Première partie, chapitre 9 - Sabina Poppée |
Lygie regrettait Pomponia Græcina, qu'elle aimait de toute
son âme, elle regrettait les Aulus et toute la maison ;
pourtant son désespoir fut de courte durée. Elle
avait même une certaine joie douce à se dire
qu'elle allait sacrifier l'aisance et le confort à sa
Vérité, et se condamner pour Elle à une vie
errante et incertaine. Peut-être, dans ces
spéculations, quelque curiosité enfantine
avait-elle un rôle, la curiosité de cette existence
dans des régions lointaines, parmi les Barbares et les
fauves, — mais davantage encore, la foi profonde qu'en
agissant de la sorte elle accomplissait le commandement du Divin
Maître, qui désormais veillerait sur elle son
enfant obéissante et dévouée. Ainsi, que
pouvait-il lui arriver ? Si des souffrances l'assaillaient, elle
les supporterait en Son nom. Si la mort, soudain, l'emportait,
le Christ la prendrait auprès de Lui, et un jour, quand
mourrait Pomponia, elles seraient réunies pour
l'éternité.
Comme il faisait déjà grand jour et que le soleil
illuminait le triclinium, Acté engagea Lygie à
prendre un repos nécessaire après une nuit
d'insornmie. Lygie ne fit point d'objection, et toutes deux se
rendirent au cubicule dont l'installation luxueuse datait encore
des rapports de l'affranchie avec César. Elles se
couchèrent côte à côte : mais
Acté, malgré la fatigue, ne put s'endormir. A sa
tristesse ordinaire venait se joindre une inquiétude que
jamais auparavant elle n'avait ressentie. La vie, jusqu'ici, lui
avait semblé écrasante et sans lendemain, mais
aujourd'hui, soudain, elle lui apparaissait ignoble. Dans sa
tête une confusion croissante se manifestait. De nouveau
la porte donnant sur la lumière s'entr'ouvrait et se
refermait tour à tour ; mais quand elle s'ouvrait, la
lumière l'éblouissait, et elle ne pouvait rien
discerner. Elle devinait pourtant qu'en cette lumière
était enclos quelque bonheur incommensurable,
auprès duquel tous les autres s'effaçaient si
absolument, que si par exemple César, éloignant
Poppée, revenait à elle, cela même serait
une broutille en comparaison. Et soudain, elle pensa que ce
César qu'elle aimait, et qu'involontairement elle
considérait comme une sorte de demi-dieu, était
une chose aussi nulle que le premier esclave venu, et que ce
palais aux colonnades de marbre ne l'emportait en rien sur un
tas de pierraille.
Jugeant que Lygie, dont l'horizon était lourd de menaces
et d'incertitude, ne devait point dormir non plus, Acté
se tourna vers elle pour causer du projet de fuite. Elle dort,
elle peut dormir ! songea Acté : c'est encore une
enfant...
Mais cette enfant préférait la misère
à la honte, la vie errante à la splendide maison
des Carines, aux atours, aux bijoux, aux festins, à la
voix des cithares et des luths.
Acté contemplait la dormeuse.
— Combien elle est différente de moi !
Le cœur de la jeune Grecque n'était point
accessible à l'envie. A la pensée des dangers qui
pesaient sur Lygie, elle fut prise d'une pitié immense.
Une espèce de sentiment maternel s'affirma. Elle couvrit
de caresses les sombres cheveux de l'enfant. Lygie dormait aussi
paisible que si elle se fût trouvée à la
maison, sous la garde de Pomponia. Ce n'est que vers le milieu
du jour qu'elle ouvrit les yeux : elle explora le cubicule d'un
regard ...stupéfait. Elle n'était donc pas chez
les Aulus ?
— C'est toi, Acté ? dit-elle enfin, apercevant dans
l'ombre le visage de la jeune femme.
— C'est moi, Lygie.
— Est-ce le soir déjà ?
— Non, mon enfant, l'après-midi.
— Ursus est-il revenu ?
— Ursus n'a pas dit qu'il reviendrait; il a dit qu'il
guetterait la litière, ce soir.
— C'est vrai.
Elles quittèrent le cubicule et se rendirent au bain.
Après le bain et après le déjeuner,
Acté conduisit Lygie dans les jardins du palais,
où nulle rencontre n'était à craindre,
César et ses intimes dormant encore. Pour la
première fois, Lygie voyait ces jardins splendides. Parmi
les cyprès, les pins, les chênes, les oliviers et
les myrtes, blanchoyait tout un peuple de statues ; la
poussière irisée des jets d'eau irrorait des
bocages de roses ; sur les étangs clairs, des cygnes se
prélassaient.
Après s'être promenées, elles s'assirent
dans un bosquet de cyprès, et se mirent à parler
de la fuite de Lygie. Acté était de moins en moins
sûre du succès de l'entreprise. Sa compassion pour
Lygie s'en accroissait. Elle songeait maintenant qu'il eût
été mille fois plus expédient d'essayer de
fléchir Vinicius.
— Ne penses-tu pas qu'on pourrait obtenir de Vinicius
qu'il te rendit à Pomponia ?
— Non. Dans la maison des Aulus, Vinicius était
tout autre ; il était très bon. Mais depuis ce
festin, j'ai peur de lui et je préfère aller chez
les Lygiens.
— Pourtant, chez Aulus, il te plaisait ? insista
Acté.
Elle baissa la tête :
— Oui.
Acté réfléchit un moment.
— Tu n'es pas une esclave comme je fus, moi. Tu es une
otage, et tu es la fille du roi des Lygiens. Les Aulus t'aiment
comme leur fille et je suis persuadée qu'ils
t'adopteraient. Vinicius pourrait t'épouser, Lygie.
Mais elle répondit encore plus tristement :
— Je préfère fuir chez les Lygiens.
— Veux-tu que j'aille immédiatement chez Vinicius ?
Oui, ma chérie, j'irai chez lui et je lui dirai :
« Vinicius, c'est une fille de roi, l'enfant chérie
du grand Aulus ; si tu l'aimes, rends-la aux Aulus, et ensuite,
va la chercher chez eux pour en faire ta femme. »
La jeune fille répondit d'une voix si
étouffée qu'Acté l'entendit à peine
:
— Je préfère m'enfuir...
Adriano Minardi - Édition Montgrédien, 1901 |
Un bruisselis de pas les interrompit, et, avant qu'Acté
eût pu voir qui s'approchait, devant le banc apparut
Poppée entourée de quelques esclaves. Deux femmes
agitaient légèrement au-dessus de sa tête
des écrans de plumes d'autruche. Une Éthiopienne,
aux seins gonflés de lait, portait dans ses bras un
bébé emmailloté de pourpre.
Poppée s'arrêta.
— Acté, les clochettes que tu as cousues sur
l'icuncula étaient mal cousues ; l'enfant en a
arraché une et l'a portée à ses
lèvres ; par bonheur, Lilith s'en est aperçu
à temps.
— Pardonne-moi, divine, dit Acté en croisant les mains sur sa poitrine et en baissant la tête.
Poppée considéra Lygie.
— Qu'est-ce que cette esclave ?
— Ce n'est point une esclave, divine Augusta : c'est
l'enfant adoptive de Pomponia Græcina, et la fille du roi
des Lygiens, qui l'a donnée en otage à Rome.
— Elle est venue te faire visite ?
— Non, Augusta. Depuis avant-hier, elle habite le
palais.
— Elle a assisté au festin ?
— Elle y a assisté.
— Par ordre de qui ?
— De César.
Poppée regarda avec plus d'attention la jeune fille, et
une ride se creusa entre ses sourcils. Jalouse de sa
suprématie, elle vivait dans une perpétuelle
angoisse de se voir supplanter par quelque concurrente heureuse,
comme elle avait supplanté Octavie. D'un coup d'œil,
elle avait jugé combien merveilleuse était la
beauté de Lygie.
— C'est une nymphe, tout simplement, se dit-elle.
Vénus lui a donné le jour. Dieux immortels ! elle
est aussi belle que moi et plus jeune !
Sous leurs cils dorés, ses yeux eurent un éclair
glacial. Mais, tournée vers Lygie et très calme en
apparence :
— Tu as parlé à César ?
— Non, Augusta.
— Pourquoi préfères-tu être ici que
chez les Aulus ?
— Je ne préfère pas. Pétrone a
poussé César à me reprendre à
Pomponia. Je suis ici contre mon gré...
— Et tu désirerais retourner auprès de Pomponia ?
Cette question fut posée d'une voix plus affable, er
Lygie eut un sursaut d'espérance.
— Augusta, dit-elle en tendant les mains, César va
me donner comme esclave à Vinicius. Mais tu
intercéderas pour moi et tu me rendras à
Pomponia...
— Ainsi Pétrone a poussé César
à te reprendre à Aulus pour te livrer à
Vinicius ?
— Oui. Vinicius a dit qu'il m'enverrait chercher
aujourd'hui même. Mais tu seras bonne et tu auras
pitié de moi.
Se baissant, elle saisit le bord de la robe de Poppée et
attendit, le cœur battant. Poppée la regarda avec
un sourire mauvais et dit :
— Alors, je te promets qu'aujourd'hui même tu seras
l'esclave de Vinicius.
Elle s'éloigna, vision prestigieuse et maléfique.
Aux oreilles de Lygie et d'Acte parvinrent les cris de l'enfant
qui s'était mis à pleurer. Les yeux de Lygie
étaient lourds de larmes. Elle prit Acté par la
main.
— Rentrons, dit-elle. Il ne faut espérer
d'assistance que d'où l'assistance peut venir.
... Elles se rendirent dans l'atrium qu'elles ne
quittèrent plus. Anxieuses, elles tendaient l'oreille au
bruit des pas. La conversation se brisait à tout moment,
et le silence planait, sourd et plein d'illusions
auditives...
A la nuit, la portière de l'antichambre ondula et un
homme au visage noirâtre et grêlé parut.
Lygie reconnut, pour l'avoir vu chez Pomponia, Atacin, un
affranchi de Vinicius. Acté eut un cri.
Atacin salua très bas et dit :
— Salut à la divine Lygie de la part de Marcus
Vinicius qui l'attend, auprès d'une table servie, dans sa
maison ornée de verdure.
— Je suis prête, dit-elle, les lèvres blanches.
Et elle entoura de ses bras le cou d'Acté, pour lui faire ses adieux.
Jan Styka - Les adieux de Lygie à Acté - Édition Flammarion, 1901-1904 |