Première partie, chapitre 5 - Vaines démarches d'Aulus |
Aulus pensait bien qu'on ne le laisserait pas
pénétrer jusqu'à Néron. On
lui répondit, en effet, que César
était occupé à chanter avec le
joueur de luth Terpnos, et que, d'ailleurs, il ne
recevait que les personnes convoquées.
En revanche, Sénèque, quoique souffrant
de la fièvre, reçut le vieux chef.
— Je ne puis te rendre qu'un service,
généreux Plautius, dit-il avec un sourire
amer : c'est de ne jamais laisser voir à
César que mon cœur compatit à ta
douleur.
Il ne lui conseilla pas d'aller trouver Tigellin, ni
Vatinius, ni Vitellius. Peut-être avec de
l'argent pourrait-on en tirer quelque chose,
peut-être aussi voudraient-ils nuire à
Pétrone, dont ils minaient l'influence ; il
était plus probable qu'ils iraient rapporter
à César combien Lygie était
chère aux Plautius, et alors César la
garderait plus jalousement.
— Tu es resté muet, Plautius, tu es
resté muet pendant des années
entières : or César n'aime pas ceux qui
se taisent. Comment as-tu osé ne pas
t'enthousiasmer pour sa beauté, sa vertu, son
chant, sa déclamation, sa façon de
conduire, et ses vers ? ne pas glorifier le meurtre de
Britannicus, ne pas faire un panégyrique du
matricide, ne pas le féliciter d'avoir fait
étouffer Octavie ? |
Jan Styka - Sénèque - Édition Flammarion 1901-1904 |
Il prit un gobelet qu'il portait à sa ceinture, puisa de
l'eau dans l'impluvium, rafraîchit ses lèvres
brûlantes, et continua :
— Mais Néron a le cœur reconnaissant ! Il
t'aime, parce que tu as glorieusement servi Rome. Et, moi, il
m'aime aussi parce que j'ai été le maître de
sa jeunesse. C'est pourquoi, vois-tu, je suis convaincu que
cette eau n'est pas empoisonnée ; je la bois en toute
sécurité. Le vin serait moins sûr ; mais si
tu as soif, bois hardiment de cette eau. Les aqueducs
l'amènent ici des montagnes albaines, et pour
l'empoisonner, il faudrait empoisonner toutes les fontaines de
Rome. Tu vois qu'on peut encore vieillir tranquille. Certes, je
suis malade, mais c'est l'âme qui souffre
plutôt.
C'était la vérité. Sénèque
manquait de cette force d'âme que possédaient, par
exemple, Cornutus ou Thraseas ; sa vie était une suite de
complaisances pour le crime. Il savait pourtant qu'un disciple
de Zénon de Citium eût dû suivre une autre
voie, et cette pensée le faisait souffrir plus que la
crainte même de la mort.
Mais le chef interrompit ses réflexions amères
:
— Généreux Annaeus, dit-il,je n'ignore pas
comment César a récompensé les soins dont
tu as entouré ses jeunes années. Mais celui qui a
fait enlever notre enfant, c'est Pétrone. Dis-moi
les.moyens à employer, les influences auxquelles il
serait sensible, enfin, utilise toi-même auprès de
lui l'éloquence que ta vieille amitié pour moi
saura t'inspirer.
— Lui et moi, répondit Sénèque,
sommes dans deux camps opposés. De moyens à
employer je n'en connais aucun, et personne n'a sur lui
d'influence. Il se peut que Pétrone vaille mieux que les
coquins dont Néron s'entoure. Mais vouloir lui prouver
qu'il a commis une mauvaise action, c'est perdre son temps ; il
n'a plus la notion du bien et du mal. Prouve-lui que son
procédé est antiesthétique, il aura honte.
Quand je le verrai, je lui dirai : « Ta conduite est digne
d'un affranchi.» Si cela ne réussit pas, rien ne
réussira.
— Merci quand même, répondit le chef.
Puis il se fit porter chez Vinicius qu'il trouva faisant des
armes avec son laniste. Dès qu'ils furent seuls, la
colère d'Aulus jaillit en un torrent de reproches et
d'invectives. Mais Vinicius pâlit à la nouvelle de
l'attentat de façon si affreuse, que tout soupçon
s'envola de l'esprit d'Aulus. Le front du jeune homme
s'était couvert de gouttes de sueur ; ses yeux
fulguraient ; ses lèvres proféraient des questions
incohérentes. La jalousie et la rage le bouleversaient
tour à tour. Il lui semblait que Lygie, une fois franchi
le seuil de la maison de César, était
définitivement perdue pour lui. Mais quand Aulus
prononça le nom de Pétrone, un soupçon
traversa comme un éclair l'esprit du jeune soldat ;
Pétrone s'était moqué de lui : il voulait
s'attirer de nouvelles faveurs en offrant Lygie à
César, ou bien il prétendait qu'elle fût
sienne.
La violence était héréditaire dans la
famille de Vinicius.
— Chef, dit-il d'une voix entrecoupée ; sache bien
que Pétrone, quand il serait mon père, me rendra
compte de l'outrage fait à Lygie. Rentre chez toi et
attends-moi. Ni Pétrone ni César ne l'auront. Je
la tuerai plutôt, et moi avec elle !
Et il courut chez Pétrone.
Aulus rentra chez lui avec un peu d'espoir. Il rassura Pomponia,
et tous deux attendirent des nouvelles de Vinicius. Des heures
passèrent.
Le soir seulement on entendit le marteau heurter la
porte.
Un esclave entra, qui remit une lettre à Aulus. Elle
disait ceci :
MARCUS VINICIUS A AULUS PLAUTIUS, — Salut. Ce qui est arrivé est arrivé par la volonté de César, devant laquelle vous devez vous incliner, comme nous faisons, Pétrone et moi. »