenace par quoi l'amour même
devient quelque chose d'indestructible.
Après un moment de silence :
— Tu seras l'âme de mon âme et tu seras mon
bien le plus précieux, dit Vinicius d'une voix
étouffée et tremblante. Nos cœurs battront
à l'unisson. O ma bien-aimée, vivre ensemble,
adorer ensemble le doux Seigneur, et savoir qu'après la
mort nos yeux s'ouvriront encore, comme après un heureux
rêve, à une nouvelle lumière ! Dis un mot et
nous quitterons Rome pour nous établir au loin.
Et elle, la tête appuyée contre l'épaule du
fiancé, répondit :
— Bien, Marcus. Tu m'as parlé de la Sicile. C'est
en Sicile que les Aulus veulent passer leur vieillesse.
— Oui, mon aimée. Nos terres se touchent. C'est un
rivage merveilleux, où le climat est encore plus doux et
les nuits plus sereines qu'à Rome... Là-bas la vie
et le bonheur ne font qu'un.
Tous deux restèrent silencieux, regardant l'avenir. Il la
serrait contre lui de plus en plus. Dans le quartier,
habité par une population pauvre de travailleurs, tout
dormait déjà.
— Et je verrai Pomponia ? reprit Lygie.
— Oui, ma bien-aimée. Nous les inviterons à
venir dans notre villa, ou bien nous irons chez eux. Veux-tu que
nous prenions avec nous l'Apôtre Pierre ? Il est
accablé par l'âge et les fatigues. Paul aussi
viendra nous voir. Il convertira Aulus Plautius, et, comme des
soldats, nous fonderons une colonie, — une colonie
chrétienne.
— Je t'aime, disait Lygie.
Il avait appuyé ses lèvres sur les mains de la
jeune fille. Un moment ils n'entendirent que le battement de
leur cœur. Nulle brise ; et les cyprès se
taisaient, immobiles.
Tout d'un coup, ce silence fut rompu par un grondement profond
et comme sortant de dessous terre. Lygie frissonna.
— Ce sont les lions qui rugissent dans les vivaria, dit
Vinicius.
Ils prêtèrent l'oreille. Au premier grondement, un
second répondait, un troisième, un
dixième... Il y avait quelquefois en ville plusieurs
milliers de lions dans les geôles des différentes
arènes, et souvent la nuit, ils venaient appuyer aux
barreaux des mufles mélancoliques. C'était leur
nostalgie du désert et de la liberté, qui se
donnait cours en ce moment, et les voix, à se
répliquer dans la nuit silencieuse, emplissaient de
rugissements la ville. Lygie écoutait ces voix, le
cœur étreint par une terreur
irraisonnée.
Vinicius l'entoura de ses bras :
— Ne crains rien, bien-aimée. Les jeux du cirque
sont proches, c'est pourquoi tous les vivaria sont pleins.
Ils rentrèrent dans la petite maison de Linus, accompagnés par les rugissements de plus en plus formidables des bêtes.
Jan Styka - Édition Flammarion, 1901-1904 |