Chapitre 2 - A Sicca (suite)
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 |
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Ils étaient, d'ailleurs, les hommes du Nord
surtout, vaguement inquiets, troublés, malades
déjà. Ils se déchiraient les mains aux
dards des aloès ; de grands moustiques bourdonnaient
à leurs oreilles, et les dyssenteries
commençaient dans l'armée. Ils s'ennuyaient de
ne pas voir Sicca. Ils avaient peur de se perdre et
d'atteindre le désert, la contrée des sables et
des épouvantements. Beaucoup même ne voulaient
plus avancer. D'autres reprirent le chemin de Carthage.
Enfin le septième jour, après avoir suivi
pendant longtemps la base d'une montagne, on tourna
brusquement à droite ; alors apparut une ligne de
murailles posée sur des roches blanches et se
confondant avec elles. Soudain la ville entière se
dressa ; des voiles bleus, jaunes et blancs s'agitaient sur
les murs, dans la rougeur du soir. C'étaient les
prêtresses de Tanit, accourues pour rececevoir les
hommes. Elles se tenaient rangées sur le long du
rempart, en frappant des tambourins, en pinçant des
lyres, en secouant des crotales, et les rayons du soleil, qui
se couchait par derrière, dans les montagnes de la
Numidie, passaient entre les cordes des harpes où
s'allongeaient leurs bras nus. Les instruments, par
intervalles, se taisaient tout à coup, et un cri
strident éclatait, précipité, furieux,
continu, sorte d'aboiement qu'elles faisaient en se frappant
avec la langue les deux coins de la bouche. D'autres
restaient accoudées, le menton dans la main, et plus
immobiles que des sphinx, elles dardaient leurs grands yeux
noirs sur l'armée qui montait.
Bien que Sicca fût une ville sacrée, elle ne
pouvait contenir une telle multitude ; le temple avec ses
dépendances en occupait, seul, la moitié. Aussi
les Barbares s'établirent dans la plaine tout à
leur aise, ceux qui étaient disciplinés par
troupes régulières, et les autres, par nations
ou d'après leur fantaisie.
Les Grecs alignèrent sur des rangs parallèles
leurs tentes de peaux ; les Ibériens
disposèrent en cercle leurs pavillons de toile ; les
Gaulois se firent des baraques de planches ; les Libyens des
cabanes de pierres sèches, et les Nègres
creusèrent dans le sable avec leurs ongles des fosses
pour dormir. Beaucoup, ne sachant où se mettre,
erraient au milieu des bagages, et la nuit couchaient par
terre dans leurs manteaux troués.
La plaine se développait autour d'eux, toute
bordée de montagnes. Çà et là un
palmier se penchait sur une colline de sable, des sapins et
des chênes tachetaient les flancs des
précipices. Quelquefois la pluie d'un orage, telle
qu'une longue écharpe, pendait du ciel, tandis que la
campagne restait partout couverte d'azur et de
sérénité ; puis un vent tiède
chassait des tourbillons de poussière ; - et un
ruisseau descendait en cascades des hauteurs de Sicca
où se dressait, avec sa toiture d'or sur des colonnes
d'airain, le temple de la Vénus Carthaginoise,
dominatrice de la contrée. Elle semblait l'emplir de
son âme. Par ces convulsions des terrains, ces
alternatives de la température et ces jeux de la
lumière, elle manifestait l'extravagance de sa force
avec la beauté de son éternel sourire. Les
montagnes, à leur sommet, avaient la forme d'un
croissant ; d'autres ressemblaient à des poitrines de
femme tendant leurs seins gonflés, et les Barbares
sentaient peser par-dessus leurs fatigues un accablement qui
était plein de délices.
Spendius, avec l'argent de son dromadaire, s'était
acheté un esclave. Tout le long du jour il dormait
étendu devant la tente de Mâtho. Souvent il se
réveillait croyant dans son rêve entendre
siffler les lanières ; alors, en souriant, il se
passait les mains sur les cicatrices de ses jambes, à
la place où les fers avaient longtemps porté ; puis il se rendormait.
Mâtho acceptait sa compagnie, et quand il sortait,
Spendius, avec un long glaive sur la cuisse, l'escortait
comme un licteur ; ou bien Mâtho nonchalamment
s'appuyait du bras sur son épaule, car Spendius
était petit.
Un soir qu'ils traversaient ensemble les rues du camp, ils
aperçurent des hommes couverts de manteaux blancs ; parmi eux se trouvait Narr'Havas, le prince des Numides.
Mâtho tressaillit.
«Ton épée ! s'écria-t-il ; je veux
le tuer !
- Pas encore ! » fit Spendius en l'arrêtant.
Déjà Narr'Havas s'avançait vers
lui.
Il baisa ses deux pouces en signe d'alliance, rejetant la
colère qu'il avait eue sur l'ivresse du festin ; puis
il parla longuement contre Carthage, mais il ne dit pas ce
qui l'amenait chez les Barbares.
Etait-ce pour les trahir ou bien la République ? se
demandait Spendius ; et comme il comptait faire son profit de
tous les désordres, il savait gré à
Narr'Havas des futures perfidies dont il le
soupçonnait.
Le chef des Numides resta parmi les Mercenaires. Il
paraissait vouloir s'attacher Mâtho. Il lui envoyait
des chèvres grasses, de la poudre d'or et des plumes
d'autruche. Le Libyen, ébahi de ces caresses,
hésitait à y répondre ou à s'en
exaspérer. Mais Spendius l'apaisait, et Mâtho se
laissait gouverner par l'esclave, - toujours irrésolu
et dans une invincible torpeur, comme ceux qui ont pris
autrefois quelque breuvage dont ils doivent mourir.
Un matin qu'ils partaient tous les trois pour la chasse au
lion, Narr'Havas cacha un poignard dans son manteau. Spendius
marcha continuellement derrière lui ; et ils revinrent
sans qu'on eût tiré le poignard.
Une autre fois, Narr'Havas les entraîna fort loin,
jusqu'aux limites de son royaume. Ils arrivèrent dans
une gorge étroite ; Narr'Havas sourit en leur
déclarant qu'il ne connaissait plus la route ; Spendius la retrouva.
Mais le plus souvent Mâtho, mélancolique comme
un augure, s'en allait dès le soleil levant pour
vagabonder dans la campagne. Il s'étendait sur le
sable, et jusqu'au soir y restait immobile.
Il consulta l'un après l'autre tous les devins de
l'armée, ceux qui observent la marche des serpents,
ceui qui lisent dans les étoiles, ceux qui soufflent
sur la cendre des morts. Il avala du galbanum, du seseli et
du venin de vipère qui glace le cœur ; des femmes
nègres en chantant au clair de lune des paroles
barbares, lui piquèrent la peau du front avec des
stylets d'or ; il se chargeait de colliers et d'amulettes :
il invoqua tour à tour Baal-Kamon, Moloch, les sept
Cabires, Tanit et la Vénus des Grecs. Il grava un nom
sur une plaque de cuivre, et il l'enfouit dans le sable au
seuil de sa tenta. Spendius l'entendait gémir et
parler tout seul.
Une nuit il entra.
Mâtho, nu comme un cadavre, était couché
à plat ventre sur une peau de lion, la face dans les
deux mains ; une lampe suspendue éclairait ses armes,
accrochées sur sa tête contre le mât de la
tente.
«Tu souffres ? lui dit l'esclave. Que te faut-il ? réponds-moi ! » Et il le secoua par
l'épaule en l'appelant plusieurs fois :
«Maître ! maître ! ...»
Enfin Mâtho leva vers lui de grands yeux
troubles.
«Ecoute ! fit-il à voix basse, avec un doigt sur
les lèvres. C'est une colère des Dieux ! la
fille d'Hamilcar me poursuit ! J'en ai peur, Spendius ! » Il se serrait contre sa poitrine, comme un enfant
épouvanté par un fantôme. -
«Parle-moi ! je suis malade ! je veux guérir ! j'ai tout essayé ! Mais toi, tu sais peut-être
des Dieux plus forts ou quelque invocation
irrésistible ?
- Pourquoi faire ? demanda Spendius.
Il répondit, en se frappant la tête avec ses
deux poings :
«Pour m'en débarrasser ! »
Puis il disait, se parlant à lui-même, avec de
longs intervalles :
«Je suis sans doute la victime de quelque holocauste
qu'elle aura promis aux Dieux... Elle me tient attaché
par une chaîne que l'on n'aperçoit pas. Si je
marche, c'est qu'elle s'avance ; quand je m'arrête,
elle se repose ! Ses yeux me brûlent, j'entends sa
voix. Elle m'environne, elle me pénètre. Il me
semble qu'elle est devenue mon âme !
Et pourtant, il y a entre nous deux comme les flots
invisibles d'un océan sans bornes ! Elle est lointaine
et tout inaccessible ! La splendeur de sa beauté fait
autour d'elle un nuage de lumière ; et je crois, par
moments, ne l'avoir jamais vue... qu'elle n'existe pas... et
que tout cela est un songe ! »
Mâtho pleurait, ainsi dans les ténèbres ; les Barbares dormaient. Spendius, en le regardant, se
rappelait les jeunes hommmes qui, avec des vases d'or dans
les mains, le suppliaient autrefois, quand il promenait par
les villes son troupeau de courtisanes ; une pitié
l'émut, et il dit :
«Sois fort, mon maître ! Appelle ta
volonté et n'implore plus les Dieux, car ils ne se
détournent pas aux cris des hommes ! Te voilà
pleurant comme un lâche ! Tu n'es donc pas
humilié qu'une femme te fasse tant souffrir !
- Suis-je un enfant ? dit Mâtho. Crois-tu que je
m'attendrisse encore à leur visage et à leurs
chansons ? nous en avions à Drepanum pour balayer nos
écuries. J'en ai possédé au milieu des
assauts, sous les plafonds qui croulaient et quand la
catapulte vibrait encore ! ... Mais celle-là, Spendius,
celle-là ! ...»
L'esclave l'interrompit :
«Si elle n'était pas la fille
d'Hamilcar...
- Non ! s'écria Mâtho. Elle n'a rien d'une autre
fille des hommes ! As-tu vu ses grands yeux sous ses grands
sourcils, comme des soleils sous des arcs de triomphe ? Rappelle-toi : quand elle a paru, tous les flambeaux ont
pâli. Entre les diamants de son collier, des places sur
sa poitrine nue resplendissaient ; on sentait derrière
elle comme l'odeur d'un temple, et quelque chose
s'échappait de tout son être qui était
plus suave que le vin et plus terrible que la mort. Elle
marchait cependant, et puis elle s'est
arrêtée.»
Il resta béant, la tête basse, les prunelles
fixes.
«Mais je la veux ! il me la faut ! j'en meurs ! A
l'idée de l'étreindre dans mes bras, une fureur
de joie m'emporte, et cependant je la hais, Spendius ! je
voudrais la battre ! Que faire ? J'ai envie de me vendre pour
devenir son esclave. Tu l'as été, toi ! Tu
pouvais l'apercevoir ; parle-moi d'elle ! Toutes les nuits,
n'est-ce pas, elle monte sur la terrasse de son palais ? Ah ! les pierres doivent frémir sous ses sandales et les
étoiles se pencher pour la voir ! »
Il retomba tout en fureur, et râlant comme un taureau
blessé.
Puis Mâtho chanta : «Il poursuivait dans la
forêt le monstre femelle dont la queue ondulait sur les
feuilles mortes, comme un ruisseau d'argent.» Et en
traînant sa voix, il imitait la voix de Salammbô,
tandis que ses mains étendues faisaient comme deux
mains légères sur les cordes d'une lyre.
A toutes les consolations de Spendius, il lui
répétait les mêmes discours ; leurs nuits
se passaient dans ces gémissements et ces
exhortations.
Mâtho voulut s'étourdir avec du vin.
Après ses ivresses il était plus triste encore.
Il essaya de se distraire aux osselets, et il perdit une
à une les plaques d'or de son collier. Il se laissa
conduire chez les servantes de la Déesse ; mais il
descendit la colline en sanglotant, comme ceux qui s'en
reviennent des funérailles.
Spendius, au contraire, devenait plus hardi et plus gai. On
le voyait, dans les cabarets de feuillages, discourant au
milieu des soldats. Il raccommodait les vieilles cuirasses.
Il jonglait avec des poignards. Il allait pour les malades
cueillir des herbes dans les champs. Il était
facétieux, subtil, plein d'inventions et de paroles ; les Barbares s'accoutumaient à ses services ; il s'en
faisait aimer.
Cependant ils attendaient un ambassadeur de Carthage qui leur
apporterait, sur des mulets, des corbeilles chargées
d'or ; et toujours recommençant le même calcul,
ils dessinaient avec leurs doigts des chiffres sur le sable.
Chacun, d'avance, arrangeait sa vie ; ils auraient des
concubines, des esclaves, des terres ; d'autres voulaient
enfouir leur trésor ou le risquer sur un vaisseau.
Mais dans ce désoeuvrement les caractères
s'irritaient ; il y avait de continuelles disputes entre les
cavaliers et les fantassins, les Barbares et les Grecs, et
l'on était sans cesse étourdi par la voix aigre
des femmes.
Tous les jours, il survenait des troupeaux d'hommes presque
nus, avec des herbes sur la tête pour se garantir du
soleil ; c'étaient les débiteurs des riches
Carthaginois, contraints de labourer leurs terres, et qui
s'étaient échappés. Des Libyens
affluaient, des paysans ruinés par les impôts,
des bannis, des malfaiteurs. Puis la horde des marchands,
tous les vendeurs de vin et d'huile, furieux de n'être
pas payés, s'en prenaient à la
République ; Spendius déclamait contre elle.
Bientôt les vivres diminuèrent. On parlait de se
porter en masse sur Carthage et d'appeler les Romains.
Un soir, à l'heure du souper, on entendit des sons
lourds et fêlés qui se rapprochaient, et au
loin, quelque chose de rouge apparut dans les ondulations du
terrain.
C'était une grande litière de pourpre,
ornée aux angles par des bouquets de plumes
d'autruche. Des chaînes de cristal, avec des guirlandes
de perles, battaient sur sa tenture fermée. Des
chameaux la suivaient en faisant sonner la grosse cloche
suspendue à leur poitrail, et l'on apercevait autour
d'eux des cavaliers ayant une armure en écailles d'or
depuis les talons jusqu'aux épaules.
Ils s'arrêtèrent à trois cents pas du
camp, pour retirer des étuis qu'ils portaient en
croupe, leur bouclier rond, leur large glaive et leur casque
à la béotienne. Quelques-uns restèrent
avec les chameaux ; les autres se remirent en marche. Enfin
les enseignes de la République parurent,
c'est-à-dire des bâtons de bois bleu,
terminés par des têtes de cheval ou des pommes
de pin. Les Barbares se levèrent tous, en
applaudissant ; les femmes se précipitaient vers les
gardes de la Légion et leur baisaient les pieds.
La litière s'avançait sur les
épaules de douze Nègres, qui marchaient
d'accord à petits pas rapides. Ils allaient de
droite et de gauche, au hasard, embarrassés par
les cordes des tentes, par les bestiaux qui erraient et
les trépieds où cuisaient les viandes.
Quelquefois une main grasse, chargée de bagues,
entr'ouvrait la litière ; une voix rauque criait
des injures ; alors les porteurs s'arrêtaient,
puis ils prenaient une autre route à travers le
camp.
Mais les courtines de pourpre se relevèrent ; et
l'on découvrit sur un large oreiller une
tête humaine tout impassible et
boursouflée ; les sourcils formaient comme deux
arcs d'ébène se rejoignant par les
pointes ; des paillettes d'or étincelaient dans
les cheveux crépus, et la face était si
blême qu'elle semblait saupoudrée avec de
la rupure de marbre. Le reste du corps disparaissait
sous les toisons qui emplissaient la
litière.
Les soldats reconnurent dans cet homme ainsi
couché le suffète Hannon, celui qui avait
contribué par sa lenteur à faire perdre
la bataille des îles Aegates ; et, quant à
sa victoire d'Hécatompyle sur les Libyens, s'il
s'était conduit avec clémence,
c'était par cupidité, pensaient les
Barbares, car il avait vendu à son compte tous
les captifs, bien qu'il eût déclaré
leur mort à la République.
Lorsqu'il eut, pendant quelque temps, cherché
une place commode pour haranguer les soldats, il fit un
signe ; la litière s'arrêta, et Hannon,
soutenu par deux esclaves, posa ses pieds par terre, en
chancelant.
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Il avait des bottines en feutre noir, semées de
lunes d'argent. Des bandelettes, comme autour d'une momie,
s'enroulaient à ses jambes, et la chair passait entre
les linges croisés. Son ventre débordait sur la
jaquette écarlate qui lui couvrait les cuisses ; les
plis de son cou retombaient jusqu'à sa poitrine comme
des fanons de bœuf ; sa tunique, où des fleurs
étaient peintes, craquait aux aisselles ; il portait
une écharpe, une ceinture et un large manteau noir
à doubles manches lacées. L'abondance de ses
vêtements, son grand collier de pierres bleues, ses
agrafes d'or et ses lourds pendants d'oreilles ne rendaient
que plus hideuse sa difformité. On aurait dit quelque
grosse idole ébauchée dans un bloc de pierre ; car une lèpre pâle, étendue sur tout son
corps, lui donnait l'apparence d'une chose inerte. Cependant
son nez, crochu comme un bec de vautour, se dilatait
violemment, afin d'aspirer l'air, et ses petits yeux, aux
cils collés, brillaient d'un éclat dur et
métallique. Il tenait à la main une spatule
d'aloès, pour se gratter la peau.
Enfin deux hérauts sonnèrent dans leurs cornes
d'argent ; le tumulte s'apaisa, et Hannon se mit à
parler.
Il commença par faire l'éloge des Dieux et de
la République ; les Barbares devaient se
féliciter de l'avoir servie. Mais il fallait se
montrer plus raisonnables ; les temps étaient durs,
«et si un maître n'a que trois olives, n'est-il
pas juste qu'il en garde deux pour lui ? » Ainsi le
vieux suffète entremêlait son discours de
proverbes et d'apologues, tout en faisant des signes de
tête pour solliciter quelque approbation.
Il parlait punique, et ceux qui l'entouraient (les plus
alertes accourus sans leurs armes) étaient des
Campaniens, des Gaulois et des Grecs, si bien que personne
dans cette foule ne le comprenait. Hannon s'en
aperçut, il s'arrêta, et il se balançait
lourdement, d'une jambe sut l'autre, en
réfléchissant.
L'idée lui vint de convoquer les capitaines ; alors
ses hérauts crièrent cet ordre en grec, -
langage qui, depuis Xantippe, servait aux commandements dans
les armées carthaginoises.
Les gardes, à coups de fouet, écartèrent
la tourbe des soldats ; et bientôt les capitaines des
phalanges à la Spartiate et les chefs des cohortes
barbares arrivèrent, avec les insignes de leur grade
et l'armure de leur nation. La nuit était
tombée, une grande rumeur circulait par la plaine ; çà et là des feux brûlaient ; on
allait de l'un à l'autre, on se demandait :
«Qu'y a-t-il ? » et pourquoi le suffète ne
distribuait pas l'argent ?
Il exposait aux capitaines les charges infinies de la
République. Son trésor était vide. Le
tribut des Romains l'accablait. «nous ne savons plus
que faire ! ... Elle est bien à plaindre ! »
De temps à autre, ils se frottait les membres avec sa
spatule d'aloès, ou bien il s'interrompait pour boire
dans une coupe d'argent, que lui tendait un esclave, une
tisane faite avec de la cendre de belette et des asperges
bouillies dans du vinaigre ; puis ils s'essuyait les
lèvres à une serviette d'écarlate, et
reprenait :
«Ce qui valait un sicle d'argent vaut aujourd'hui trois
shekels d'or, et les cultures abandonnées pendant la
guerre ne rapportent rien ! Nos pêcheries de pourpre
sont à peu près perdues, les perles mêmes
deviennent exorbitantes ; à peine si nous avons assez
d'onguents pour le service des Dieux ! Quant aux choses de la
table, je n'en parle pas, c'est une calamité ! Faute
de galères, nous manquons d'épices, et l'on a
bien du mal à se fournir de silphium, à cause
des rébellions sur la frontière de
Cyrène. La Sicile, où l'on trouvait tant
d'esclaves, nous est maintenant fermée ! Hier encore,
pour un baigneur et quatre valets de cuisine, j'ai
donné plus d'argent qu'autrefois pour une paire
d'éléphants ! »
Il déroula un long morceau de papyrus ; et il lut,
sans passer un seul chiffre, toutes les dépenses que
le Gouvernement avait faites : tant pour les
réparations des temples, pour le dallage des rues,
pour la construction des vaisseaux, pour les pêcheries
de corail, pour l'agrandissement des Syssites, et pour des
engins dans les mines, au pays des Cantabres.
Mais les capitaines, pas plus que les soldats, n'entendaient
le punique, bien que les Mercenaires se saluassent en cette
langue. On plaçait ordinairement dans les
armées des Barbares quelques officiers carthaginois
pour servir d'interprètes ; après la guerre ils
s'étaient cachés de peur des vengeances, et
Hannon n'avait pas songé à les prendre avec lui ; d'ailleurs sa voix trop sourde se perdait au vent.
Les Grecs, sanglés dans leur ceinturon de fer,
tendaient l'oreille, en s'efforçant à deviner
ses paroles, tandis que des montagnards, couverts de
fourrures comme des ours, le regardaient avec défiance
ou bâillaient, appuyés sur leur massue à
clous d'airain. Les Gaulois inattentifs secouaient en
ricanant leur haute chevelure, et les hommes du désert
écoutaient immobiles, tout encapuchonnés dans
leurs vêtements de laine grise ; d'autres arrivaient
par derrière ; les gardes, que la cohue poussait,
chancelaient sur leurs chevaux, les Nègres tenaient au
bout de leurs bras des branches de sapin enflammées ; et le gros Carthaginois continuait sa harangue, monté
sur un tertre de gazon.
Cependant les Barbares s'impatientaient, des murmures
s'élevèrent, chacun l'apostropha. Hannon
gesticulait avec sa spatule ; ceux qui voulaient faire taire
les autres, criant plus fort, ajoutaient au tapage.
Tout à coup, un homme d'apparence chétive
bondit aux pieds d'Hannon, arracha la trompette d'un
héraut, souffla dedans, et Spendius (car
c'était lui) annonça qu'il allait dire quelque
chose d'important. A cette déclaration, rapidement
débitée en cinq langues diverses, grec, latin,
gaulois, libyque et baléare, les capitaines,
moitié riant, moitié surpris,
répondirent : - «Parle ! parle ! »
Spendius hésita ; il tremblait ; enfin s'adressant aux
Libyens, qui étaient les plus nombreux, il leur dit
:
«vous avez tous entendu les horribles menaces de cet
homme ! »
Hannon ne se récria pas, donc il ne comprenait point
le libyque ; et, pour continuer l'expérience, Spendius
répéta la même phrase dans les autres
idiomes des Barbares.
Ils se regardèrent étonnés ; puis tous,
comme d'un accord tacite, croyant peut-être avoir
compris, ils baissèrent la tête en signe
d'assentiment. Alors Spendius commença d'une voix
véhémente :
«Il a d'abord dit que tous les Dieux des autres peuples
n'étaient que des songes près des Dieux de
Carthage. Il vous a appelés lâches, voleurs,
menteurs, chiens et fils de chiennes ! La République,
sans vous (il a dit cela ! ), ne serait pas contrainte
à payer le tribut des Romains ; et par vos
débordements vous l'avez épuisée de
parfums, d'aromates, d'esclaves et de silphium, car vous vous
entendez avec les nomades sur la frontière de
Cyrène ! Mais les coupables seront punis ! Il a lu
l'énumération de leurs supplices ; on les fera
travailler au dallage des rues, à l'armement des
vaisseaux, à l'embellissement des Syssites, et l'on
enverra les autres gratter la terre dans les mines, au pays
des Cantabres.»
Spendius redit les mêmes choses aux Gaulois, aux Grecs,
aux Campaniens, aux Baléares. En reconnaissant
plusieurs des noms propres qui avaient frappé leurs
oreilles, les Mercernaires furent convaincus qu'il rapportait
exactement le discours du suffète. Quelques-uns lui
crièrent : «Tu mens ! » Leurs voix se
perdirent dans le tumulte des autres ; Spendius ajouta
:
«N'avez-vous pas vu qu'il a laissé en dehors du
camp une réserve de ses cavaliers ? A un signal ils
vont accourir pour vous égorger tous.»
Les Barbares se tournèrent de ce côté, et
comme la foule alors s'écartait, il apparut au milieu
d'elle, s'avançant avec la lenteur d'un fantôme,
un être humain tout courbé, maigre,
entièrement nu et caché jusqu'aux flancs par de
longs cheveux hérissés de feuilles
sèches, de poussière et d'épines. Il
avait autour des reins et autour des genoux des torchis de
paille, des lambeaux de toile ; sa peau molle et terreuse
pendait à ses membres décharnés, comme
des haillons sur des branches sèches ; ses mains
tremblaient d'un frémissement continu, et il marchait
en s'appuyant sur un bâton d'olivier.
Il arriva auprès des Nègres qui portaient les
flambeaux. Une sorte de ricanement idiot découvrait
ses gencives pâles ; ses grands yeux effarés
considéraient la foule des Barbares autour de
lui.
Mais, poussant un cri d'effroi, il se jeta derrière
eux, et il s'abritait de leurs corps ; il bégayait :
«Les voilà ! les voilà ! » en
montrant les gardes du Suffète, immobiles dans leurs
armures luisantes. Leurs chevaux piaffaient, éblouis
par la lueur des torches : elles pétillaient dans les
ténèbres ; le spectre humain se
débattait et hurlait : «Ils les ont tués ! »
A ces mots qu'il criait en baléare, des
Baléares arrivèrent et le reconnurent ; sans
leur répondre il répétait :
«Oui, tués tous, tous ! écrasés
comme des raisins ! Les beaux jeunes hommes ! les frondeurs ! mes compagnons, les vôtres ! »
On lui fit boire du vin, et il pleura ; puis il se
répandit en paroles.
Spendius avait peine à contenir sa joie, - tout en
expliquant aux Grecs et aux Libyens les choses horribles que
racontait Zarxas ; il n'y pouvait croire, tant elles
survenaient à propos. Les Baléares
pâlissaient, en apprenant comment avaient péri
leurs compagnons.
C'était une troupe de trois cents frondeurs
débarqués de la veille, et qui, ce
jour-là, avaient dormi trop tard. Quand ils
arrivèrent sur la place de Khamon, les Barbares
étaient partis et ils se trouvaient sans
défense, leurs balles d'argile ayant été
mises sur les chameaux avec le reste des bagages. On les
laissa s'engager dans la rue de Satheb, jusqu'à la
porte de chêne doublée de plaques d'airain ; alors le peuple, d'un seul mouvement, s'était
poussé contre eux.
En effet, les soldats se rappelèrent un grand cri ; Spendius, qui fuyait en tête des colonnes, ne l'avait
pas entendu.
Puis les cadavres furent placés dans les bras des
Dieux Pataeques qui bordaient le temple de Khamon. On leur
reprocha tous les crimes des Mercenaires : leur gourmandise,
leurs vols, leurs impiétés, leurs
dédains, et le meurtre des poissons dans le jardin de
Salammbô. On fit à leurs corps d'infâmes
mutilations ; les prêtres brillèrent leurs
cheveux pour tourmenter leur âme ; on les suspendit par
morceaux chez les marchands de viandes ; quelques-uns
même y enfoncèrent les dents, et le soir, pour
en finir, on alluma des bûchers dans les
carrefours.
C'étaient là ces flammes qui luisaient de loin
sur le lac. Nais quelques maisons ayant pris feu, on avait
jeté vite par-dessus les murs ce qui restait de
cadavres et d'agonisants ; Zarxas jusqu'au lendemain
s'était tenu dans les roseaux, au bord du lac ; puis
il avait erré dans la campagne, cherchant
l'armée d'après les traces des pas sur la
poussière. Le matin, il se cachait dans les cavernes ; le soir, il se remettait en marche, avec ses plaies
saignantes, affamé, malade, vivant de racines et de
charognes ; un jour enfin, il aperçut des lances
à l'horizon et il les avait suivies, car sa raison
était troublée â force de terreurs et de
misères.
L'indignation des soldats, contenue tant qu'il parlait,
éclata comme un orage ; ils voulaient massacrer les
gardes avec le suffète. Quelques-uns
s'interposèrent, disant qu'il fallait l'entendre et
savoir au moins s'ils seraient payés. Alors tous
crièrent : «Notre argent ! » Hannon leur
répondit qu'il l'avait apporté. On courut aux
avant-postes, et les bagages du Suffète
arrivèrent au milieu des tentes, poussés par
les Barbares. Sans attendre les esclaves, bien vite il
dénouèrent les corbeilles ; ils y
trouvèrent des robes d'hyacinte, des éponges,
des grattoirs, des brosses, des parfums, et des
poinçons en antimoine pour se peindre les yeux ; -le
tout appartenant aux Gardes, hommes riches accoutumés
à ces délicatesses. Ensuite on découvrit
sur un chameau une grande cuve de bronze : c'était au
Suffète pour se donner des bains pendant 1a route ; car il avait pris toutes sortes de précautions,
jusqu'à emporter, dans des cages, des belettes
d'Hécatompyle que l'on brûlait vivantes pour
faire sa tisane. Mais, comme sa maladie lui donnait un grand
appétit, il y avait, de plus, force comestibles et
force vins, de la saumure, des viandes et des poissons au
miel, avec des petits pots de Commagène, graisse d'oie
fondue recouverte de neige et de paille hachée. La
provision en était considérable ; à
mesure que l'on ouvrait les corbeilles, il en apparaissait,
et des rires s'élevaient comme des flots qui
s'entrechoquent.
Quant à la solde des Mercenaires, elle emplissait,
à peu près, deux couffes de sparterie ; on
voyait même, dans l'une de ces rondelles en cuir dont
la République se servait pour ménager le
numéraire ; et comme les Barbares paraissaient fort
surpris, Hannon leur déclara que, leurs comptes
étant trop difficiles, les Anciens n'avaient pas eu le
loisir de les examiner. On leur envoyait cela, en
attendant.
Alors tout fut renversé, bouleversé : les
mulets, les valets, la litière, les provisions, les
bagages. Les soldats prirent la monnaie dans les sacs pour
lapider Hannon. A grand'peine il put monter sur un âne ; il s'enfuyait en se cramponnant aux poils, hurlant,
pleurant, secoué, meurtri, et appelant sur
l'armée la malédiction de tous les Dieux. Son
large collier de pierreries rebondissait jusqu'à ses
oreilles. Il retenait avec ses dents son manteau trop long
qui traînait, et de loin les Barbares lui criaient : -
«Va-en, lâche ! pourceau ! égout de Moloch ! sue ton or et ta peste ! plus vite ! plus vite ! »
L'escorte en déroute galopait à ses
côtés.
Mais la fureur des Barbares ne s'apaisa pas. Ils se
rappelèrent que plusieurs d'entre eux, partis pour
Carthage, n'en étaient pas revenus ; on les avait
tués sans doute. Tant d'injustice les exaspéra,
et ils se mirent à arracher les piquets des tentes,
à rouler leurs manteaux, à brider leurs chevaux ; chacun prit son casque et son épée, en un
instant tout fut prêt. Ceux qui n'avaient pas d'armes,
s'élancèrent dans les bois pour se couper des
bâtons.
Le jour se levait ; les gens de Sicca réveillés
s'agitaient dans les rues. «Ils vont à
Carthage», disait-on, et cette rumeur bientôt
s'étendit par la contrée.
De chaque sentier, de chaque ravin, il surgissait des hommes.
On apercevait les pasteurs qui descendaient les montagnes en
courant.
Puis, quand les Barbares furent partis, Spendius fit le tour
de la plaine, monté sur un étalon punique et
avec son esclave qui menait un troisième cheval.
Une seule tente était restée. Spendius y
entra.
«Debout, maître ! lève-toi ! nous partons !
- Où donc allez-vous ? demanda Mâtho.
- A Carthage ! » cria Spendius.
Mâtho bondit sur le cheval que l'esclave tenait
à la porte.
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