Première partie, chapitre 8 - Ursus

Personne n'arrêta Ursus, personne ne lui demanda rien. Ceux des convives qui n'étaient pas encore sous la table avaient abandonné leurs places la valetaille, voyant une des invitées aux bras du géant, avait pensé que quelque esclave emportait sa maîtresse prise de vin. Du reste, Acté se trouvait auprès d'eux, et, sa présence eût dissipé tout soupçon.

Ils passèrent du triclinium à une salle contiguë et, de là, à la galerie qui conduisait aux appartements d'Acté.

Les forces de Lygie l'avaient tellement abandonnée, qu'elle pesait sur les bras d'Ursus comme une morte. Mais la fraîcheur de la brise matinale lui fit ouvrir les yeux. La clarté du jour s'affirmait peu à peu. Après avoir suivi un instant la colonnade, ils tournèrent vers un portique latéral donnant non point sur la cour d'honneur, mais sur les jardins, où déjà les flèches des pins et des cyprès se teintaient d'aurore.

Cette partie du palais était déserte ; la musique et les bruits du festin n'y parvenaient qu'indistincts. Il sembla à Lygie que, l'arrachant aux enfers, on l'avait portée au jour du bon Dieu. Ainsi, il y avait au monde autre chose que cet abject triclinium, il y avait le ciel, l'aurore, la lumière et le calme. Un désir de pleurer s'empara d'elle. Et se serrant contre Ursus, elle répéta la gorge soulevée de sanglots :

Jan Styka - Ursus - Édition Flammarion 1901-1904

— A la maison, Ursus ! A la maison ! chez les Aulus !

— Oui ! nous partirons ! disait le géant.

Cependant ils avaient atteint le petit atrium des appartements d'Acté. Ursus déposa Lygie sur un banc de marbre, auprès du jet d'eau, et la jeune femme se mit à l'exhorter au calme et à l'engager au repos, lui certifiant que nul danger ne la menaçait, attendu que les convives dormiraient jusqu'au soir. De longtemps, Lygie ne put se calmer. Elle comprimait ses tempes de ses mains et répétait comme un enfant :

— A la maison ! A la maison !

Ursus était prêt. Aux portes veillaient, il est vrai, des prétoriens ; mais, les soldats n'arrêtaient point ceux qui s'en allaient. Devant l'arc triomphal, c'était encore un grouillement de litières, et bientôt les gens allaient sortir par fournées. On n'arrêterait personne. Eux, se joindraient à la foule et iraient droit à la maison. Et puis, du reste, quoi ? sa reine ordonnait, — Ursus n'avait qu'à obéir. Il était là pour obéir.

Lygie répétait :

— Oui, Ursus, allons-nous-en.

Acté fut forcée d'être raisonnable pour eux. — Ils s'en iraient ! Fort bien ! Personne n'entraverait leur départ. Mais s'enfuir de la maison de César était un crime de lèse-majesté. Ils s'en iraient... Et le soir un centurion avec ses soldats apporterait la sentence de mort à Aulus, à Pomponia Græcina, et ramènerait Lygie au palais. Alors, elle serait perdue irrémédiablement. Si les Aulus la recevaient, leur mort était certaine. Il fallait qu'elle choisît entre la perte des Plautius et sa perte à elle. Avant le festin, elle avait espoir que Pétrone et Vinicius intercéderaient pour elle et la rendraient à Pomponia. Maintenant elle savait que c'étaient eux qui avaient suggéré à César l'idée de la reprendre aux Aulus. Nulle issue. Seul un miracle pouvait l'arracher à cet abîme, un miracle du Dieu tout-puissant.

— Acté, dit-elle avec désespoir, as-tu entendu ce que disait Vinicius, — que César lui a fait don de moi et que ce soir il m'enverrait chercher par ses esclaves et me prendrait dans sa maison ?

— J'ai entendu, dit Acté.

Ses bras s'écartèrent en un geste évasif : elle se tut. Le désespoir qui vibrait dans la voix de Lygie n'éveillait pas d'écho en son cœur. Elle-même avait été la maîtresse de Néron. Quoique foncièrement bonne, elle était incapable de sentir l'infamie d'une telle liaison. Naguère encore esclave, elle avait dans le sang la loi d'esclavage. Et elle aimait toujours Néron. S'il eût daigné revenir à elle, elle eût tendu les bras vers ce bonheur. Cette alternative s'offrait à Lygie : devenir la maîtresse de ce Vinicius, beau et jeune, ou bien vouer les Aulus et se vouer elle-même à une perte certaine. Et Acté ne concevait pas que la jeune fille pût hésiter.

— Dans la maison de César, dit-elle, tu ne serais pas plus en sûreté que dans celle de Vinicius.

Elle ne songeait pas que, bien qu'exactes, ses paroles signifiaient : « Résigne-toi à ton sort et deviens la concubine de Vinicius. » Mais Lygie, qui sentait encore sur ses lèvres la brûlure de baisers pleins d'un bestial désir, s'empourpra de honte.

— Jamais ! je ne resterai ni ici, ni chez Vinicius, jamais !

Acté fut surprise de cette révolte.

— Ainsi, demanda-t-elle, tu l'exècres tant ?

Mais Lygie ne put répondre, secouée par une nouvelle crise de sanglots. Acté l'attira sur sa poitrine et s'ingénia à la calmer. Ursus haletait lourdement et serrait les poings : son amour de chien fidèle ne pouvait supporter la vue de sa reine en larmes. Dans son cœur à demi sauvage, le désir montait de retourner dans la salle du festin, d'étrangler Vinicius et, au besoin, César. Pourtant, il hésitait à en faire la proposition à sa maîtresse : — cette action, à première vue fort simple, ne serait-elle point messéante à un adepte de l'Agneau crucifié ?

Acté, serrant Lygie dans ses bras, insistait :

— Alors, tu l'exècres à ce point ?

— Non, dit Lygie, il m'est défendu de l'exécrer, je suis chrétienne.

— Je sais, Lygie ; je sais aussi par les lettres de Paul de Tarse qu'il vous est défendu de vous soumettre au déshonneur et, plus que du péché, d'avoir peur de la mort. Mais, dis-moi, ta doctrine permet-elle de causer la mort d'autrui ?

— Non.

— Alors, comment oserais-tu attirer la vengeance de César sur la maison des Aulus ?

Il y eut un silence. De nouveau, un gouffre béait devant Lygie.

Et la jeune affranchie continuait :

— Je te fais cette question, parce que j'ai pitié de toi, et de la bonne Pomponia, et d'Aulus, et de leur enfant. J'habite depuis longtemps cette maison, et je sais ce que signifie la colère de César. Non ! Vous ne pouvez pas vous enfuir d'ici. Tu n'as qu'une chose à faire : supplie Vinicius de te rendre à Pomponia.

Mais Lygie glissa à genoux afin de supplier Quelqu'un d'autre. Après un moment, Ursus s'agenouilla aussi : et tous deux priaient, dans la maison de César.

Acté ne pouvait détacher ses yeux de Lygie, qui, tournée de profil, levait la tête et les mains vers le ciel, comme si elle eût attendu que de là vînt la délivrance. L'aurore inondait de lumière la nuit de ses cheveux et la blancheur de son peplum, et se mirait dans ses claires prunelles. Toute en clarté, elle semblait clarté elle-même. Son visage pâli, ses lèvres décloses, ses yeux implorateurs révélaient une exaltation surnaturelle. Et Acté comprit pourquoi Lygie ne pouvait devenir une concubine.

L'ancienne maîtresse de Néron voyait s'entr'ouvrir un voile derrière lequel se dessinait un inonde entièrement différent de celui qui lui était familier. Elle était stupéfaite de cette prière dans ce palais de crime et d'infamie. Tout à l'heure, il lui semblait qu'il n'y avait point d'issue pour Lygie ; maintenant, elle commençait à croire qu'il pourrait advenir une chose insolite, que se manifesterait une assistance formidable, devant laquelle César lui-même devrait courber le front, que du ciel descendraient des cohortes ailées qui prêteraient secours â la jeune fille, ou bien que le soleil lui ferait un lit de rayons et l'absorberait en son essence. A voir prier Lygie, nulle merveille ne lui semblait improbable.

Jan Styka - La prière - 1901-1904

Enfin, Lygie se releva, le visage rasséréné. Ursus se leva aussi et se tapit près du banc, regardant sa maîtresse et attendant qu'elle parlât.

Les yeux de Lygie s'embrumèrent. Deux grandes larmes glissèrent lentement sur ses joues.

— Dieu bénisse Pomponia et Aulus ! dit-elle. Je n'ai point le droit de causer leur perle, et je ne les reverrai plus jamais.

Puis, se tournant vers Ursus, elle dit que lui seul lui restait au monde, et que désormais il devrait lui être un protecteur et un père. S'ils ne pouvaient se réfugier chez les Aulus, ils ne pouvaient non plus rester chez César ni chez Vinicius. Ainsi, Ursus la prendrait, la ferait sortir de la ville, il la cacherait quelque part, où ne la découvriraient ni Vinicius ni ses gens. Elle le suivrait partout, même par delà les mers, par delà les monts, en des régions barbares, où jamais n'eût pénétré le nom romain ni la puissance romaine.

Le Lygien était prêt. En signe d'obéissance il lui baisa les pieds. Mais Acté s'était attendue à un miracle : son visage refléta la désillusion. Ainsi, c'était là tout l'effet de la prière ? S'enfuir du palais était commettre un crime de lèse-majesté qui serait vengé ; et même si Lygie parvenait à se cacher, César tirerait vengeance des Aulus. Si elle voulait fuir, elle n'avait qu'à fuir de chez Vinicius. De la sorte César, qui n'aimait point à se mêler des affaires d'autrui, ne consentirait peut-être point à aider Vinicius dans ses recherches.

C'était à peu près l'idée de Lygie. Les Aulus ne sauraient pas où elle se trouverait, — même Pomponia... Elle s'enfuirait en route, et non de chez Vinicius. Ivre, il avait eu l'imprudence de déclarer que, le soir, il enverrait ses esclaves la prendre. Mais Ursus la sauverait. Il viendrait, il l'enlèverait comme il l'avait enlevée du triclinium et ils s'en iraient droit devant eux. Personne ne pouvait affronter Ursus, — même le terrible lutteur du triclinium n'aurait pu lui résister. Mais comme Vinicius aurait peut-être la fantaisie de la faire escorter par de nombreux esclaves, Ursus irait immédiatement chez l'évêque Linus lui demander assistance et conseil. L'évêque ordonnerait aux chrétiens de se porter à la rescousse, on la délivrerait de vive force. Ensuite, Ursus trouverait moyen de la soustraire à la puissance romaine.

Son visage se fit rose et souriant. Elle se jeta au cou de l'affranchie et lui posa sur la joue sa bouche exquise, en chuchotant :

— Tu ne nous trahiras pas, Acté ? Non !

— Sur l'ombre de ma mère, je ne vous trahirai pas. Prie ton Dieu qu'Ursus trouve moyen de le délivrer.

Ursus regarda fixement devant lui, comme s'il eût voulu discerner des choses dans le passé, des choses très lointaines. Il murmurait :

— Vers nos forêts... Ah ! ces forêts, ces forêts...

Mais il secoua ses visions. — Donc, il irait immédiatement chez l'évêque et, le soir venu, avec cent hommes, il se mettrait à l'affût de la litière. Et des prétoriens pouvaient bien faire escorte ! Il ne conseillait à personne de s'aventurer sous ses poings, fût-ce à un homme cuirassé de fer ! Un honnête coup de poing sur un casque, — et gare à la tête que le casque couvre !

Lygie leva un doigt, et avec une dignité sévère et enfantine :

— Ursus ! « Tu ne tueras point.»

Le Lygien plaça derrière sa tête son bras pareil à une massue, et se mit à marmonner, en se frottant la nuque avec embarras, qu'il fallait pourtant qu'il la reprit, elle, sa clarté... Autant que possible, il s'efforcerait de... mais, si, involontairement...? Il fallait pourtant qu'il la reprît ! Enfin, s'il arrivait un malheur, il ferait si fort pénitence, il implorerait si fort l'innocent Agneau, que l'Agneau crucifié aurait pitié d'un pauvre homme... Il ne voudrait pas offenser l'Agneau, oh, non ! Seulement, il avait la main lourde...

Une grande émotion se peignit sur son visage, et, pour la dissimuler, il salua sa reine et dit :

— Donc, je m'en vais chez le saint évêque.

Acté entoura de ses bras le cou de Lygie et fondit en larmes... Une fois encore, elle avait compris qu'il existait un monde où la souffrance même était plus féconde en bonheur que toute cette existence de faste et de voluptés au palais de César. Une fois encore s'était, pour elle, entre-bâillée une porte sur l'infinie lumière. Mais, en même temps, elle se sentait indigne d'en franchir le seuil.