Deuxième partie, chapitre 6 - La nouvelle doctrine

PETRONE A VINICIUS

« De grâce, très cher, n'imite dans tes lettres ni les Lacédémoniens ni Jules César. Si au moins tu avais pu, comme lui, écrire : Veni, vidi, vici, je comprendrais ta concision. Mais ta lettre ne signifie que : Veni, vidi, fugi ! et, comme enfin des choses extraordinaires te sont arrivées, elle veut des éclaircissements. Je n'en ai pu croire mes yeux quand j'ai lu que ce Lygien avait étouffé Croton aussi facilement qu'un chien calédonien étrangle un loup dans les gorges de l'Hibernie. Cet homme vaut son pesant d'or, et il ne tiendrait qu'à lui de devenir le favori de César. A mon retour dans Rome. il faudra que je lie plus ample connaissance avec lui ; je le ferai couler en bronze. Barbe-d'Airain crèvera de curiosité quand je lui dirai que c'est une statue d'après nature.

« Les beaux corps d'athlètes sont de plus en plus rares en Italie et eu Grèce. Inutile de parler de l'Orient. Quant aux Germains, leurs muscles disparaissent dans des fourreaux de graisse, et chez eux il y a plus de masse que de force. Tâche de savoir si ce Lygien est une exception, ou si dans son pays il se trouve d'autres hommes de cette sorte. Suppose que toi ou moi soyons chargés d'organiser des jeux : il serait bon de savoir où chercher les meilleurs athlètes.

« Tu es sorli sauf de ses lourdes mains. Grâces en soient rendues aux dieux de l'Orient et de l'Occident ! Mais que tu sois patricien et personnage consulaire ne t'aura, sans doute, pas été inutile... Toutes ces aventures dont tu es le héros me stupéfient fort : ce cimetière où tu t'es trouvé parmi des chrétiens, ces chrétiens mêmes, leur manière d'agir à ton égard, la nouvelle fuite de Lygie, enfin cette tristesse et cette inquiétude qui s'exhalent de ta courte lettre. Donne-moi des explications, car il y a une foule de choses que je ne comprends pas, et, si tu veux la vérité, sache que je ne comprends ni les chrétiens, ni toi, ni Lygie. Ne sois pas étonné que moi, qui ne m'intéresse guère à rien, sinon à ma propre personne, je t'interroge si avidement. J'ai contribué à ce qui est arrivé et, jusqu'à un certain point, cela me regarde. Écris bien vite, car je ne saurais prévoir exactement quand nous nous reverrons. Les projets se succèdent dans la tête de Barbe-d'Airain comme les vents au printemps. Il séjourne à Bénévent, d'où il a l'intention de partir pour la Grèce sans revoir Rome. Tigellin cependant lui conseille d'y rentrer, pour un certain temps au moins, car le peuple, regrettant par trop sa personne (lis : les jeux et le pain), pourrait se rebeller. Or je ne sais ce qu'on décidera. Si c'est l'Achaïe qui a le dessus, peut-être aurons-nous envie d'aller en Egypte. J'insisterais volontiers pour que tu viennes nous rejoindre, car je pense que, dans ton état d'esprit, le voyage et nos distractions seraient un remède excellent ; mais tu pourrais bien ne plus nous trouver ici. Quoi qu'il en soit, tu ferais plus sagement d'aller prendre du repos dans tes propriétés de Sicile, que de rester à Rome. Parle-moi longuement de toi dans ta lettre. .le ne t'envoie aucun souhait, que celui d'une bonne santé, car, par Pollux ! je ne sais que te souhaiter. »

Vinicius n'éprouva d'abord aucune envie de répondre. Une réponse ne servirait à rien ni à personne, n'éclaircirait rien et ne déciderait rien. Et puis, Pétrone ne le comprendrait en aucun cas : quelque chose était survenu qui les séparait.

Le jeune tribun était encore très faible quand il avait quitté le Transtévère pour sa délicieuse insula des Carines, et, les premiers jours, il avait éprouvé quelque volupté à se retrouver dans un milieu de bien-être et de luxe. Mais il ne tarda pas à sentir que tout ce qui jusqu'alors avait constitué l'intérét de sa vie, ou bien n'existait plus pour lui, ou bien était tombé à des proportions infimes. Il avait aussi le sentiment que les cordes qui jusqu'alors reliaient son âme à la vie avaient été tranchées et qu'on n'en avait pas tendu de nouvelles. L'idée qu'il pourrait partir pour Bénévent, de là pour l'Achaïe, et entasser laborieusement folies sur extravagances, lui parut misérable. « Pourquoi faire ? que m'en reviendra-t-il ? Pour la première fois, il pensa que la conversation de Pétrone, son esprit, sa verve, ses idées précieuses, son souci du bien dire, ne lui procureraient que des joies incertaines.

Mais, d'autre part, la solitude commençait à lui peser. Tous ses amis étaient à Bénévent avec César. Parfois, il s'imaginait que, s'il causait avec quelqu'un des pensées dont il était plein, il les pourrait embrasser mieux, coordonner et comprendre. Il répondrait donc à Pétrone, et, sans être encore décidé à lui envoyer cette réponse, il la traça en ces termes :

« Tu veux que je t'écrive plus longuement, j'y consens ; mais parviendrai je à être plus clair ? je n'en sais rien : je sens en moi trop d'énigmes. Je t'ai parlé de mon séjour parmi les chrétiens, de leur manière d'agir envers leurs ennemis, au nombre desquels ils avaient le droit de nous compter, moi et Chilon : enfin de la bonté avec laquelle j'ai été soigné et de la disparition de Lygie. Non, très cher, ce n'est pas parce que je suis le fils d'un personnage consulaire que l'on m'a épargné. Ces considérations n'existent pas pour eux : ils ont pardonné même à Chilon, quoique moi-même je les eusse engagés à l'enterrer dans le jardin.

« J'ajouterai que, si j'étais malade dans ma propre maison, entouré de mes gens et même de ma famille, certes j'aurais plus de confort, non pas des soins si dévoués. Lygie, eût-elle été ma soeur ou ma femme, n'eût pu me soigner plus tendrement qu'elle n'a fait. Plus d'une fois je pensai que seul l'amour pouvait inspirer une telle sollicitude..Plus d'une fois je l'ai lu, cet amour, sur son visage et dans ses yeux, et alors, le croiras-tu ? au milieu de ces gens simples, dans cette chambre misérable, à la fois cuisine et triclinium, je me sentis heureux indiciblement. Non ! je ne lui étais pas indifférent. Et pourtant, cette même Lygie a quitté à mon insu la demeure de Myriam. Maintenant je passe des journées entières, la tête dans mes mains, à me demander pourquoi elle a agi ainsi. T'ai-je écrit que je lui avais proposé de la rendre aux Aulus ? Mais ce n'était plus possible : les Aulus étaient partis pour la Sicile ; et ce n'eût pas été prudent : les bavardages des esclaves circulent de maison en maison et finissent par arriver au Palatin. César aurait pu la reprendre. Du moins, elle savait que je ne la persécuterais plus, que je renonçais à la violence, et que, ne pouvant ni cesser de l'aimer, ni vivre sans elle, mon bonheur serait de l'avoir pour épouse. Et pourtant elle s'est enfuie ! Pourquoi ? plus rien ne la menaçait. Si elle ne m'aimait pas, elle pouvait me repousser.

Jan Styka - Paul et Vinicius - Édition Flammarion, 1901-1904

« La veille j'avais fait connaissance d'un homme étrange, un certain Paul de Tarse qui avait causé avec moi du Christ et de sa doctrine, et sa parole était si puissante, qu'il me semblait que chacun des mots qu'il prononçait ébranlait le monde. Ce même homme me rendit visite après le départ de Lygie : « Lorsque Dieu aura ouvert tes yeux à la lumière, me dit-il, lorsqu'il en aura fait tomber les écailles comme il a fait tomber les écailles qui recouvraient les miens, alors tu sentiras qu'elle a agi raisonnablement, et peut-être alors la retrouveras-tu.» Ces paroles sont pour moi comme si je les avais entendues de la bouche de la pythie, à Delphes. Mais non... il me semble parfois discerner quelque chose de leur signification. Tout en aimant les hommes, ils sont ennemis de notre manière de vivre, de nos dieux et... de nos crimes. Voilà pourquoi elle m'a fui.

« Tu me diras que puisqu'elle pouvait me repousser, elle n'avait pas besoin de s'éloigner. Et si elle m'aimait aussi, elle ? Dans ce cas, elle fuyait devant l'amour. A cette pensée seule, je voudrais envoyer des esclaves crier au seuil de chaque maison : « Lygie, reviens ! » Je ne lui aurais pourtant pas défendu de croire en son Christ, à qui moi-même j'aurais élevé un autel dans l'atrium. Oue m'importe un dieu de plus, et pourquoi ne croirais-je pas en lui, moi qui ne crois guère aux anciens dieux ?Je sais avec une complète certitude que les chrétiens ne mentent jamais, et ils disent qu'il est ressuscité : or un homme ne ressuscite pas.

« Ce Paul de Tarse, citoyen romain, mais qui est de race juive et connaît les anciens livres hébraïques, m'a dit que l'arrivée du Christ avait été prédite, de plus de mille ans, par les prophètes. Ce sont là choses extraordinaires, mais est-ce que l'extraordinaire ne nous entoure pas de toutes parts et a-t-on déjà cessé de parler d'Apollonius de Tyane ? Ce qu'affirme Paul, qu'il n'y a pas toute une troupe de dieux, mais un seul, me semble raisonnable. Sénèque paraît être de cet avis, comme, avant lui, beaucoup d'autres. Le Christ a existé, il s'est laissé crucifier pour le salut du monde et il est ressuscité. Tout cela est absolument certain. Je ne vois donc pas de motif à m'entêter dans l'opinion contraire : pourquoi ne lui dresserais-je pas un autel, quand je serais tout prêt à en élever un à Sérapis, par exemple ? Je ne ferais même nulle difficulté pour renier les autres dieux, puisque aussi bien aucun esprit raisonnable n'y croit plus. Mais il paraît que cela ne suffit pas aux chrétiens. Ce n'est pas tout que de vénérer le Christ, il faut encore pratiquer sa doctrine ; et ici on se trouve sur le rivage d'une mer que l'on vous ordonne de passer à pied. Si même je leur promettais de pratiquer cette doctrine, ils sentiraient que ce sont là vaines paroles. Paul ne me l'a pas dissimulé.

« Tu sais combien j'aime Lygie, et qu'il n'est rien que je ne fasse pour elle. Mais, le demandât-elle, je ne pourrais soulever dans mes bras le Soracte ou le Vésuve, ni faire tenir le lac de Trasimène dans la paume de ma main, ni muer en des yeux bleus comme ceux des Lygiens mes yeux noirs.

« Je ne suis pas un philosophe, mais je ne suis pas non plus aussi sot que j'ai pu te sembler plus d'une fois. Je te dirai donc ceci : Je ne sais pas comment les chrétiens s'arrangent pour vivre ; mais, par contre, je sais bien que là où commence leur doctrine, là s'arrête la suprématie romaine, là s'arrête la vie, là disparait la différence entre le vainqueur et le vaincu, entre le riche et le pauvre, entre le maître et l'esclave, là finit le gouvernement, là finit Rome, là finit César, là finit le droit, et tout l'ordre du monde, et au lieu de tout cela il n'y a plus que le Christ et une miséricorde inconnue de nous, et une bonté contraire à tous les instincts de l'homme et à nos instincts romains. Je t'avoue que Lygie m'intéresse plus que Rome entière et sa domination, et le monde peut crouler pourvu que je l'aie, elle, dans ma maison. Mais il ne s'agit pas de cela. Aux chrétiens, il ne suffit pas qu'on soit d'accord avec eux en paroles. Or, il y a quelque chose dans ma nature qui répugne à leur doctrine, et quand même ma bouche la glorifierait, quand même je conformerais ma conduite à ses enseignements, ma raison et mon âme me diraient que je le fais par amour pour Lygie, et que, sans elle, rien au monde ne me serait plus antipathique. Chose extraordinaire, ce Paul de Tarse devine cela, et aussi malgré son apparence de rustre et sa basse extraction, ce vieux théurge, Pierre, le plus grand d'entre eux, qui a été un disciple du Christ. Et sais-tu ce qu'ils font ? Ils prient, demandant pour moi une chose qu'ils appellent la Grâce, mais je ne vois venir que l'inquiétude, et je languis de plus en plus après Lygie.

Jan Styka - Édition Flammarion, 1901-1904

« Je t'ai écrit, n'est-ce pas ? qu'elle était partie à mon insu. Mais en partant elle m'a laissé une croix qu'elle-même avait faite avec de petites branches de buis. En m'éveillant j'ai trouvé cette croix près de mon lit. Je la garde dans mon lararium„ et, sans pouvoir me rendre compte pourquoi, je m'en approche avec crainte et respect, comme si elle avait quelque chose de divin. Cette croix, je l'aime, parce que ce sont ses mains à elle qui en ont lié les branches, et la déteste en même temps, parce que c'est cette croix qui nous sépare. Il me semble parfois qu'il y a là dedans des sortilèges, et que le théurge Pierre, encore qu'il se dise simple pêcheur, est plus grand qu'Apollonius et tous ceux qui l'ont précédé, et que c'est lui qui a jeté un sort sur Lygie, sur Pomponia, sur moi-même.

« Lorsque, après avoir quitté les chrétiens, je revins chez moi, personne ne m'attendait plus. On me croyait à Bénévent. Je trouvai donc le désordre dans la maison, et mes esclaves ivres autour d'un festin qu'ils s'offraient dans mon triclinium. Plutôt qu'à mon apparition, ils s'attendaient à la mort et elle les eût moins troublés. Tous se jetèrent à mes genoux et quelques-uns s'évanouirent de terreur. Et moi, sais-tu ce que je fis ? Sur le premier moment, je voulais faire apporter des fers rouges et des verges ; mais aussitôt je fus pris d'une espèce de honte et, le croirais-tu ? d'une certaine pitié pour ces misérables ; il y a encore parmi eux de vieux esclaves que mon aïeul Marcus Vinicius a ramenés des bords du Rhin. Je m'enfermai dans la bibliothèque, et là des idées encore plus étranges m'assaillirent : par exemple, que je ne devais plus me conduire avec les esclaves comme j'avais fait jusqu'alors, et qu'eux aussi étaient des hommes. Eux, pendant deux jours, vécurent dans l'effroi, pensant que je remettais la punition à plus tard pour la mieux machiner, et moi je ne punissais pas et je n'ai pas puni, parce que je ne pouvais pas ! Je les ai réunis le troisième jour et leur ai dit : « Je vous pardonne ; tâchez, par un service diligent, de réparer votre faute. »

A ces mots, ils tombèrent à genoux, ils fondirent en larmes, me tendant les bras et m'appelant leur maître et leur père ; et moi, j'ai honte de te le dire, j'étais ému aussi. Il me sembla qu'à ce moment j'apercevais la douce figure de Lygie et ses yeux inondés de larmes qui me remerciaient. Et je sentis que mes paupières aussi se mouillaient... Quant à mes esclaves, jamais la terreur ne les avait stimulés comme fit la gratitude. Non seulement ils me servent, mais il semble que ce soit entre eux à qui devinera mes désirs.. Je te parle de cela uniquement parce qu'un jour, à cette objection que la conséquence de sa doctrine serait de faire éclater le monde comme un tonneau démuni de ses cerceaux, l'Apôtre Paul m'avait répondu : « L'amour est un lien plus solide que la terreur.» Et maintenant je vois que, dans certaines circonstances, cette opinion peut étre juste.

« Je l'ai contrôlée également dans mes rapports avec mes clients qui, ayant appris mon retour, étaient accourus me saluer. Tu sais que je ne me suis jamais montré trop avare avec eux ; mais mon père déjà les traitait avec hauteur, et je restais dans sa tradition. Eh bien ! maintenant, à la vue de ces manteaux rapés et de ces faces faméliques, j'éprouvai de nouveau comme un sentiment de pitié. Je leur fis donner à manger ; bien plus, je causai avec eux, j'en appelai quelques-uns par leur nom, j'en questionnai d'autres sur leurs femmes et leurs enfants, et de nouveau j'aperçus des larmes dans les yeux, et il me sembla encore que Lygie voyait cela et qu'elle s'en réjouissait... Est-ce mon esprit qui commence à déraisonner, ou l'amour qui trouble mes sens, je l'ignore ; mais je sais bien que j'éprouve continuellement la sensation de ses regards fixés sur moi de loin, et que je n'ose rien faire qui puisse l'attrister ou l'offenser.

« Oui, Caïus, on a transformé mon âme. En certains cas je m'en trouve bien, et d'autres fois cette idée me tourmente. Je crains, en effet, qu'on m'ait enlevé tout mon ancien courage, toute mon ancienne énergie, et qu'on m'ait rendu inapte non seulement aux conseils, au tribunal, aux festins, mais encore à la guerre. Ce sont certainement des sortilèges !

« Si Lygie avait ressemblé à Nigidia, à Poppée, à Crispinilla, et à nos autres divorcées, si elle avait été aussi impudente, aussi impitoyable et aussi débauchée qu'elles, je ne l'aurais pas aimée comme je l'aime. Mais, puisque je l'aime à cause de ce qui me sépare d'elle, tu peux voir à quel point je suis désorienté.

« Je ne quitterai pas Rome. Je ne pourrais supporter la société des augustans, el, en outre, dans mon chagrin et dans mon inquiétude, seule me réconforte la pensée que je. suis près de Lvgie et que, par le médecin Glaucos, qui a promis de venir me voir, ou par Paul de Tarse, j'entendrai peut-être parler d'elle. Non, je ne quitterais pas Rome, même si vous m'offriez le gouvernement de l'Égypte. Sache aussi que j'ai fait faire par un sculpteur une pierre tombale pour Gulon que j'ai tué dans un moment de colère. Je me suis souvenu trop tard qu'il m'avait porté dans ses bras et que le premier il m'avait appris à bander un arc. Je ne sais pourquoi son souvenir se réveille en moi maintenant, semblable à un regret, à un remords... Si ce que je t'écris t'étonne, je te dirai que moi-même je n'en suis pas moins surpris, mais je t'écris la vérité. »