Deuxième partie, chapitre 16 - A Antium |
Jan Styka - Édition Flammarion, 1901-1904 |
VINICIUS A LYCIE,
« Mon aimée, es-tu allée quelquefois
à Antium avec les Aulus ? Sinon ce sera un bonheur pour
moi de te montrer plus tard cette ville. Déjà
depuis Laurentum, le long de la côte,
s'égrènent des villas, et Antium même est
une suite ininterrompue de palais et de portiques. J'ai
là une habitation, tout près de l'eau, avec des
oliviers et un bois de cyprès qui s'étend
derrière la villa : et quand je me dis que cette
habitation sera un jour la tienne, ses marbres me paraissent
plus blancs, ses jardins plus frais, et la mer plus
azurée. O Lygie, comme il fait bon vivre et aimer ! Le
vieux Meniclès, mon intendant, a planté dans les
prairies, sous les myrtes, des buissons entiers d'iris, et
à leur vue j'ai pensé à l'insula des Aulus,
à votre impluvium, à votre jardin où
j'étais assis près de toi. Ces iris te
rappelleront la maison familiale, c'est pourquoi je suis certain
que tu aimeras Antium et cette villa.
« Dès notre arrivée, nous avons causé
longtemps, Paul et moi, en prenant notre repas. Nous avons
parlé de toi, puis il a commencé mon instruction,
et si même je savais écrire comme Pétrone,
je ne pourrais t'exprimer tout ce que pensait mon esprit, tout
ce que ressentait mon âme.
« Dis-moi comment la terre peut renfermer en même
temps des hommes comme l'Apôtre Pierre, comme Paul de
Tarse et comme César. Je te le demande parce que,
après avoir écouté l'enseignement de Paul,
j'ai passé la soirée chez Néron. D'abord il
nous a lu son poème sur l'Incendie de Troie et s'est
plaint de n'avoir jamais vu une ville en feu. Il enviait Priam.
A quoi Tigellin répliqua : « Dis un mot, divin, je
prends une torche et avant la fin de la nuit tu verras Antium en
flammes. » Mais César le traita d'imbécile.
« Où irais-je respirer l'air de la mer et soigner
cette voix dont les dieux m'ont gratifié et que l'on me
supplie de ménager pour le bonheur des humains ? N'est-ce
pas Rome qui m'est nuisible, ne sont-ce pas les exhalaisons
étouffantes de Suburre et. de l'Esquilin, qui causent mes
enrouements ? Et Rome en flammes n'offrirait-elle pas un
spectacle un peu plus grandiose et plus tragique qu'Antium ?
» Et tous de s'extasier à cette évocation.
Il déclara qu'alors son poème dépasserait
les chants d'Homère ; puis il se complut à dire
quelle merveilleuse cité reconstruite il imposerait
à l'admiration des siècles. Les convives ivres
crièrent : « Fais-le ! fais-le ! » Lui,
répondit : « Il me faudrait des amis plus
fidèles et plus dévoués. » J'avoue
que j'ai d'abord été inquiet, à entendre
ces propos, car tu es à Rome, toi, mon adorée. Je
ris moi-même maintenant de cette crainte : César et
les augustans, si insensés qu'ils soient, ne
commettraient pas folie semblable ; et pourtant vois comme on
tremble pour ce qu'on aime : j'aimerais mieux que la maison de
Linus ne fût pas située dans une petite rue
étroite du Transtévère. A mon gré,
les palais du Palatin ne seraient pas encore dignes de toi ; je
désire tant que tu ne manques ni de ces parures ni de ce
confort dont tu as l'habitude. Va donc habiter la maison des
Aulus, ma Lygie. Si César était à Rome, la
nouvelle de ton retour pourrait parvenir par les esclaves
jusqu'au Palatin. Mais il séjournera longtemps ici,
à Antium, et lorsqu'il reviendra, on aura cessé
depuis longtemps de parler de la princesse lygienne. Linus et
Ursus peuvent rester avec toi. D'ailleurs je vis de l'espoir
qu'avant que Rome ait revu César, toi, ma divine, tu
habiteras dans ta propre maison, aux Carines. Bénis
soient le jour, l'heure, l'instant où tu passeras mon
seuil, et si le Christ, que j'apprends à connaître,
m'exauce, que son nom soit béni également ! Je le
servirai et je donnerai pour lui ma vie et mon sang. Je
m'exprime mal : nous le servirons tous deux tant que le fil de
nos jours n'aura pas été tranché.
« Je t'aime et je te salue de toute mon âme. »