Deuxième partie, chapitre 5 - Les deux apôtres

A partir de ce moment, elle ne fit que de rares apparitions dans la salle commune et ne s'approcha plus guère du malade. Mais elle ne retrouvait pas sa sérénité d'âme. Elle voyait que Vinicius la suivait d'un regard plein de supplications, qu'il attendait une parole d'elle comme une grâce, qu'il souffrait sans oser se plaindre, de peur de la rebuter, et qu'elle seule était pour lui la santé et la joie. Alors son cœur débordait de pitié. Elle ne tarda pas non plus à .s'apercevoir que plus elle cherchait à l'éviter, plus elle avait pitié de lui, et que par cela même il faisait naltre en elle des sentiments de plus en plus tendres. La tranquillité l'abandonna. Il lui arrivait de se dire que le devoir était justement de rester toujours à ses côtés, d'abord parce que la doctrine divine lui commandait de rendre le bien pour le mal, et ensuite parce qu'en causant avec lui, elle pourrait, peut-être l'attirer vers cette doctrine. Mais aussitôt sa conscience lui répondait qu'elle cherchait à se leurrer, et qu'elle était entraînée seulement par l'amour.

Jan Styka - Édition Flammarion, 1901-1904

Par moments, elle se sentait prise dans un filet dont les mailles, à mesure qu'elle faisait des efforts pour le rompre, l'enserraient plus étroitement. Quand elle s'approchait de lui, et qu'elle le voyait tout rayonnant à sa vue, elle avait le coeur inondé de joie. Un jour elle aperçut des traces de larmes dans ses cils, et, pour la première fois, il lui vint à l'esprit qu'elle pourrait les sécher avec des baisers. Pleine de mépris pour elle­même, elle passa la nuit suivante à pleurer.

Vinicius maintenant montrait beaucoup moins d'orgueil dans ses conversations avec Glaucos. Il lui venait souvent à la pensée que ce pauvre esclave médecin, et la vieille Myriam, et Crispus étaient des êtres humains eux aussi. A la longue, il finit par aimer Ursus.

Jan Styka - Édition Flammarion, 1901-1904

Nazaire seul ne trouvait pas grâce devant lui, parce qu'il lui semblait que le jeune gardon avait l'audace d'être amoureux de Lygie. Longtemps il résista à l'envie de lui témoigner son aversion. Mais une fois, comme le garçon avait apporté à la jeune fille deux cailles, achetées d'un argent péniblement gagné, le descendant des quirites se réveilla en Vinicius, — pour qui un vagabond d'étranger valait moins que le plus misérable ver de terre. Entendant les remerciements de Lygie, il pâlit, et comme Nazaire était allé chercher de l'eau pour les oiseaux, il dit :

— Lygie, comment peux-tu souffrir qu'il t'offre des présents ? Ne sais-tu donc pas que les Grecs appellent les gens de sa nation : ces chiens de Juifs ?

— Je ne sais comment les Grecs les appellent, mais je sais que Nazaire est chrétien et qu'il est mon frère.

Puis elle le regarda avec tristesse et étonnement, car elle n'était plus habituée à voir chez lui de semblables accès de violence. Lui, serra les dents afin de ne pas crier qu'un tel frère, il le ferait mourir sous le bâton, ou bien l'enverrait piocher la terre, fers aux pieds, dans ses vignobles de Sicile... Il se contint, étouffa sa colère et dit :

— Pardonne-moi, Lygie ; pour moi tu es une fille de roi et l'enfant adoptive des Plautius.

Et il parvint si bien à se contenir que, lorsque Nazaire reparut dans la chambre, il lui promit de lui faire cadeau d'une paire de paons ou de flamants, les jardins de sa villa en étaient pleins.

Plus se répétaient ces victoires de Vinicius sur lui­même, plus elle.s'attachait à lui. Pourtant, soumettre sa violence à la discipline chrétienne, le jeune tribun le pouvait faire sans efforts excessifs. Incliner son esprit à sympathiser avec la doctrine même était autrement ardu. Il n'osait pas mettre en doute l'origine surnaturelle du Christ, ni sa résurrection, ni tous les autres miracles. Mais la nouvelle doctrine détruirait tout ordre, toute suprématie et ferait disparaître toutes les différences sociales. Qu'adviendrait-il alors de la domination et de la puissance romaines ? Les Romains pouvaient-ils renoncer à l'empire du monde, reconnaître comme leurs égaux tout ce troupeau de peuples vaincus ? Non, cela ne pouvait entrer dans la tête d'un patricien.

Lygie voyait ce qui se passait en lui. Elle voyait et ses efforts, et la répulsion de sa nature pour cette doctrine, et elle en était mortellement attristée. Mais le respect tacite qu'il montrait pour le Christ éveillait sa compassion, sa pitié et sa reconnaissance, et l'attirait vers le jeune homme. Elle se rappelait Pomponia. Græcina et Aulus. La pensée qu'au delà de la tombe elle ne retrouverait plus Aulus était pour Pomponia une cause incessante de tristesse. Maintenant, Lygie comprenait mieux cette amertume et cette douleur. Elle aussi avait rencontré un être cher ; et la séparation éternelle les menaçait. Quelquefois cependant elle s'illusionnait de l'espoir que l'âme de Vinicius s'ouvrirait aux vérités chrétiennes. Ces illusions étaient brèves. Vinicius chrétien ! ces deux mots se pouvaient-ils concilier ?

Lygie reconnut avec effroi que la condamnation suspendue sur Vinicius provoquait en elle non pas de l'aversion, mais une pitié qui le lui rendait plus cher encore.

Un jour, qu'assise près de lui, elle disait que, hors de la doctrine chrétienne, la vie n'existait point, lui, qui commençait à reprendre ses forces, se souleva sur son bras valide, puis brusquement posa sa tête sur les genoux de la jeune fille :

— La vie, c'est toi ! dit-il.

Alors la respiration s'arrêta dans la poitrine de Lygie, la raison l'abandonna, et une sorte de tressaillement de plaisir l'agita des pieds à la tête. De ses mains elle le prit aux tempes, s'efforça de le soulever, mais dans cet effort elle se pencha vers lui, au point que ses lèvres touchèrent les cheveux de Vinicius. Un moment ils luttèrent avec ivresse contre eux-mêmes et contre un amour qui les poussait dans les bras l'un de l'autre. Enfin Lygie se releva et s'enfuit.

Vinicius ne se doutait pas de quel prix il lui faudrait payer ce moment de bonheur... Lygie avait compris qu'elle-même, à présent, avait besoin de secours. La nuit qui suivit, elle la passa dans l'insomnie, dans les larmes et dans la prière, avec le sentiment qu'elle était indigne de s'adresser à Dieu et qu'elle ne pouvait être exaucée. Le lendemain, elle sortit de bonne heure du cubicule, appela Crispus au jardin, et, sous la tonnelle recouverte de lierre et de liserons desséchés, lui ouvrit toute son âme et le pria de permettre qu'elle quittât la maison de Myriam : car elle n'avait plus confiance en elle-même et ne pouvait plus dans son cœur vaincre son amour pour Vinicius.

Crispus approuva le projet de départ, mais n'eut point un mot de pardon pour cet amour dans lequel il ne voyait que péché. Son cœur déborda d'indignation à la seule pensée que cette Lygie, cette fugitive qu'il avait prise sous sa protection, qu'il aimait, qu'il avait affermie dans la foi et qu'il avait jusqu'alors regardée comme un lis immaculé poussé sur le sol de la doctrine chétienne, pût trouver dans son âme de la place pour un autre amour que l'amour divin. Sa déception le remplissait de stupéfaction et d'amertume.

— Va et demande à Dieu le pardon de tes fautes, lui dit-iI d'un air morne, sauve-toi, avant que l'esprit malin, qui t'a ensorcelée, te conduise à une chute complète et avant que tu renies le Sauveur. Dieu est mort sur la croix afin de racheter ton âme avec son sang, et tu as préféré le fils des ténèbres qui a voulu faire de toi sa concubine. Et qui est-il, cet homme ? L'ami et le serviteur de l'Antéchrist, son compagnon de débauches et de crimes. Où te conduira-t-il, sinon dans ce gouffre et dans cette Sodome où il vit et que Dieu détruira de la flamme de sa colère ? Plût au Ciel que tu fusses morte, plût au ciel que les murs de cette maison se fussent écroulés sur la tête avant que ce serpent s'introduisit dans ta poitrine et y bavât le venin de son iniquité !

Lygie aurait cru que le vieux prêtre, qui depuis la fuite du Palatin s'était montré pour elle si paternel, lui témoignerait un peu de pitié, qu'il la consolerait, lui rendrait force et courage. Mais il s'exaltait de plus en plus.

— J'offre à Dieu ma déception et ma douleur, continuait-il ; mais toi, tu as déçu le Sauveur lui-même, parce que tu es descendue dans un cloaque dont les émanations t'ont empoisonné l'âme. Tu pouvais l'offrir, au Christ, cette âme, comme un vase précieux, et Lui dire : « Seigneur, remplis-le de ta grâce ! » et tu as préféré l'offrir au serviteur du Malin. Que Dieu le pardonne, qu'il ait pitié de toi, parce que moi, tant que tu n'auras pas rejeté ce serpent... moi, qui te regardais comme une élue...

Il s'arrêta brusquement, s'apercevant qu'ils n'étaient pas seuls.

A travers les liserons desséchés et le lierre virile, il vit deux hommes, dont l'un était l'Apôtre Pierre. Il ne put tout d'abord reconnaître le second, dont la figure était en partie cachée par un manteau, et il crut un moment que c'était le Grec.

Aux éclats de voix de Crispus, ils étaient entrés sous le berceau et s'étaient assis sur un banc. Quand le compagnon de l'Apôtre laissa voir sa figure ascétique et son crâne dénu, — dans celte tête aux paupières rouges et au nez courbe, laide, mais inspirée, Crispus reconnut Paul de Tarse.

Lygie s'était jetée à genoux et cachait sa petite tête éplorée dans les plis du manteau de l'Apôtre, silencieuse. Et Pierre dit :

— Paix à vos âmes !

Il posa sa main ridée sur la tête de Lygie, puis, levant les yeux sur le vieux prêtre :

— Crispus, n'as-tu pas entendu dire que notre Divin Maître, aux noces de Cana, avait béni l'amour de l'épouse et de l'époux ? Crispus, penses-tu que le Christ, qui permit à Marie de Magdala de se prosterner à ses pieds et qui pardonna à la pécheresse, détournerait sa face de cette enfant, pure comme un lis des champs ? Toi, Lygie, tant que les yeux de celui que tu chéris ne s'ouvriront pas à la lumière de la vérité, évite-le, pour qu'il ne t'induise pas en péché, mais prie pour lui et sache que ton amour n'est pas coupable. Et comme tu veux fuir la tentation, ce mérite te sera compté. Ne te chagrine pas et ne pleure pas, car, je te le dis, la grâce du Sauveur ne t'a pas abandonnée, tes prières seront exaucées et après l'affliction commenceront les jours d'allégresse.

Il posa ses deux mains sur les cheveux de Lygie et il lui donna sa bénédiction. Son visage rayonnait d'une bonté céleste.

— J'ai péché contre la miséricorde, dit alors Crispus, mais je pensais qu'en laissant pénétrer dans son coeur un amour terrestre, elle avait renié le Christ...

Pierre répondit :

— Je l'ai renié par trois fois, et cependant il m'a pardonné et m'a commandé d'être le pasteur de son troupeau.

— Et puis, termina Crispus, Vinicius est un augustan...

— Le Christ a attendri des cœurs plus endurcis, répliqua Pierre.

Alors, Paul de Tarse, qui jusque-là avait gardé le silence :

— Je suis celui qui persécutait et vouait à la mort les serviteurs du Christ. C'est moi qui, pendant qu'on lapidait Étienne, gardais les vêtements de ses bourreaux. Je voulais effacer la Vérité de la surface de la terre, et cependant le Seigneur m'a destiné à la prêcher par toute la terre. Je l'ai prêchée en Judée, en Grèce, dans les Iles, et dans cette Ville impie, quand j'y séjournai une première fois, prisonnier. Et maintenant que mon supérieur, Pierre, m'a appelé près de lui, je viens encore jeter le bon grain dans ce terrain pierreux que le Seigneur fertilisera et qui produira une récolte abondante.

Il se leva, et ce petit homme voûté parut en ce moment, à Crispus, ce qu'il était en réalité, un géant qui remuerait le monde sur ses fondements qui se rendrait maître des hommes et des terres.