Première partie, chapitre 2 - Chez Aulus Plautius |
Henryk Siemiradzki - La sieste du patricien - 1881 |
Après un repas, que l'on appela déjeuner, et que
les deux amis commencèrent à une heure où
les simples mortels avaient depuis longtemps terminé le
prandium de l'après-midi, Pétrone proposa un
léger somme. « Il est encore trop tôt pour
des visites. Des gens, il est vrai, commencent les leurs
dès le lever du soleil ; cette coutume est
peut-être vénérable et bien romaine, —
je la tiens pour barbare. Les heures de l'après-midi sont
celles qui conviennent ; encore faut-il que le soleil soit
passé du côté du temple de Jupiter Capitolin
et déjà éclaire obliquement le Forum.
L'automne a parfois de chaudes journées ; on aime
écouter le murmure du jet d'eau dans l'atrium et,
après les mille pas réglementaires, s'assoupir
dans la lumière rouge que filtre la pourpre du velarium
mi-tiré. »
Vinicius reconnut la justesse de ces propositions. Ils firent
des pas, s'entretenant de ce qu'on disait au Palatin et dans la
ville, et même ratiocinant un peu. Puis Pétrone
entra au cubicule, dormir. Il reparut au bout d'une demi-heure,
et, s'étant fait apporter de la verveine, il s'en
imprégnait les mains et les tempes :
— Tu ne saurais croire comme cela vivifie et ranime. Je
suis prêt.
La litière attendait depuis longtemps ; ils y prirent
place et donnèrent ordre qu'on les portât dans le
Vicus Patricius, à la maison d'Aulus. L'insula de
Pétrone était située sur le flanc
méridional du Palatin, près des Carines ; le
chemin le plus court était donc le bas du Forum, mais
comme Pétrone voulait aussi entrer chez l'orfèvre
Idomène, on passerait par la Voie d'Apollon et le Forum,
du côté de la Voie Scélérate,
à l'angle de laquelle s'ouvraient des boutiques de tout
genre.
Les nègres géants soulevèrent la
litière et se mirent en marche,
précédés d'esclaves. Pétrone humait
dans ses paumes l'odeur de la verveine ; il paraissait
réfléchir :
— J'y pense, dit-il : si ta nymphe sylvestre n'est pas une
esclave, qui l'empêche de quitter la maison des Plautius
et de s'installer chez toi ? Tu la gorgerais d'amour et de
richesses, comme j'ai fait pour ma divine Chrysothémis,
dont, entre nous, je suis au moins aussi las qu'elle doit
être lasse de moi.
Marcus secoua la tête.
— Non... ? demanda Pétrone. Au pis aller,
l'affaire serait soumise à l'empereur, et tu peux
être sûr que mon influence aidant, notre
Barbe-d'Airain te serait favorable.
— Tu ne connais pas Lygie, répondit Vinicius.
— Alors permets-moi de te demander si tu la connais...
autrement. que de vue. Lui as-tu parlé ? Lui as-tu
avoué ton amour ?
— Je l'ai vue qui se baignait, je te l'ai dit ; depuis, je
l'ai rencontrée deux fois. Pendant mon séjour dans
la maison d'Aulus, j'occupais une annexe destinée aux
hôtes, et, le poignet foulé, je ne pouvais prendre
place à la table commune. La veille seulement de mon
départ, je rencontrai Lygie, au souper, et ne pus lui
adresser une parole. Je fus obligé d'écouler Aulus
narrer ses victoires de Bretagne, se plaindre de la
décadence de la petile propriété en Italie.
Tout à l'heure, si nous échappons aux victoires et
à la petite propriété, ce sera pour
l'entendre gémir sur les mœurs efféminées
des temps actuels. Ils ont. des faisans dans leurs poulaillers,
mais se gardent de les faire cuire, parlant de e principe que
chaque faisan que l'on mange hâte la fin de la puissance
romaine. Une seconde l'ois, j'ai rencontré Lygie dans le
jardin, près de la citerne. Elle arrosait des touffes
d'iris. Vois mes genoux. Par le bouclier d'Hercule ! je te le
déclare, ils ne tremblaient pas, quand des nuées
de Parthes fondaient en hurlant sur nos manipules. Mais ils
tremblèrent auprès de cette citerne.
Troublé comme un enfant qui porte encore la bulle,
longtemps je ne pus prononcer une parole ; seuls mes yeux
l'imploraient.
Pétrone le regardait avec une sorte d'envie.
— Et tu ne lui as pas parlé ?
— Si ! Reprenant contenance, je lui dis qu'au moment
où il me fallait quitter cette maison
hospitalière, je voyais que là la souffrance
était plus agréable que les plaisirs partout
ailleurs, la maladie plus douce qu'ailleurs la santé.
Elle écoutait mes paroles, troublée aussi et la
tête inclinée, tout en traçant des lignes
avec un roseau sur le sable safran. Puis, elle leva les yeux,
les abaissa encore sur les signes qu'elle avait tracés,
les reporta sur moi comme si elle voulait me poser une question,
et s'enfuit soudain, hamadryade devant un faune balourd.
— Elle a de beaux yeux, n'est-ce pas ?
— Comme la mer, et je m'y suis noyé comme dans la
mer. L'Archipel est d'un moins pur azur. Un instant
après, le fils de Plautius accourait, me demandait
quelque chose. Mais je ne compris pas ce qu'il me voulait.
— Athéné ! s'écria Pétrone,
ôte à ce garçon le bandeau dont Eros lui a
clos les yeux, sinon il se brisera la tête contre les
colonnes du temple de Vénus.
Puis, se tournant vers Vinicius
— O toi, bourgeon printanier sur l'arbre de la vie, toi,
première pousse verte de la vigne ! ce n'est pas chez les
Plautius que je devrais te faire porter, c'est à la
maison de Gelocius, il y a là une école pour les
jeunes garçons qui ignorent la vie.
— Et pourquoi ?
— Qu'avait-elle donc tracé sur le sable ?
N'était-ce pas le nom de l'Amour ? un cœur
percé d'un trait ? ou encore quelque chose où l'on
pût reconnaître que les satyres avaient
déjà chuchoté à l'oreille de cette
nymphe divers secrets essentiels ? Est-il possible que tu n'aies
pas regardé ces signes ?
— J'ai revêtu la toge depuis plus longtemps que lu
ne penses, répliqua Vinicius, et, avant l'arrivée
du petit Aulus, j'avais déjà examiné ces
signes avec attention. Je n'ignore pas qu'à Rome, comme
en Grèce, les jeunes filles tracent sur le sable tels
aveux que leur bouche hésite à dire. Devine ce
qu'elle avait dessiné.
— Si je n'ai pas deviné tout à l'heure. je
ne devinerai pas.
— Un poisson.
— Tu dis ?
— Je dis : un poisson. Cela signifiait-il que c'est un
sang glacé qui coule encore dans ses veines ? Je n'en
sais rien. Mais toi, pour qui je suis un bourgeon printanier sur
l'arbre de la vie, explique donc ce signe.
— Très cher, c'est Pline qu'il faut interroger. Il
est expert en poissons.
La conversation s'arrêta là, car
maintenant la litière circulait dans des rues en
tumulte. Et bientôt, par la Voie d'Apollon, on
arriva au Forum. |
D. Mastroianni - La litière de Pétrone - 1913 |
Vinicius, qui n'avait pas revu la ville depuis longtemps,
regardait avec curiosité ce Forum Romanum qui dominait le
flot des peuples et que ce flot submergeait : « Le Nid des
quirites — sans quirites, » dit Pétrone, qui
avait deviné la pensée de son compagnons. En
effet, l'élément romain disparaissait presque dans
cette cohue. On voyait là des nègres
d'Éthiopie, des géants aux cheveux blonds, issus
des contrées vagues du Nord, des Bretons, des Gaulois et
des Germains, des Sères aux regards obliques, des hommes
des bords de l'Euphrate et des hommes des bords de l'Indus, la
barbe teinte en rouge brique, des Syriens riverains de l'Oronte,
aux yeux noirs et doux, des Arabes du désert,
ossifiés, des Juifs à la poitrine creuse, des
Égyptiens au sourire immobile, et des Numides et des
Africains ; des Grecs de l'Hellade, qui régnaient sur la
ville, à l'égal des Romains, mais régnaient
par la science, l'art et l'astuce, des Grecs des Iles et de
l'Asie Mineure, et de l'Égypte, et de l'Italie, et de la
Narbonnaise ; des prêtres de Sérapis, avec leurs
palmes, et des prêtres de cette Isis, de qui les autels
s'achalandaient mieux que ceux de Jupiter Capitolin, et des
prêtres de Cybèle érigeant des quenouilles
de maïs, et des prêtres de divinités nomades,
et des danseuses orientales mitrées, et des vendeurs
d'amulettes, et des charmeurs de serpents, et des sârs
— et de ces gens sans nul métier qui, chaque
semaine, venaient puiser du blé dans les greniers des
bords du Tibre, s'arrachaient les billets de loterie dans les
cirques, dormaient la nuit dans les maisons croulantes du
Transtévère et passaient leurs journées
dans les cryptoportiques, dans les bouges infâmes de
Suburre, sur le pont Milvius ou devant les riches insula,
d'où de temps en temps on leur jetait les restes de la
table des esclaves.
Pétrone était connu de toute cette foule ; aux
oreilles de Vinicius résonnaient sans cesse les mots :
« C'est lui ! » — On l'aimait pour sa
libéralité ; et son renom avait grandi encore, du
jour où l'on avait appris son intervention auprès
de César contre l'arrêt qui condamnait à
mort tous les esclaves, sans distinction d'âge ni de sexe
du préfet Pedanius Secundus, parce que l'un d'eux avait
assassiné ce monstre. Pétrone, au surplus,
déclarait bien haut que l'affaire lui importait peu et
qu'il avait parlé à César en intime
seulement, en sa qualité d'Arbitre des
élégances, dont ce massacre, digne de Scythes,
peut-être, non de Romains, devait révolter le
sentiment esthétique.
Pétrone, en effet, se souciait peu de la reconnaissance
du peuple. Ce peuple, il s'en souvenait, avait aimé aussi
Britannicus que Néron avait empoisonné, et
Agrippine qu'il avait fait assassiner, et Octavie qu'on avait
étouffée, et Rubellius Plaute qui avait
été exilé, et Thraséas qui, chaque
jour, à son réveil, attendait l'arrêt de
mort : la popularité pouvait donc être tenue pour
un mauvais présage, et ce sceptique ne laissait pas
d'être superstitieux... Pétrone méprisait la
foule, doublement : comme aristocrate et comme esthète.
Ces gens, qui sentaient les fèves grillées et qui
s'enrouaient et suaient à jouer à,la mora au coin
des rues et sous les péristyles, ne méritaient pas
le nom d'hommes...
Devant la librairie d'Aviranus, la litière
s'arrêta. Il descendit acheter un élégant
manuscrit et le remit à Vinicius.
— C'est un cadeau que je te fais, dit-il.
— Merci, répondit Vinicius en regardant le titre.
Le Satyricon ? C'est nouveau ? De qui ?
— De moi. Mais je ne veux pas aller sur les traces de ce
Rutinus, dont je vais te conter l'histoire, ni sur celles de
Fabricius Veiento ; c'est pourquoi personne n'en sait rien ; et
toi, n'en parle à personne.
— Tu me disais que tu ne faisais pas de vers, dit
Vinicius, et je vois ici force vers alternant avec la
prose.
— Lorsque tu liras, porte ton attention sur le repas de
Trimalcion. Quant aux vers, j'en suis
dégoûté depuis que Néron écrit
une épopée. Vitellius, pour se soulager, se sert
d'une palette d'ivoire qu'il s'introduit dans la gorge ;
d'autres emploient des plumes de flamant trempées dans
l'huile ou dans une décoction de serpolet. : moi, je
relis les poésies de Néron, et le résultat
est instantané. Je puis ensuite les louer, sinon avec une
conscience pure, du moins avec un estomac bien
lavé.
A ces mots, il arrêta la litière devant la boutique
de l'orfèvre Idomène et, après avoir
réglé l'affaire des gemmes, il se fit porter
à la maison d'Aulus.
Adriano Minardi - Édition Montgrédien, 1901 |
— En route, je te conterai, comme exemple de
l'amour-propre d'un auteur, l'histoire de Rufinus.
Mais, avant qu'il eût commencé son récit, ils s'engagaient dans le Vicus Patricius et se trouvaient devant la demeure d'Aulus. Un jeune et vigoureux janitor leur ouvrit la porte qui menait à l'ostium (second vestibule), tandis qu'une pie prisonnière les accueillait bruyamment d'un « Salve ».
En allant de l'ostium à l'atrium, Vinicius demanda
:
— As-tu remarqué que le portier n'a pas de
chaînes ?
— C'est une maison étrange, répondit
à mi-voix Pétrone. Tu as sans doute entendu dire
que Pomponia Græcina a été
soupçonnée d'être une adepte de
superstitions orientales qui reposent sur l'adoration d'un
certain Chrestos. Il semble bien que ce soit Crispinilla qui lui
ait rendu ce service ; elle ne peut pardonner à Pomponia
de s'être contentée d'un seul mari toute sa vie.
Une univira....aujourd'hui on trouverait plus
facilement. à Rome un plat de champignons du Norique
!
— Tu as raison, c'est une maison bizarre. Plus tard je te
dirai ce que j'ai entendu et vu ici.
Ils se trouvaient dans l'atrium. L'esclave préposé
à sa garde envoya le nomenclator annoncer les hôtes
; en même temps, des serviteurs leur
présentèrent des sièges et leur mirent des
tabourets sous les pieds.
Pétrone, qui se figurait que dans cette maison
austère devait régner un éternel ennui, n'y
venait jamais ; il regardait donc antour de lui avec un certain
étonnement désappointé, car nulle tristesse
n'émanait de cet atrium lumineux. D'en haut, par une
large baie, tombait un faisceau de lumière
éclatante qui se brisait en mille étincelles sur
une fontaine jaillie d'un bassin carré entouré
d'anémones et d'iris.
Manifestement, on aimait ici les lis d'une façon toute
particulière, il y en avait des massifs entiers, —
et de blancs, et de rouges; il y avait aussi des iris saphir,
dont les pétales délicats étaient comme
argentés d'une poussière liquide. Des statuettes
de bronze figuraient des oiseaux aquatiques et des enfants,
parmi les mousses et les touffes de feuillage. Dans un coin, une
biche de bronze, penchant au-dessus de l'eau sa tête
rongée et verdie par l'humidité, semblait boire.
Le sol de l'atrium était une mosaïque ; les
murailles, incrustées en partie de marbre rouge, en
partie couvertes de peintures restituant des arbres, des
poissons, des oiseaux, des griffons, charmaient. par le jeu de
leurs couleurs. Les chambranles des portes donnant sur les
pièces latérales étaient ornés
d'écaille et même d'ivoire ; contre les murailles,
se dressaient les statues des ancêtres
Partout on sentait l'aisance paisible, éloignée du
luxe, mais noble et sûre d'elle-même.
Pétrone, dont la demeure était incomparablement
plus magnifique et plus élégante, ne trouvait
là rien qui choquât son goût. II se tournait
vers Vinicius pour lui faire part de cette remarque, quand un
esclave écarta la draperie qui séparait l'atrium
du tablinum, et Aulus Plautius parut.
C'était un homme déjà sur le soir de la
vie, mais robuste, et dont le visage énergique avait,
bien que trop court peut-être, quelque chose d'aquilin. A
ce moment. sa figure exprimait de l'étonnement et
même de l'inquiétude, du fait de la présence
insolite de l'ami, du compagnon, du confident de
Néron.
Pétrone était trop homme du monde et trop fin,
pour ne pas s'en apercevoir ; aussi, après les
premières salutations, expliqua-t-il sa présence
avec toute sa verve et toute sa bonne grâce : il venait
remercier Plautius pour les soins que son neveu avait
reçus dans cette maison, et la reconnaissance
était le seul motif de sa visite, à laquelle,
d'ailleurs, l'avaient enhardi leurs anciennes relations.
— Tu es le bienvenu, dit Plautius, et, quant à la
reconnaissance, c'est moi qui t'en dois, encore que lu n'en
soupçonnes probablement pas la cause.
En effet, Pétrone avait beau hausser ses yeux couleur de
noisette et chercher dans ses souvenirs, il ne devinait
pas.
— J'aime, reprit Aulus, et j'apprécie beaucoup
Vespasien, à qui tu as sauvé la vie le jour
où il eut le malheur de s'endormir en écoutant les
vers de César.
— Dis plutôt « le bonheur »,
répliqua Pétrone, car il ne les entendit pas ;
mais je conviens que l'heureuse aventure risquait de finir mal.
Barbe-d'Airain voulait absolument lui envoyer par un centurion
le conseil amical de s'ouvrir les veines.
— Et toi, Pétrone, tu t'es moqué de
César ?
— Point : je lui ai représenté que, si
Orphée pouvait par son chant endormir les bêtes
sauvages, c'était triomphe non moins grand d'avoir
réussi à endormir Vespasien. On peut critiquer
Ahénobarbe, pourvu qu'à un peu de critique on
mêle beaucoup de flatterie. Notre gracieuse Augusta,
Poppée, s'en rend compte à merveille.
— Quels temps, hélas ! continua Aulus. Il me manque
deux incisives que m'a brisées une pierre lancée
par un Breton, et ma parole en est devenue sifflante ; et
pourtant les plus heureux moments de ma vie, je les ai
passés en Bretagne.
— Parce que c'étaient les moments de tes victoires,
intervint Vinicius.
Mais Pétrone, craignant que le vieux militaire ne se
mît à relater ses campagnes, changea de
conversation. Il raconta qu'aux environs de Praeneste des
paysans avaient trouvé le cadavre d'un louveteau à
deux têtes ; que, pendant l'orage de l'avant-veille, la
foudre avait arraché une pierre à l'un des angles
du temple de la Lune, chose inouïe vers la fin de
l'automne ; qu'un certain Cotta, de qui il tenait ces nouvelles,
ajoutait que les prêtres de ce temple prédisaient
la ruine de la ville, ou au moins la ruine d'une maison
puissante : on ne pourrait conjurer le malheur que par de grands
sacrifices.
Aulus exprima l'avis que de tels signes, en effet,
n'étaient pas négligeables; quand les crimes
dépassent toute mesure, comment s'étonner que les
dieux s'irritent ? et, dans ce cas, des offrandes propitiatoires
lui semblaient s'imposer.
Pétrone émit :
— Ta maison, Plautius, n'est pas trop grande, bien qu'un
grand homme y demeure ; la mienne est, à vrai dire, trop
vaste pour son chétif propriétaire, mais encore
elle est petite. Et s'il s'agit de la ruine d'une maison aussi
imposante, par exemple, que la Domus Transitoria, vaut-il la
peine que nous fassions des offrandes pour conjurer cette ruine
?
Plautius ne répondit pas, et cette réserve blessa
quelque peu Pétrone, car, malgré
l'élasticité infinie de sa morale, il n'avait
jamais été un délateur.
Aussi changea-t-il encore une fois le tour de la conversation :
il s'appliqua à vanter la demeure de Plautius, le bon
goût qui y régnait.
— C'est une vieille habitation, repartit Plautius,
où je n'ai rien changé depuis que j'en ai
hérité.
La draperie qui séparait l'atrium du tablinum ayant
été tirée, la maison était ouverte
d'une extrémité à l'autre, et à
travers le tablinum, à travers le dernier
péristyle et la salle suivante (l'œcus), le regard
pénétrait jusqu'au jardin qui apparaissait comme
un tableau lumineux en un cadre sombre. Les rires joyeux d'un
enfant s'envolaient de là-bas jusqu'à
l'atrium.
— Ah ! chef, dit Pétrone, permets-nous d'entendre
de plus près ce rire franc, un rire aujourd'hui si
rare.
— Volontiers, répondit Aulus en se levant : c'est
mon petit Aulus et Lygie qui jouent à la balle. Mais
j'imagine, Pétrone, que tes jours se passent à
cela, rire.
— La vie est risible, et je ris..., repartit
Pétrone, mais ici le rire a un autre son.
— Au vrai, ajouta Vinicius, Pétrone ne rit pas tout
le jour : toute la nuit, plutôt !
Causant ainsi, ils traversèrent la maison dans toute sa
longueur et arrivèrent au jardin.
Pétrone jeta un regard rapide sur Lygie ; le petit Aulus
accourut dire bonjour à Vinicius qui, s'avançant,
s'inclina devant la belle jeune fille, immobile, sa balle
à la main, ses cheveux noirs en désordre
léger, essoufflée un peu et le rose aux
joues.
Mais au jardin, dans le triclinium ombragé de lierre, de
vigne et de chèvrefeuille, était assise Pomponia
Græcina ; ils allèrent la saluer. Pétrone la
connaissait, pour l'avoir vue chez Antistia, fille de Rubellius
Plaute, et aussi dans la maison des Sénèque et
chez Pollion. Il ne pouvait se défendre d'un certain
étonnement respectueux devant la mélancolie
sereine de ce visage, et cette noblesse d'attitude, de gestes,
de paroles.
Et maintenant même, dans ses remerciements pour les soins
donnés à Vinicius, il intercalait le mot «
domina », qui ne lui venait jamais à l'esprit
quand, par exemple, il causait avec Calvia Crispinilla,
Scribonie, Valérie, Solina et autres femmes du monde.
Après les saluts et les remerciements, il déplora
que Pomponia se fît voir si peu, qu'on ne la
rencontrât ni au cirque, ni à
l'amphithéâtre, — à quoi elle
répondit, placide et la main sur celle de son mari
:
— Nous devenons vieux, et tous deux nous aimons de plus en
plus le foyer domestique.
Pétrone voulut s'élever contre ce goût de la
retraite, mais Aulus Plautius ajouta de sa voix sifflante
:
— Et nous nous sentons de plus en plus étrangers
parmi des ges qui affublent de noms grecs même nos dieux
romains.
— Les dieux, il y a quelque temps déjà, sont
devenus des figures de rhétorique, répondit
négligemment Pétrone, et ce sont les Grecs qui
nous ont appris la rhétorique ; j'avoue qu'il m'est plus
facile de dire Héra que Junon, — et il marquait par
son regard qu'en présence de Pomponia l'évocation
de Junon s'imposait.
Puis il protesta contre ce qu'elle avait dit de la vieillesse
:
— En vérité, la vieillesse arrive vite, mais
plus ou moins vite selon que l'on a tel ou tel genre de vie ; et
il est des visages que Saturne paraît oublier.
Pétrone parlait non sans sincérité, car
Pomponia Græcina, bien qu'elle fût déjà sur
le revers de l'âge, avait conservé une rare
fraîcheur de teint ; et, comme elle avait la tête
petite et les traits délicats, malgré sa robe
sombre, malgré sa raideur et sa taciturnité, elle
apparaissait vraiment jeune, à certains moments.
Le petit Aulus, qui, lors du séjour de Vinicius, l'avait
pris en amitié, l'invita à jouer à la
balle. Derrière l'enfant, Lygie était
entrée dans le triclinium. Sous le rideau de lierre, avec
de petites lueurs miroitantes sur le visage, elle sembla
à Pétrone plus jolie qu'au premier coup d'œil, et
réellement. telle qu'une nymphe. Et, comme il ne lui
avait pas encore adressé la parole, il se leva, s'inclina
devant elle, et dit les paroles dont Ulysse salue Nausicaa
:
— Je suis à tes genoux... déesse ou
mortelle... |
Adriano Minardi - Édition Montgrédien, 1901 |
Pomponia elle-même fut sensible à
l'ingénieuse courtoisie de ce mondain. Quant à
Lygie, elle écoutait confuse et rosissante, les yeux
baissés. Mais bientôt un sourire espiègle
palpita au coin de ses lèvres ; une hésitation fit
vaciller gentiment les traits charmants de son visage ; et elle
répondit par les paroles de la Nausicaa, les citant tout
d'une haleine et un peu comme une leçon apprise par
cœur :
— Étranger, tu ne sembles pas un homme de basse
naissance ou de peu d'esprit...
Puis elle s'enfuit comme un oiseau qui s'effarouche.
C'était maintenant à Pétrone de
s'étonner ; il ne s'attendait pas à entendre un
vers d'Homère sortir de la bouche d'une jeune fille dont
Vinicius lui avait appris l'origine barbare. Il regarda donc
Pomponia d'un air interrogateur, mais elle souriait en voyant
l'orgueil que reflétait le visage de son mari.
Malgré ses préjugés de vieux Romain, qui
l'obligeaient à fulminer contre la langue grecque et sa
propagation, Aulus était heureux que cet homme si
cultivé, ce littérateur eût trouvé
dans sa maison quelqu'un capable de lui répondre dans la
langue même et par un vers d'Homère.
— Nous avons ici un pédagogue, un Grec, dit-il en
se tournant vers Pétrone, qui donne des leçons
à notre fils, et la fillette assiste à ces
leçons. Ce n'est encore qu'une bergeronnette, mais une
agréable petite bergeronnette, à laquelle nous
nous sommes habitués.
Pétrone regardait maintenant, à travers
le treillis de lierre et de chèvrefeuille, le
jardin et le trio qui s'y ébattait. Vinicius en
simple tunique lançait la balle que
s'efforçait d'empaumer, cambrée
souplement, Lygie. La jeune fille avait, tout d'abord,
semblé un peu frêle à
Pétrone. Mais, vue ainsi, dans la clarté
du jardin, elle apparaissait l'image vivante de
l'Aurore. Ah ! ce visage rose et diaphane, ces
lèvres faites pour le baiser, ces yeux d'azur
profond, et la blancheur de ce front d'albâtre,
et ces sombres cheveux aux reflets d'ambre et de
bronze, — et tout ce corps souple, svelte, jeune
d'une jeunesse de mai nouveau, de fleur
fraîchement éclose ! Cette
tanagréenne fillette était une harmonie
printanière. Et, telle une lampe où se
joue la lumière, ses formes rosées
révélaient l'âme de clarté
dont elles s'irradiaient.
Il pensa soudain à Chrysothémis et eut un
sourire amer. Dans sa mémoire, elle apparut,
avec ses cheveux poudrés d'or et ses sourcils
noircis, fabuleusement fanée, telle une feuille
de rose jaune et flétrie. Pourtant, cette
Chrysothémis, Rome entière la lui
enviait. — Vinicius a bon goût, pensa-t-il, et ma Chrysothémis date de la prise de Troie.
Se tournant vers Pomponia Græcina :
— Je comprends maintenant, domina, que,
près de ces deux êtres, vous
préfériez, aux festins du Palatin et au
cirque, votre maison. |
D. Mastroianni - Le jeu de balle - 1913 |
Le vieux chef se mit à raconter l'histoire de la jeune
fille et ce qu'il avait appris jadis d'Atelius Hister, au sujet
de ces Lygiens épars dans les brunies
septentrionales.
Les autres cependant avaient cessé de jouer.
S'étant promenés un peu, ils s'assirent. sur un
banc près de la piscine. Mais bientôt l'enfant se
leva pour aller taquiner les poissons. Et Vinicius continua la
conversation commencée pendant la promenade:
— Oui, disait-il d'une voix basse et tremblante, à
peine avais-je quitté la robe prétexte qu'on
m'envoyait aux légions d'Asie. Je n'ai pu connaître
la ville, ni la vie, ni l'amour. Enfant, j'allais à
l'école de Musonius qui nous répétait que
le bonheur consiste à vouloir ce que veulent les dieux
et, par conséquent, dépend de notre
volonté. Et moi, je pense qu'il y en a un autre, plus
grand et plus précieux et qui ne dépend pas de
notre volonté, — car l'amour seul peut le donner.
Ce bonheur, les dieux eux-mêmes le cherchent ; et moi,
Lygie, qui jusqu'à présent n'ai pas connu l'amour,
je veux marcher sur leurs traces, et je cherche aussi celle qui
voudra me donner le bonheur...
Il se tut, et l'on n'entendit un moment que le léger
clapotis de l'eau où le jeune Aulus jetait des cailloux
pour faire peur aux poissons. Puis il reprit d'une voix plus
tendre encore et plus basse :
— Tu connais certainement le fils de Vespasien, Titus. On
prétend qu'à peine hors de l'enfance, il
s'éprit de Bérénice au point que sa
malheureuse passion faillit lui être mortelle... Je
saurais aimer ainsi, ô Lygie. La richesse, la gloire, le
pouvoir, vaine fumée, néant. L'homme riche
trouvera plus riche que lui, la gloire de l'homme
célèbre sera éclipsée par une gloire
plus grande, le puissant cédera à un plus
puissant... Mais ni César ni même aucun dieu
n'éprouvera jamais plus de joie qu'un simple mortel qui
contre sa poitrine sent battre une poitrine chère, ou qui
baise des lèvres aimées... Ainsi l'amour nous
égale aux dieux, Lygie...
Elle écoulait comme elle eût écouté
le son d'une flûte grecque ou d'une cithare : musique
étrange qui s'infiltrait dans ses oreilles, remuait son
sang, et pénétrait son coeur de faiblesse,
d'épouvante et aussi d'une joie surnaturelle ; tout ce
qu'il disait existait déjà en elle auparavant,
mais lui était resté indistinct.
Sur les cyprès immobiles tombait une lumière
rouge, et toute l'atmosphère en était
imprégnée. Lygie leva sur Vinicius ses yeux comme
éveillés d'un songe et soudain, penché vers
elle, les yeux frémissants d'une prière, il lui
parut plus beau que tous les hommes, que tous les dieux dont
elle voyait les statues aux frontons des temples. Il prit
doucement son bras au-dessus du poignet et demanda :
—Ne devines-tu pas, Lygie, pourquoi je te parle ainsi,
à toi ?
— Non, chuchota-t-elle, si bas que Vinicius l'entendit à peine.
Mais il ne la crut pas, et lui serrant le bras plus fort, il
l'eût attirée sur son cœur, si, dans le
sentier bordé de myrte, ne s'était montré
le vieil Aulus, qui, s'approchant d'eux, leur dit :
— Le soleil décline ; prenez garde à la
fraîcheur du soir et ne plaisantez pas avec
Libitine.
— J'ai jeté là ma toge, répondit
Vinicius, et je ne sens pas le froid.
— Pourtant on n'aperçoit plus que la moitié
du disque au-dessus du Janicule, répliqua le vieux
guerrier. Parlez-moi du doux climat de cette Sicile, où
le peuple s'assemble le soir sur les places pour saluer en des
choeurs Phoebus qui se couche.
Et, abondamment, il célébra la Sicile, où
il avait une grande exploitation agricole. Souvent il avait
songé à y terminer ses jours. On a assez des
frimas de l'hiver, quand ils vous ont blanchi la tête. Les
feuilles ne tombent pas encore des arbres, et au-dessus de la
ville rit encore un ciel clément ; mais quand la vigne
aura jauni, quand la neige aura couvert les montagnes albaines,
et que les dieux souffleront sur la Campanie un vent hostile,
alors qui sait s'il ne se transportera pas avec toute sa famille
dans sa paisible retraite des champs ?
— Aurais-tu l'intention de quitter Rome, Plautius ?
demande Vinicius, inquiet.
— Depuis longtemps j'ai cette intention, répondit
Aulus, car là-bas la vie est plus tranquille et plus
sûre.
Derechef, il vanta ses vergers, ses troupeaux, sa maison
cachée dans la verdure, et les collines vêtues de
thym et de serpolet au-dessus desquelles bourdonne l'essaim des
abeilles. Mais Vinicius était sourd à cette note
bucolique. Il rêvait aux moyens de conquérir Lygie.
Parfois il regardait du côté de
Pétrone.
Cependant Pétrone, assis près de Pomponia, se
délectait au spectacle du soleil couchant, du jardin et
des formes humaines debout près du vivier. Les
vêtements, sur le fond sombre des myrtes, se doraient de
l'éclat de l'astre. A l'horizon occidental, les pourpres,
les violets évoluèrent vers l'opale ; la
voûte devint lilas ; les noires silhouettes des
cyprès accusèrent leur opacité ; la paix du
soir investit les hommes, les arbres, tout le jardin.
Pétrone fut étonné de ce calme ; sur le
visage. de Pomponia, du vieil Aulus, de leur fils et de Lygie,
il y avait quelque chose qu'il n'avait pas l'habitude de voir
sur les visages qui passaient dans ses nuits ; il sentit qu'une
sérénité lumineuse, émanée de
leur vie quotidienne, baignait les habilaills de l'insula, et
qu'il pouvait exister une beauté et un charme que lui,
toujours en quête de charme et de beauté, n'avait
jamais connus. Il ne put garder pour lui cette impression et, se
tournant vers Pomponia, il dit :
— Combien votre monde est différent de celui que
gouverne notre Néron
Elle leva son visage délicat vers la lueur
crépusculaire. el répondit avec simplicité
:
— Ce n'est pas Néron qui gouverne le monde, c'est
Dieu.
Il y eut un silence. On entendit dans l'allée les pas du
vieux chef, de Vinicius, de Lygie et du petit Aulus ; mais avant
que le groupe fût là, Pétrone demanda encore
:
— Tu crois donc aux dieux, Pomponia ?
— Je crois en Dieu, qui est Un, Juste et Tout-Puissant, répondit-elle.