Première partie, chapitre 1 - Chez Pétrone |
Jan Styka - Pétrone - Édition Flammarion 1901-1904 |
Pétrone se réveilla vers le milieu du
jour et, comme à l'ordinaire, très las :
la veille, chez Néron, il avait pris part
à un festin... Depuis quelque temps, sa
santé était moins bonne et ses
réveils plus pénibles. Mais toujours le
bain matinal et un habile massage activaient la
circulation paresseuse de son sang et ranimaient ses
forces, si bien que de l'elœotésium (le
dernier compartiment des bains) il sortait comme
rénové, les yeux brillants, et tellement
prestigieux qu'Othon mème n'eût pu
rivaliser avec lui. C'était bien là celui
qu'on nommait « l'Arbitre des
élégances ». Le lendemain donc de ce festin, où il avait discuté avec Néron, Lucain et Sénèque la question de savoir si la femme possède une âme, il était étendu sur une table de massage couverte d'un neigeux tapis de byssus égyptien, et deux robustes balneatores, de leurs mains imbibées d'huile, pétrissaient ses muscles. Les yeux fermés, il attendait que la chaleur du laconicum avec celle de leurs mains eût pénétré en lui et chassé sa fatigue.
Enfin il ouvrit les yeux et parla. |
Il demanda quel temps il faisait, s'informa des gemmes
que le joaillier ldomène avait promis de lui
soumettre. On lui répondit que le temps
était beau, qu'une brise légère
soufflait des Monts Albains, et que l'homme aux gemmes
n'avait pas paru. Pétrone referma les yeux, et
il allait se faire porter au tepidarium quand,
soulevant la draperie, le nomenclator annonça
que Marcus Vinicius était là.
Pétrone ordonna de laisser entrer le visiteur au
tepidarium, où il se fit porter aussitôt.
Vinicius était le fils de sa sœur
aînée qui avait. épousé
jadis un Marcus Vinicius, personnage consulaire du
temps de Tibère. Le jeune homme servait
maintenant sous les ordres de Corbulon contre les
Parthes, et, la guerre terminée, il revenait
à Rome. Pétrone avait, pour lui une sorte
d'affection : car Marcus était un jeune homme
aux nobles formes et au corps d'athlète, et qui
savait, dans ses débauches mêmes,
conserver, selon les meilleures esthétiques,
cette mesure que Pétrone prisait par-dessus
tout.
— Salut, Pétrone ! dit le jeune homme. Que
tous les dieux te comblent de leurs faveurs, et
nommément Asclépias et Cypris !
— Sois le bienvenu dans Rome, et que le repos te
soit doux après la guerre, répondit
Pétrone, dégageant sa main des plis du
déliciat tissu de carbasus dont, il était
enveloppé. Quoi de neuf chez les
Arméniens ? Pendant ton séjour en Asie
as-tu poussé une pointe jusqu'en
Bithynie ?
Pétrone, maintenant fameux pour ses goûts
efféminés et son amour des plaisirs.
avait jadis été gouverneur de la
Bithynie, — un gouverneur énergique et
juste. Aussi rappelait-il volontiers celte
époque : il avait alors prouvé ce qu'il
aurait pu et su devenir si telle eût
été sa fantaisie.
— Je. suis allé à Héraclée,
lever des renforts pour Corbulon, répondit
Vinicius.
— Ah ! Héraclée ! j'y ai connu une fille de
Colchide, pour qui je donnerais volontiers toutes les
divorcées d'ici, sans en excepter Poppée. Mais ce
sont là de vieilles histoires. Dis-moi plutôt ce
qui se passe sur la frontière des Parthes. Au fond, ils
ne sont pas drôles, tous ces Vologèse, ces
Tiridate, ces Tigrane, et autres barbares qui, d'après le
jeune Arulanus, chez eux marchent encore à quatre pattes
et n'imitent les hommes qu'en notre présence. Mais, en ce
moment, on parle beaucoup d'eux à Rome, sans doute parce
qu'il est plus dangereux de parler d'autre chose.
— Sans Corbulon, ces guerres pourraient mal finir.
— Corbulon ! par Bacchus ! c'est un véritable dieu
de la guerre, un vrai Mars, un grand général, un
homme à la fois fougueux, loyal et imbécile. Je
l'aime, rien que pour la peur qu'il inspire à
Néron.
— Corbulon n'est pas un imbécile.
— Tu as peut-être raison ; du reste, peu importe. La
sottise, comme dit Pyrrhon, ne le cède en rien à
la sagesse, et n'en diffère en rien.
Vinicius se mit à parler de la guerre ; mais
Pétrone fermait les yeux. Le jeune homme changea de
conversation, s'informa de la santé de son oncle.
Pétrone leva les paupières.
Sa santé ? ... Pas bonne. Il n'en était pas encore
au même point que le jeune Sissena ; ses sens, à
celui-là, étaient tellement émoussés
que, le matin, au bain, il demandait : « Je suis assis ?
... » Pourtant, lui, Pétrone n'allait pas bien.
Vinicius venait précisément de le mettre sous la
protection d'Asclépias et de Cypris. Or Pétrone
n'avait aucune foi dans Asclépias. Savait-on au juste de
qui il était le fils, cet Asclépias, —
d'Arsinoé, ou bien de Coronide ? et quand on a des doutes
sur la mère, que dire du père ? Qui donc, par le
temps qui court, peut être certain d'être le fils de
son père ?
Sur quoi, Pétrone sourit ; puis il continua :
— Il y a deux ans, c'est vrai, j'ai envoyé à
Epidaure trois douzaines de merles vivants et une coupe. Je me
disais : Si cela ne fait pas de bien, du moins quel mal peut-il
en résulter ? S'il est encore par le monde des gens qui
sacrifient aux dieux, je pense qu'ils raisonnent tous comme moi.
Tous... sauf peut-être les muletiers de la Porte
Capène. Outre Asclépias, j'ai eu affaire aux
asclépiades, l'année dernière, pour ma
vessie : ils ont eu recours à des incubations. Je savais
que c'étaient des charlatans, mais le monde repose sur la
duperie, et la vie elle-même est une duperie. L'âme
aussi n'est qu'une illusion. Il faut cependant être assez
sage pour distinguer les illusions agréables de celles
qui ne le sont pas. Je chauffe, par exemple. mon étuve
avec du bois de cèdre saupoudré d'ambre, parce que
je préfère les bonnes odeurs aux mauvaises. Quant
à Cypris, à qui tu m'as également
recommandé, c'est peut-être à sa protection
que je suis redevable de ces élancements dans la jambe
droite dont j'ai souffert. Du reste, une bonne déesse, et
je veux croire que, toi aussi, tôt ou tard, tu sacrifieras
de blanches colombes sur ses autels...
— Oui, répondit Vinicius, les flèches des
Parthes ne m'ont pas atteint, mais j'ai été
touché par celles de l'Amour, de façon
imprévue, à quelques stades des portes de la
ville.
— Par les Grâces aux blancs genoux ! tu vas me
raconter la chose, dit Pétrone.
— Je venais justement te demander conseil.
Au même instant parurent les épilateurs qui
s'empressèrent autour de Pétrone, et Marcus entra
dans un bain d'eau tiède.
— Ah ! il serait superflu de te demander si ton amour est
partagé, répliqua Pétrone en contemplant le
jeune marbre qu'était le corps de Vinicius ; si Lysippe
t'avait vu, tu ornerais la porte qui mène au Palatin,
sous les traits de quelque Hercule juvénile.
Le jeune homme sourit et se plongea dans la baignoire en
éclaboussant une mosaïque qui figurait Héra
au moment où elle prie le Sommeil d'endormir
Jupiter.
Comme, son bain terminé, Vinicius se livrait à son
tour aux doigts agiles des épilateurs, le lecteur, avec
ses rouleaux de papyrus dans un étui de bronze,
entra.
— Désires-tu l'écouter ? demanda
Pétrone.
— S'il s'agit d'une oeuvre de toi, volontiers !
répondit Vinicius, sinon, je préfère
causer. Aujourd'hui, les poètes vous arrêtent
à tous les coins de rue ! ...
— Comment donc ! On ne peut sortir sans apercevoir un
poète, gesticulant comme un singe. Agrippa, à son
retour d'Orient, les prenait pour des fous furieux. César
fait des vers ; chacun suit son exemple. Mais on n'a pas le
droit d'écrire des vers meilleurs que ceux de
César. C'est pourquoi je crains un peu pour Lucain...
Moi, je fais de la prose dont je ne régale, du reste, les
oreilles de personne, pas même les miennes. Ce que le
lecteur avait à nous lire, ce sont les
« codicilles » de ce pauvre Fabricius
Veiento.
— Pourquoi « ce pauvre » ?
— Parce qu'on l'a invité à ne pas
réintégrer ses pénates, jusqu'à
nouvel ordre. Inutile de te dire qu'on a fait là une
sottise. Ce livre, en somme médiocre et ennuyeux. n'a
été lu avec passion que du jour où l'auteur
fut en exil. Aujourd'hui, de tous côtés, on entend
crier : « Scandale ! Scandale ! » et pourtant il n'y
a là qu'une pâle image de la réalité.
Toujours est-il que l'on s'est jeté sur le livre avec la
crainte d'y voir son propre portrait et l'espoir d'y trouver
celui de ses amis. Chez le libraire Aviranus, cent scribes sont
occupés à le copier sous la dictée.
— Tes méfaits n'y figurent pas ?
— Si, mais l'auteur s'est trompé : car je suis en
même temps plus mauvais et moins plat qu'il ne me
représente. Vouloir faire un départ entre le juste
et l'injuste me parait une prétention un peu niaise, n'en
déplaise à Sénèque, à
Musonius, à Thraséas. Mais je sais distinguer ce
qui est laid de ce qui est beau, tandis que, par exemple, cette
Barbe-d'Airain de Néron, à la fois poète,
cocher, chanteur, danseur et histrion, en est incapable.
— Je regrette cependant Fabricius ! Un bon
camarade...
— C'est l'amour-propre qui l'a perdu. Chacun le
suspectait, personne ne savait rien de précis ; mais
lui-même ne pouvait refréner sa langue et confiait
son secret à tout venant. As-tu entendu raconter
l'histoire de Rufinus ?
— Non.
— Eh bien ! allons au frigidarium, je te la
raconterai.
Ils passèrent dans le frigidarium, reposèrent au
creux de niches capitonnées de soie ; un jet d'eau
teinté de rose répandait un parfum de violettes.
Les yeux vers un Faune de bronze, dont les lèvres goulues
captaient celles d'une nymphe peu revêche, Vinicius dit
:
— Celui-là a raison ! Voilà ce qu'il y a de
meilleur dans la vie.
— Sait-on ? Mais toi, en outre, tu chéris la
guerre. Elle ne me tente pas : les ongles s'y ternissent. Du
reste, à chacun son plaisir. Barbe-d'Airain aime le
chant, le sien surtout, el le vieux Scaurus son vase de Corinthe
qu'il use de baisers, quand, la nuit, il ne peut dormir. Mais,
dis-moi, fais-tu des vers ?
— Non, je n'ai jamais pu manier un hexamètre
entier.
— Tu ne joues pas du luth ? tu ne chantes pas ?
— Non.
— Tu ne conduis pas ?
— J'ai pris part à des courses, autrefois à
Antioche, el sans succès.
-- Déjà tu me rassures. Et de quel parti es-tu
à l'hippodrome ?
— Des Verts.
— Alors, je suis tout à fait tranquille, d'autant
plus que, malgré ta grosse fortune, tu n'es pas aussi
riche que Pallas ou Sénèque. Car, sans doute, on
peut faire des vers, chanter en s'accompagnant du luth,
déclamer, pousser un char ; mais, il est une chose bien
préférable et, surtout moins dangereuse : c'est de
ne pas faire de vers, de ne pas jouer, de ne pas chanter et de
ne harceler nul cheval. Le mieux est encore de savoir admirer
ces divers arts quand Barbe-d'Airain les pratique. Tu es beau :
Poppée peut donc s'éprendre de toi, —
voilà l'unique péril. Mais non, elle a trop
d'expérience. L'amour, ses deux premiers maris l'en ont
rassasiée, et, avec le troisième, elle tient
à tout autre chose. Croirais-tu que cet imbécile
d'Othon l'aime encore à la folie... Il se promène
là-bas sur les rochers de l'Espagne, et il soupire... Il
a si bien perdu ses anciennes habitudes, il se néglige
à ce point, que, pour sa coiffure, il lui suffit
maintenant de trois heures par jour ! Oui l'eût
cru ?
— Moi, je comprends Othon, répondit Vinicius ;
pourtant, à sa place, je ferais autre chose.
— Dis.
— Je me recruterais chez les montagnards de là-bas
des légions fidèles. Ce sont de durs soldats, ces
Ibères.
— Vinicius ! Vinicius ! J'ai bien envie de dire que tu
n'en serais pas capable. Car, ces choses-là, on les fait
— on n'en parle pas, même à titre
d'hypothèses. Quant à moi, à sa place, je
me moquerais de Poppée, je me moquerais de
Barbe-d'Airain ; j'enrôlerais peut-être des
Ibères dans mes légions, mais pas des hommes, des
femmes. Tout au plus écrirais-je des épigrammes,
que je ne lirais à personne... pas comme ce pauvre
Rufinus.
— Tu devais me raconter son histoire.
— Je te la raconterai dans l'unctorium.
Mais dans l'unctorium, l'attention de Vinicius fut
attirée par les merveilleuses esclaves de service. Deux
d'entre elles, des négresses, commencèrent
à frotter de parfums d'Orient le corps des baigneurs ;
d'autres, des Phrygiennes habiles dans l'art de la coiffure,
tenaient dans leurs mains souples des miroirs d'acier et des
peignes ; deux autres, des filles grecques de Cos, attendaient
qu'elles eussent à draper en plis statuaires les toges de
leurs maîtres.
— Par Zeus assembleur de nuées, dit Marcus
Vinicius, quelle collection de choix !
— Je préfère à la quantité la
qualité, répondit Pétrone ; ma familia ne
dépasse pas quatre cents têtes, et je pense que
seuls les parvenus ont besoin d'un plus nombreux
domestique.
— Des corps plus beaux, on n'en trouverait pas, même
chez Barbe-d'Airain, dit Vinicius.
A quoi Pétrone répondit, libéral :
— Tu es mon parent, et je ne suis ni aussi égoïste que Barsus, ni aussi austère qu'Aulus Plautius.
Vinicius, levant vivement la tête, demanda :
— D'où t'est venu à l'esprit Aulus
Plautius ? Sais-tu que, pour m'être foulé le
poignet aux portes de la ville, je suis reslé dans sa
maison une quinzaine de jours ? Là, un de ses esclaves,
un médecin, Mérion, me guérit. C'est
précisément de cela que je voulais te
parler.
— Vraiment ? Te serais-tu, par hasard, épris de
Pomponia ? Alors, je te plains : pas jeune, et vertueuse !
Fâcheux !
— Non, pas de Pomponia, hélas !
— Et de qui ?
— Si je le savais... ! Mais je ne sais même pas au
juste son nom : Lygie, ou Callina ? On l'appelle chez eux Lygie,
parce qu'elle est du pays des Lygiens, et son nom barbare est
Callina. Une maison étrange que celle des Plautius...
C'est plein de monde, et pourtant silencieux comme les bosquets
de Subiacum. Pendant une dizaine de jours, j'avais ignoré
qu'une déesse y habitât. Mais, un matin, je
l'aperçus qui se baignait dans une vasque, sous les
arbres. Et, je te le jure sur l'écume d'où naquit
Aphrodite, les rayons de l'aube jouaient à travers son
corps. Je pensai que le soleil levant la ferait se dissiper
devant moi comme se dissipe le crépuscule du matin. Je
l'ai revue deux fois, et, depuis, je ne connais plus la
tranquillité, je ne sais plus ce que sont tous les autres
désirs. Je ne me soucie plus de ce que peut me donner la
ville ; je ne veux plus ni femmes, ni or, ni bronzes de
Corinthe, ni ambre, ni nacre, ni vins, ni festins, je veux la
seule Lygie. Pétrone, mon âme s'élance vers
elle, ainsi que, sur la mosaïque de ton tepidarium, le
Songe s'élance vers Paisiteia ; et, jour et nuit, je la
désire.
— Si c'est une esclave, achète-la.
— Ce n'est pas une esclave.
— Qu'est-elle donc ? Une des affranchies de
Plautius ?
— N'ayant jamais été une esclave, elle
n'est pas une affranchie.
— Alors ?
— Je ne sais. Une fille de roi...
— Tu m'intrigues, Vinicius.
— L'histoire n'est pas bien longue. Tu as peut-être
connu Vannius, roi des Suèves, qui, chassé de son
pays, habita longtemps Rome, où il s'illustra pour sa
chance au jeu des osselets et son habileté à
conduire un char. Drusus le replaça sur son trône.
Vannius gouverna d'abord assez décemment et entreprit
d'heureuses guerres ; plus tard, cependant, il se mit à
écorcher outre mesure, non seulement ses voisins, mais
ses sujets. De sorte que Vangio et Sido, ses neveux, fils de
Vibilius, roi des Hermandures, se concertèrent pour qu'il
retournât à Rome... tenter la chance aux
osselets.
— Je m'en souviens ; c'était sous Claude. Ces temps
ne sont pas lointains.
— Oui... La guerre éclata. Vannius appela à
son aide les Yazygues, tandis que ses chers neveux suscitaient
les Lygiens. Ceux-ci, fort enclins aux rapines et qui avaient
entendu parler des richesses de Vannius, arrivèrent si
nombreux que César Claude lui-même commença
à trembler pour la sécurité de nos
frontières. Claude n'aimait pas s'ingérer dans les
querelles des Barbares ; il écrivit pourtant à
Atelius Hister, chef de la légion du Danube, de
surveiller attentivement les diverses phases de la guerre et de
ne pas permettre que notre paix fût troublée.
Hister exigea alors des Lygiens la promesse de ne pas franchir
la frontière ; non seulement ils y consentirent, mais ils
livrèrent des otages, parmi lesquels la femme et la fille
de leur chef... Tu n'ignores pas qu'à la guerre les
Barbares traînent avec eux femmes et enfants... Or, ma
Lygie est la fille de ce chef.
— D'où sais-tu tout cela ?
— Aulus Plautius lui-même me l'a raconté.
Les Lygiens, à la vérité, ne
passèrent pas alors la frontière. Mals les
Barbares surgissent comme la tempête et disparaissent
comme elle : ainsi disparurent les Lygiens aux têtes
ornées de cornes d'aurochs. Ils battirent les
Suèves de Vannius et les Yazygues ; — mais leur roi
périt. Et ils se retirèrent avec leur butin,
tandis que les otages restaient aux mains d'Hister. La
mère mourut peu de temps après. Pour se
débarrasser de l'enfant, Hister l'envoya au gouverneur de
toute la Germanie, Pomponius. Celui-ci, la guerre avec les
Galles terminée, revint à Rome où Claude,
comme tu sais, lui permit les honneurs du triomphe. La jeune
fille suivit ce jour-là le char du vainqueur ; mais,
après la cérémonie, et comme on ne peut
traiter en captifs les otages, Pomponius, qui à son tour
ne savait qu'en faire, la confiaà sa soeur, Pomponia
Græcina, femme de Plautius. Dans cette maison, où
tout est vertueux, depuis les maîtres jusqu'à la
volaille du poulailler, elle grandit aussi vertueuse,
hélas ! que Græcina même, et si belle
qu'auprès d'elle Poppée serait une figue d'automne
à côté d'une pomme des
Hespérides.
— Et alors ?
— Je te le répète, depuis le moment
où j'ai vu la lumière jouer à travers sou
corps, je suis amoureux d'elle.
— Elle est donc aussi transparente qu'une lamproie ou
qu'une petite sardine ?
— Ne plaisante pas, Pétrone. Un vêtement éclatant peut couvrir des blessures douloureuses. Sache encore qu'à mon retour d'Asie, j'ai passé une nuit dans le temple de Mopsus. Mopsus m'apparut en songe : il m'annonça que l'amour modifierait ma vie profondément.
— J'ai entendu Pline déclarer ne pas croire aux
dieux, mais croire aux songes ; peut-être a-t-il raison Au
surplus, il est une divinité devant qui mes plaisanteries
feront trêve volontiers : l'éternelle et
omnipotente Vénus Genitrix. C'est elle qui assemble les
âmes, qui unit les êtres et les choses. L'amour a
fait surgir le monde du chaos. A-t-il bien fait ? c'est
litigieux ; mais sa puissance est patente : on peut ne pas la
bénir, — il la faut constater.
— Hélas ! Pétrone, une dissertation
philosophique est moins rare qu'un bon conseil !
— Dis-moi ce que tu veux, exactement.
Jan Styka - Lygie et Vinicius - Édition Flammarion 1901-1904 |
— Je veux Lygie ! Je veux que mes bras, qui maintenant
n'étreignent que le vide, l'étreignent, elle. Je
veux respirer son souffle. Si c'était une esclave, je
donnerais pour elle à Aulus cent jeunes filles encore
neuves sur le marché. Je veux la garder dans ma maison
jusqu'au jour où ma tête sera aussi blanche que la
cime du Soracte en hiver.
— Elle n'est point esclave, mais, en définitive,
elle fait partie de la familia de Plautius, et comme c'est une
enfant abandonnée, on a le droit de la considérer
comme alumna, et Plautius peut te la céder s'il
veut.
— Tu sembles ne pas connaître Pomponia
Græcina. Tous deux du reste se sont attachés
à elle comme si elle était leur enfant.
— Pomponia, je la connais, — un véritable
cyprès. Si elle n'était la femme d'Aulus, on
l'engagerait comme pleureuse. Depuis la mort de Julia, elle n'a
pas quitté la stole noire et elle a l'air de marcher
déjà dans la prairie semée
d'asphodèles. Elle est, en outre, « la femme d'un
seul homme » et, par conséquent, parmi nos Romaines
quatre ou cinq fois divorcées, c'est un phénix...
A propos ! as-tu entendu dire qu'un phénix fût
éclos, — réellement, à ce qu'on
prétend, — dans la Haute-Egypte, ce qui n'arrive
pas tous les cinq cents ans ?
— Pétrone ! Pétrone ! nous parlerons du
phénix un autre jour.
— Que te dirai-je, mon cher Marcus ? Je connais Aulus
Plautius qui, tout en blâmant mon genre de vie, a un
faible pour moi : il sait que je n'ai jamais été
un délateur comme, par exemple, Domitius Afer, Tigellin,
toute la bande des amis d'Ahénobarbe. De plus, sans poser
pour le stoïcien, j'ai souvent été
choqué par tels actes de Néron, sur lesquels
Sénèque et Burrhus fermaient les yeux. Si tu
penses que je sois à même d'obtenir quelque chose
d'Aulus, je t'offre mes offices.
— Tu as de l'influence sur lui, et de plus ton esprit est
inépuisable en expédients... Oui... si tu parlais
à Plautius ?
— Tu exagères mon influence et mon
ingéniosité ; mais, soit, j'irai parler à
Plautius, dès qu'il sera de retour.
— Il est rentré depuis deux jours.
— En ce cas, passons au triclinium, où nous attend
le déjeuner ; et, réconfortés, nous nous
ferons porter chez Plautius.
— Tu m'avais toujours été très cher,
mais maintenant je veux placer au milieu de mes lares ta statue,
une statue aussi belle que celle-ci, et lui offrir des
sacrifices, dit Vinicius en désignant un Hermès au
caducée qui restituait les formes de Pétrone. Par
la lumière d'Hélios ! si Pâris te
ressemblait, la conduite d'Hélène
s'explique.
Et dans cette exclamation, il y avait autant de
sincérité que de flatterie. Pétrone, en
effet, plus âgé et moins athlétique,
était pourtant plus beau encore que Vinicius. Les femmes
de Rome admiraient l'Arbitre des élégances, non
seulement pour son esprit délié, mais pour son
corps harmonieux. Cette admiration se lisait même sur les
traits des deux jeunes filles de Cos, qui disposaient en ce
moment les plis de sa toge, et dont l'une, Eunice, le regardait
dans les yeux, humble et ravie. Mais lui ne prêtait aucune
attention à cet émoi ; et, avec un sourire, il
répondit à Vinicius par la phrase de
Sénèque sur les femmes : « Animal
impudens... etc. »
Puis, lui posant le bras sur l'épaule, il
l'entraîna au triclinium.
Dans l'unctorium, les deux jeunes Grecques, les Phrygiennes et
les deux négresses rangeaient les ustensiles et les
parfums. Mais à ce moment, sous la portière,
relevée du côté du frigidarium, apparurent
les têtes des balneatores, et l'on entendit un
léger « psst ». A cet appel, l'une des
Grecques, les Phrygiennes et les deux Ethiopiennes disparurent :
car c'était le moment où commençait dans
les thermes une scène de jeux et de débauches.
à laquelle l'inspecteur ne s'opposait pas, amateur
lui-même d'amusements de ce genre. Pétrone se
doutait de ces exercices, mais, en sa qualité d'homme
indulgent, il fermait les yeux.
Dans l'unctorium, restait la seule Eunice. Un moment, la
tête penchée, elle écouta les voix et les
rires qui s'éloignaient vers le laconicum ; puis elle
alla prendre le siège d'ambre et d'ivoire sur lequel
Pétrone s'était assis, et le porta devant la
statue du maître.
Debout sur le siège, elle noua ses bras au cou de la statue ; ses cheveux roulèrent sur ses reins en flot d'or ; sa chair épousait le marbre ; sa bouche était unie étroitement aux lèvres froides de Pétrone.
Jan Styka - Le baiser d'Eunice - 1902 |