Première partie, chapitre 4 - Le messager de César

Jan Styka -Le messager de César - Édition Flammarion 1901-1904

En effet, Pétrone tint sa promesse.

Le lendemain, après sa station chez Chrysothémis, il avait, à la vérité, dormi toute la journée ; mais le soir il s'était fait porter au Palatin, il avait eu avec Néron un entretien particulier, — et, le troisième jour, paraissait devant la maison de Plautius un centurion à la tête d'une quinzaine de prétoriens.

Par ce temps d'incertitude et de terreur, les envoyés de ce genre étaient souvent messagers de mort. Quand le centurion eut frappé du heurtoir la porte d'Aulus et que le surveillant de l'atrium annonça que des soldats étaient là, l'épouvante envahit la maison. Toute la famille entoura le vieux chef, car tous étaient convaincus qu'il était particulièrement menacé. Pomponia, jetant les bras au cou de son mari, se pressa contre lui, et ses lèvres bleuissantes marmonnaient de mystérieuses paroles ; Lygie, pâle comme un linge, lui baisait les mains ; le petit Aulus s'accrochait à sa toge. De toute la maison sortaient des essaims d'esclaves des deux sexes. On entendait des exclamations : « Heu! heu ! malheur ! » Les femmes sanglotaient ; quelques-unes déjà se lacéraient le visage, se couvraient la tête de leurs vêtements.

Seul le vieux chef, coutumier de la mort, restait impassible, el son court visage aquilin se ciselait dans la pierre. Après avoir apaisé les cris et ordonné aux serviteurs de se disperser :

— Laisse, Pomponia, dit-il. Si ma fin est arrivée, nous aurons le temps de nous faire nos adieux.

Et il l'écarta doucement ; mais elle dit : « Dieu fasse que ton sort soit aussi le mien, Aulus !» puis tomba à genoux, et se mit à prier.

Aulus passa dans l'atrium, où l'attendait le centurion. C'était le vieux Caïus Hasta, jadis son subalterne dans les guerres de Bretagne.

— Salut, chef, dit l'envoyé. Je t'apporte, de la part de César, un ordre et un salut ; voici les tablettes et le sceau qui prouvent que je viens en son nom.

— Je suis reconnaissant à César de son salut et j'exécuterai son ordre. Salut, Hasta, quel est ton message ?

— Aulus Plautius, commença Hasta, César a appris que dans ta maison séjourne la fille du roi des Lygiens, par ce roi remise aux Romains en garantie. Le divin Néron te remercie, ô chef, d'avoir donné l'hospitalité à cette jeune fille ; mais, ne voulant pas t'imposer cette charge plus longtemps, considérant en outre qu'en sa qualité d'otage la Lygienne doit être placée sous la protection de César même et du Sénat, il t'ordonne de la remettre entre mes mains.

Aulus était trop soldat et trop énergique pour proférer, à l'encontre d'un ordre, de vaines paroles de chagrin ou de récrimination. Cependant un pli de colère et de douleur creusa son front. Ce froncement faisait jadis trembler les légions de Bretagne ; et, même à ce moment, la crainte pâlit la face d'Hasta. Aulus examina les tablettes, le sceau, puis, levant les yeux sur le vieux centurion, il dit, plus calme :

— Attends dans l'atrium, Hasta ; on va te remettre l'otage.

Et il se rendit au fond de la maison, dans la salle où Pomponia Græcina, Lygie et le petit Aulus s'étaient réfugiés.

— Personne n'est menacé de mort ni d'exil dans les îles lointaines, dit-il ; pourtant, l'envoyé de César est un messager de malheur. Il s'agit de toi, Lygie.

— De Lygie ? s'écria Pomponia.

— Oui.

Et se tournant vers la jeune fille, il parla :

— Lygie, tu as été élevée dans notre maison, et nous t'aimons, Pomponia et moi, comme notre fille. Mais c'est à César qu'appartient ta tutelle. Or, César te réclame.

— Aulus ! s'écria Pomponia, la mort vaudrait mieux pour elle.

Lygie, blottie dans ses bras, répétait : « Ma mère ! ma mère ! » Le visage d'Aulus exprima de nouveau la colère et la douleur.

— Si j'étais seul au monde, dit-il d'une voix sombre, je ne la livrerais pas vivante ; et mes proches pourraient porter aujourd'hui même des offrandes à Jupiter Libérateur... Je vais me rendre chez César, et je le supplierai de revenir sur sa décision. M'écoutera-t-il ? je ne sais. En attendant, adieu, Lygie, et-sache bien que nous avons toujours béni le jour où tu t'es assise à notre foyer. Adieu, notre joie et la lumière de nos yeux !

Et vivement il retourna à l'atrium, pour ne pas se laisser étreindre par une émotion indigne d'un Romain et d'un chef.

Cependant Pomponia, ayant conduit Lygie au cubicule, lui disait, des paroles qui résonnaient étrangement dans cette maison, où, toujours assidu au lararium, Aulus Plautius consacrait des offrandes aux dieux domestiques.Le temps de l'épreuve est venu, disait Pomponia. Jadis Virginius perça la poitrine de sa propre fille, pour la délivrer d'Appius, et Lucrèce volontairement tarifa de sa vie son déshonneur. La maison de César est celle du déshonneur. Mais, si la loi, plus sainte, sous laquelle nous vivons toutes deux interdit d'attenter à la vie, elle permet aussi et ordonne de se défendre de l'opprobre, fût-ce au prix de la vie. Celui qui sort pur de l'antre de la corruption en a plus de mérite ; la terre est cet antre de corruption : mais, par bonheur, on n'y vit que la durée d'un clin d'œil, pour ressusciter du tombeau.

Puis elle dit les blessures de son cœur.

Son cher Aulus, il gardait une taie sur les yeux : la source de lumière n'avait pas encore jailli jusqu'à lui. Son fils, elle ne pouvait pas l'élever dans la vérité. Peut- être en serait-il toujours ainsi. Puis viendrait l'heure d'une séparation infiniment plus douloureuse et plus terrible que cette séparation momentanée dont elles souftraient toutes deux en ce moment, — et elle n'arrivait pas à concevoir comment, même au ciel, elle pourraitêtre heureuse sans eux. Elle avait déjà passé bien des
nuits à implorer la pitié et la grâce divines. Mais elle offrait sa souffrance à Dieu, elle attendait, elle avait confiance. Et, lorsqu'à présent un nouveau coup venait la frapper, que l'ordre d'un bourreau lui enlevait une tête chérie, elle avait encore foi en une force supérieure à celle de Néron, en une miséricorde qui passât sa méchanceté.

Elle embrassa plus fort la jeune fille ; celle-ci se laissa glisser à genoux et, cachant sa figure dans le peplum de Pomponia, elle resta longtemps silencieuse ; quand elle se releva, son visage était plus calme.

— Je souffre de te quitter, ma mère, de quitter mon père et mon frère, mais je sais que la résistance ne servirait de rien et vous perdrait tous. Du moins, dans la maison de César, je n'oublierai jamais tes paroles.

Puis. elle fit ses adieux au jeune Plautius, au vieillard grec qui leur servait à tous deux de précepteur, à sa lingère qui l'avait jadis nourrie, et à tous les esclaves.

L'un deux, un grand Lygien aux massives épaules, qu'on appelait à la maison Ursus, et qui était venu au camp des Romains en même temps que Lygie et sa mère, tomba aux pieds de Pomponia, disant :

— O domina, permets-moi de suivre ma maîtresse, pour la servir et pour veiller sur elle dans la maison de César.

— Tu n'es pas notre serviteur : tu es celui de Lygie, répondit Pomponia Græcina ; mais te laissera-t-on franchir la porte de César ?... Et par quel moyen parviendras-tu à veiller sur elle ?

— Je ne le sais pas ; je sais seulement que le fer se brise entre mes mains comme du bois...

Aulus Plautius, loin de s'opposer au désir d'Ursus, déclara que toute la suite de Lygie devait passer, avec elle, sous la protection de l'empereur. Outre Ursus, Pomponia adjoignit à Lygie la vieille lingère, deux Cypriotes, habiles coiffeuses, et deux jeunes filles de Germanie qui servaient aux bains : son choix tomba d'ailleurs exclusivement sur les adeptes de la nouvelle doctrine, qu'Ursus pratiquait aussi depuis plusieurs années.

Elle écrivit en outre quelques mots pour recommander Lygie à la protection d'Acté, l'affranchie de Néron.

Pomponia ne la rencontrait pas aux assemblées des adeptes, mais elle y avait entendu dire qu'Acté ne refusait jamais ses services aux chrétiens et lisait avidement les épîtres de Paul de Tarse.

Hasta se chargea de remettre lui-même la lettre à Acté. Il ne fit pas la moindre difficulté pour emmener au palais les serviteurs de Lygie, et se fût étonné plutôt qu'une tille de roi n'en eût pas un plus grand nombre. Aulus posa une dernière fois la main sur la tête de la jeune fille, et les soldats, reconduits par les cris du petit Aulus qui voulait défendre sa soeur et menaçait le centurion de ses poings débiles, emmenèrent Lygie à la maison de César.

Le vieux chef se fit préparer une litière et, en attendant qu'elle fût prête, s'enferma avec Pomponia dans la pinacothèque :

— Écoute-moi, Pomponia, dit-il. Je vais chez César, bien que je croie cette démarche vaine ; et, quoique la parole de Sénèque n'ait plus grand pouvoir sur Néron, j'irai aussi chez Sénèque. Aujourd'hui l'influence a passé à Sophonius, Tigellin, Pétrone, Vatinius... Quant à César, peut-être n'a-t-il jamais de sa vie entendu parler des Lygiens ; s'il a exigé qu'on lui remît Lygie, c'est parce que quelqu'un l'y a poussé : il est facile de deviner qui,.

— Pétrone ?

— Lui-même. Nous voilà récompensés d'avoir ouvert notre porte à des êtres sans honneur. Maudit soit l'instant où Vinicius passa notre seuil ! C'est lui qui nous amena Pétrone. Plaignons Lygie, car ce qu'ils veulent, ce n'est pas une otage, c'est une concubine. Jusqu'à ce jour, j'ai honoré les dieux ; mais, en ce moment, je crois qu'il n'y a pas de dieux, qu'il n'en existe qu'un, méchant, fou et monstrueux, Néron.

— Aulus, dit Pomponia, Néron n'est qu'une poignée de vile poussière devant Dieu.

Quand il eut enfin dominé la colère qui troublait ses idées :

— Pétrone ne nous l'a pas enlevée pour César, dit le vieux chef de sa voix sifflante, car il craindrait de s'aliéner Poppée ; c'est donc pour lui-même, ou bien pour Vinicius... Aujourd'hui même je le saurai.

Un instant après, la litière le portait vers le Palatin. Pomponia, restée seule, alla retrouver le petit Aulus qui ne cessait de pleurer sa soeur et de menacer César.