Chapitre 2 - A Sicca |
![]() |
![]() |
![]() |
![]() |
Deux jours après, les Mercenaires sortirent
de Carthage. |
Ils défilèrent par la rue de Khamon et
la porte de Cirta, pêle-mêle, les archers
avec les hoplites, les capitaines avec les soldats, les
Lusitaniens avec les Grecs. Ils marchaient d'un pas
hardi, faisant sonner sur les dalles leurs lourds
cothurnes. Leurs armures étaient
bosselées par les catapultes et leurs visages
noircis par le hâle des batailles. Des cris
rauques sortaient des barbes épaisses ; leurs
cottes de mailles déchirées battaient sur
les pommeaux des glaives, et l'on apercevait, aux trous
de l'airain, leurs membres nus, effrayants comme des
machines de guerre. Les sarisses, les haches, les
épieux, les bonnets de feutre et les casques de
bronze, tout oscillait à la fois d'un seul
mouvement. Ils emplissaient la rue à faire
craquer les murs, et cette longue masse de soldats en
armes s'épanchait entre les hautes maisons
à six étages, barbouillées de
bitume. Derrière leurs grilles de fer ou de
roseaux, les femmes, la tête couverte d'un voile,
regardaient en silence les Barbares passer. |
![]() |
Tous, cependant, étaient oppressés par la
même inquiétude ; on avait peur que les
Barbares, en se voyant si forts, n'eussent la fantaisie de
vouloir rester. Mais ils partaient avec tant de confiance que
les Carthaginois s'enhardirent et se mêlèrent
aux soldats. On les accablait des serments,
d'étreintes. Quelques-uns même les engageaient
à ne pas quitter la ville, par exagération de
politique et audace d'hypocrisie. On leur jetait des parfums,
des fleurs et des pièces d'argent. On leur donnait dss
amulettes contre les maladies ; mais on avait craché
dessus trois fois pour attirer la mort, ou enfermé
dedans des poils de chacal qui rendent le cœur lâche.
On invoquait tout haut la faveur de Melkarth et tout bas sa
malédiction.
Puis vint la cohue des bagages, des bêtes de somme et
des traînards. Des malades gémissaient sur des
dromadaires ; d'autres s'appuyaient, en boitant, sur le
tronçon d'une pique. Les ivrognes emportaient des
outres, les voraces des quartiers de viande, des
gâteaux, des fruits, du beurre dans des feuilles de
figuier, de la neige dans des sacs de toile. On en voyait
avec des parasols à la main, avçc des
perroquets sur l'épaule. Ils se faisaient suivre par
des dogues, par des gazelles ou des panthères. Des
femmes de race libyque, montées sur des ânes,
invectivaient les négresses qui avaient
abandonné pour les soldats les lupanars de Malqua ; plusieurs allaitaient des enfants supendus à leur
poitrine dans une lanière de cuir. Les mulets, que
l'on aiguillonnait avec la pointe des glaives, pliaient
l'échine sous le fardeau des tentes ; et il y avait
une quantité de valets et de porteurs d'eau,
hâves, jaunis par les fièvres et tout sales de
vermine, écume de la plèbe carthaginoise, qui
s'attachait aux Barbares.
Quand ils furent passés, on ferma les portes
derrière eux, le peuple ne descendit pas des murs ; l'armée se répandit bientôt sur la
largeur de l'isthme.
Elle se divisait par masses inégales. Puis les lances
apparurent comme de hauts brins d'herbe, enfin tout se perdit
dans une traînée de poussière ; ceux des
soldats qui se retournaient vers Carthage, n'apercevaient
plus que ses longues murailles, découpant au bord du
ciel leurs créneaux vides.
Alors les Barbares entendirent un grand cri. Ils crurent que
quelques-uns d'entre eux, restés dans la ville (car
ils ne savaient pas leur nombre), s'amusaient à piller
un temple. Il rirent beaucoup à cette idée,
puis continuèrent leur chemin.
![]() |
Ils étaient joyeux de se retrouver, comme
autrefois, marchant tous ensemble dans la pleine
campagne ; et des Grecs chantaient la vieille chanson
des Mamertins : |
Pendant toute la nuit, on aperçut des feux qui
brûlaient à l'horizon, du côté de
Carthage ; ces lueurs, comme des torches géantes,
s'allongeaient sur le lac immobile. Personne, dans
l'armée, ne pouvait dire quelle fête on
célébrait.
Les Barbares, le lendemain, traversèrent une campagne
toute couverte de cultures. Les métairies des
patriciens se succédaient sur le bord de la route ; des rigoles coulaient dans des bois de palmiers ; les
oliviers faisaient de longues lignes vertes ; des vapeurs
roses flottaient dans les gorges des collines ; des montagnes
bleues se dressaient par derrière. Un vent chaud
soufflait. Des caméléons rampaient sur les
feuilles larges des cactus. Les Barbares se ralentirent. Ils
s'en allaient par détachements isolés, ou se
traînaient les uns après les autres à de
longs intervalles. Ils mangeaient des raisins au bord des
vignes. Ils se couchaient dans les herbes, et ils regardaient
avec stupéfaction les grandes cornes des bœufs
artificiellement tordues, les brebis revêtues de peaux
pour protéger ieur laine, les sillons qui
s'entrecroisaient de manière à former des
losanges, et les socs de charrues pareils à des ancres
de navires, avec les grenadiers que l'on arrosait de
silphium. Cette opulence de la terre et ces inventions de la
sagesse les éblouissaient.
Le soir ils s'étendirent sur les tentes sans les
déplier ; et, tout, en s'endormant la figure aux
étoiles, ils regrettaient le festin d'Hamilcar.
Au milieu du jour suivant, on fit halte sur le bord d'une
rivière, dans des touffes de lauriers-roses. Alors ils
jetèrent vite leurs lances, leurs boucliers, leurs
ceintures. Ils se lavaient en criant, ils puisaient dans leur
casque, et d'autres buvaient à plat ventre, tout au
milieu des bêtes de somme, dont les bagages
tombaient.
Spendius, assis sur un dromadaire volé dans les parcs
d'Hamilcar, aperçut de loin Mâtho, qui, le bras
suspendu contre la poitrine, nu-tête et la figure
basse, laissait boire son mulet, tout en regardant l'eau
couler. Aussitôt il courut à travers la foule,
en l'appelant : «Maître ! maître ! »
A peine si Mâtho le remercia de ses
bénédictions, Spendius n'y prenant garde se mit
à marcher derrière lui, et, de temps à
autre, il tournait des yeux inquiets du côté de
Carthage.
C'était le fils d'un rhéteur grec et d'une
prostituée campanienne. Il s'était d'abord
enrichi à vendre des femmes ; puis, ruiné par
un naufrage, il avait fait la guerre contre les Romains avec
les pâtres du Samnium. On l'avait pris, il
s'était échappé ; on l'avait repris, et
il avait travaillé dans les carrières,
haleté dans les étuves, crié dans les
supplices, passé par bien des maîtres, connu
toutes les fureurs. Un jour enfin, par désespoir, il
s'était lancé à la mer du haut de la
trirème où il poussait l'aviron. Des matelots
d'Hamilcar l'avaient recueilli mourant et amené
à Carthage dans l'ergastule de Mégara. Mais,
comme on devait rendre aux Romains leurs transfuges, il avait
profité du désordre pour s'enfuir avec les
soldats.
Pendant toute la route, il resta près de Mâtho ; il lui apportait à manger, il le soutenait pour
descendre, il étendait un tapis, le soir, sous sa
tête. Mâtho finit par s'émouvoir de ces
prévenances, et peu à peu il desserra les
lèvres.
Il était né dans le golfe des Syrtes. Son
père l'avait conduit en pèlerinage au temple
d'Ammon. Puis il avait chassé les
éléphants dans les forêts des Garamantes.
Ensuite, il s'était engagé au service de
Carthage. On l'avait nommé tétrarque à
la prise de Drépanum. La République lui devait
quatre chevaux, vingt-trois médines de froment et la
solde d'un hiver. Il craignait les Dieux et souhaitait mourir
dans sa patrie.
Spendius lui parla de ses voyages, des peuples et des temples
qu'il avait visités, et il connaissait beaucoup de
choses ; il savait faire des sandales, des épieux, des
filets, apprivoiser les bêtes farouches et cuire des
poissons.
Parfois s'interrompant, il tirait du fond de sa gorge un cri
rauque ; le mulet de Mâtho pressait son allure ; les
autres se hâtaient pour les suivre, puis Spendius
recommençait, toujours agité par son angoisse.
Elle se calma, le soir du quatrième jour. Ils
marchaient côte à côte, à la droite
de l'année, sur le flanc d'une colline : la plaine, en
bas, se prolongeait, perdue dans les vapeurs de la nuit. Les
lignes des soldats défilant au-dessous d'eux,
faisaient dans l'ombre des ondulations. De temps à
autre elles passaient sur les éminences
éclairées par la lune ; alors une étoile
tremblait à la pointe des piques, les casques un
instant miroitaient, tout disparaissait, et il en survenait
d'autres, continuellement. Au loin, des troupeaux
réveillés bêlaient, et quelque chose
d'une douceur infinie semblait s'abattre sur la terre.
Spendius, la tête renversée et les yeux à
demi clos, aspirait avec de grands soupirs la fraîcheur
du vent ; il écartait les bras en remuant ses doigts
pour mieux sentir cette caresse qui lui coulait sur le corps.
Désespoirs de vengeance, revenus, le transportaient.
Il colla sa main contre sa bouche afin d'arrêter ses
sanglots, et à demi pâmé d'ivresse, il
abandonnait le licol de son dromadaire qui avançait
à grands pas réguliers. Mâtho
était retombé dans sa tristesse ; ses jambes
pendaient jusqu'à terre, et les herbes, en fouettant
ses cothurnes, faisaient un sifflement continu.
Cependant, la route s'allongeait sans jamais en finir. A
l'extrémité d'une plaine, toujours on arrivait
sur un plateau de forme ronde ; puis on redescendait dans une
vallée, et les montagnes qui semblaient boucher
l'horizon, à mesure que l'on approchait d'elles, se
déplaçaient comme en glissant. De temps
à autre, une rivière apparaissait dans la
verdure des tamarix, pour se perdre au tournant des collines.
Parfois, se dressait un énorme rocher, pareil à
la proue d'un vaisseau ou au piédestal de quelque
colosse disparu.
On rencontrait, à des intervalles réguliers, de
petits temples quadrangulaires, servant aux stations des
pèlerins qui se rendaient à Sicca. Ils
étaient fermés comme des tombeaux. Les Libyens,
pour se faire ouvrir, frappaient de grands coups contre la
porte. Personne de l'intérieur ne
répondait.
Puis les cultures se firent plus rares. On entrait tout
à coup sur des bandes de sable,
hérissées de bouquets épineux. Des
troupeaux de moutons broutaient parmi les pierres : une
femme, la taille ceinte d'une toison bleue, les gardait. Elle
s'enfuyait en poussant des cris, dès qu'elle
apercevait entre les rochers les piques des soldats.
Ils marchaient dans une sorte de grand couloir bordé
par deux chaînes de monticules rougeâtres, quand
une odeur nauséabonde vint les frapper aux narines, et
ils crurent voir au haut d'un caroubier quelque chose
d'extraordinaire : une tête de lion se dressait
au-dessus des feuilles.
Ils y coururent. C'était un lion,
attaché à une croix par les quatre
membres comme un criminel. Son mufle énorme lui
retombait sur la poitrine, et ses deux pattes
antérieures, disparaissant à demi sous
l'abondance de sa crinière, étaient
largement écartées comme les deux ailes
d'un oiseau. Ses côtes, une à une,
saillissaient sous sa peau tendue ; ses jambes de
derrière, clouées l'une contre l'autre,
remontaient un peu ; et du sang noir, coulant parmi ses
poils, avait amassé des stalactites au bas de sa
queue qui pendait toute droite le long de la croix. Les
soldats se divertirent autour ; ils l'appelaient consul
et citoyen de Rome et lui jetèrent des cailloux
dans les yeux, pour faire envoler les moucherons. |
![]() |
![]() |
![]() |
![]() |