Chapitre 7 - Hamilcar Barca |
L'Annonciateur-des-Lunes qui veillait toutes les
nuits au haut du temple d'Eschmoûn, pour signaler
avec sa trompette les agitations de l'astre,
aperçut un matin, du côté de
l'Occident, quelque chose de semblable à un
oiseau frôlant de ses longues ailes la surface de
la mer. |
Elle s'avançait d'une façon orgueilleuse et
farouche, l'antenne toute droite, la voile bombée dans
la longueur du mât, en fendant l'écume autour
d'elle ; ses gigantesques avirons battaient l'eau en cadence ; de temps à autre l'extrémité de sa
quille, faite comme un soc de charrue, apparaissait, et sous
l'éperon qui terminait sa proue, le cheval à
tête d'ivoire, en dressant ses deux pieds, semblait
courir sur les plaines de la mer.
Autour du promontoire, comme le vent avait cessé, la
voile tomba, et l'on aperçut auprès du pilote
un homme debout, tête nue ; c'était lui, le
suffète Hamilcar ! Il portait autour des flancs des
lames de fer qui reluisaient ; un manteau rouge s'attachant
à ses épaules laissait voir ses bras ; deux
perles très longues pendaient à ses oreilles,
et il baissait sur sa poitrine sa barbe noire, touffue.
Cependant la galère ballottée au milieu des
rochers côtoyait le môle, et la foule la suivait
sur les dalles en criant :
«Salut ! bénédiction ! Oeil de Khamon ! ah ! délivre-nous ! C'est la faute des Riches ! ils
veulent te faire mourir ! Prends garde à toi, Barca ! »
Il ne répondait pas, comme si la clameur des
océans et des batailles l'eût
complètement assourdi. Mais quand il fut sous
l'escalier qui descendait de l'Acropole, Hamilcar releva la
tête, et, les bras croisés, il regarda le temple
d'Eschmoûn. Sa vue monta plus haut encore, dans le
grand ciel pur ; d'une voix âpre, il cria un ordre
à ses matelots ; la trirème bondit ; elle
érafla l'idole établie à l'angle du
môle pour arrêter les tempêtes ; et dans le
port marchand plein d'immondices, d'éclats de bois et
d'écorces de fruits, elle refoulait, éventrait
les autres navires amarrés à des pieux et
finissant par des mâchoires de crocodile. Le peuple
accourait, quelques-uns se jetèrent à la nage.
Déjà elle se trouvait au fond, devant la porte
hérissée de clous. La porte se leva, et la
trirème disparut sous la voûte profonde.
Le Port-Militaire était complètement
séparé de la ville ; quand des ambassadeurs
arrivaient, il leur fallait passer entre deux murailles, dans
un couloir qui débouchait à gauche, devant le
temple de Khamoûn. Cette grande place d'eau, ronde
comme une coupe, avait une bordure de quais où
étaient bâties des loges abritant les navires.
En avant de chacune d'elles montaient deux colonnes, portant
à leur chapiteau des cornes d'Ammon ce qui formait une
continuité de portiques tout autour du bassin. Au
milieu, dans une île, s'élevait une maison pour
le Suffète-de-la-mer.
L'eau était si limpide que l'on apercevait le fond
pavé de cailloux blancs. Le bruit des rues n'arrivait
pas jusque-là, et Hamilcar, en passant, reconnaissait
les trirèmes qu'il avait autrefois
commandées.
Il n'en restait plus qu'une vingtaine peut-être,
à l'abri, par terre, penchées sur le flanc ou
droites sur la quille, avec des poupes très hautes et
des proues bombées, couvertes de dorures et de
symboles mystiques. Les chimères avaient perdu leurs
ailes, les Dieux-Pataeques leurs bras, les taureaux leurs
cornes d'argent ; - et toutes à moitié
dépeintes, inertes, pourries, mais pleines d'histoire
et exhalant encore la senteur des voyages, comme des soldats
mutilés qui revoient leur maître elles
semblaient lui dire : «C'est nous ! c'est nous ! et toi
aussi tu es vaincu ! »
Nul, hormis le Suffète-de-la-mer, ne pouvait entrer
dans la maison-amiral. Tant qu'on n'avait pas la preuve de sa
mort, on le considérait comme existant toujours. Les
Anciens évitaient par là un maître de
plus, et ils n'avaient pas manqué pour Hamilcar
d'obéir à la coutume.
Le Suffète s'avança dans les appartements
déserts. A chaque pas il retrouvait des armures, des
meubles, des objets connus qui l'étonnaient cependant,
et même sous le vestibule il y avait encore, dans une
cassolette, la cendre des parfums allumés au
départ pour conjurer Melkarth. Ce n'était pas
ainsi qu'il espérait revenir ! Tout ce qu'il avait
fait, tout ce qu'il avait vu se déroula dans sa
mémoire : les assauts, les incendies, les
légions, les tempêtes, Drepanum, Syracuse,
Lilybée, le mont Etna, le plateau d'Eryx, cinq ans de
batailles, - jusqu'au jour funeste où, déposant
les armes, on avait perdu la Sicile. Puis il revoyait des
bois de citronniers, des pasteurs avec des chèvres sur
des montagnes grises ; et son cœur bondissait à
l'imagination d'une autre Carthage établie
là-bas. Ses projets, ses souvenirs, bourdonnaient dans
sa tête, encore étourdie par le tangage du
vaisseau ; une angoisse l'accablait, et devenu faible tout
à coup, il sentit le besoin de se rapprocher des
Dieux.
Alors il monta au dernier étage de sa maison ; puis
ayant retiré d'une coquille d'or suspendue à
son bras une stapule garnie de clous, il ouvrit une petite
chambre ovale.
De minces rondelles noires, encastrées dans la
muraille et transparentes comme du verre,
l'éclairaient doucement. Entre les rangs de ces
disques égaux, des trous étaient
creusés, pareils à ceux des urnes dans les
columbarium. Ils contenaient chacun une pierre ronde,
obscure, et qui paraissait très lourde. Les gens d'un
esprit supérieur, seuls, honoraient ces abaddirs
tombés de la lune. Par leur chute, ils signifiaient
les astres, le ciel, le feu ; par leur couleur, la nuit
ténébreuse, et par leur densité, la
cohésion des choses terrestres. Une atmosphère
étouffante emplissait ce lieu mystique. Du sable
marin, que le vent avait poussé sans doute à
travers la porte, blanchissait un peu les pierres rondes
posées dans les niches. Hamilcar, du bout de son
doigt, les compta les unes après les autres ; puis il
se cacha le visage sous un voile de couleur safran, et,
tombant à genoux, il s'étendit par terre, les
deux bras allongés.
Le jour extérieur frappait contre les feuilles de
lattier noir. Des arborescences, des monticules, des
tourbillons, de vagues animaux se dessinaient dans leur
épaisseur diaphane ; et la lumière arrivait,
effrayante et pacifique cependant, comme elle doit être
par derrière le soleil, dans les mornes espaces des
créations futures. Il s'efforçait à
bannir de sa pensée toutes les formes, tous les
symboles et les appellations des Dieux, afin de mieux saisir
l'esprit immuable que les apparences dérobaient.
Quelque chose des vitalités planétaires le
pénétrait, tandis qu'il sentait pour la mort et
pour tous les hasards un dédain plus savant et plus
intime. Quand il se releva il était plein d'une
intrépidité sereine, invulnérable
à la miséricorde, à la crainte, et comme
sa poitrine étouffait il alla sur le sommet de la tour
qui dominait Carthage.
La ville descendait en se creusant par une courbe longue,
avec ses coupoles, ses temples, ses toits d'or, ses maisons,
ses touffes de palmiers, çà et là, ses
boules de verre d'où jaillissaient des feux, et les
remparts faisaient comme la gigantesque bordure de cette
corne d'abondance qui s'épanchait vers lui. Il
apercevait en bas les ports, les places, l'intérieur
des cours, le dessin des rues, les hommes tout petits presque
à ras des dalles. Ah ! si Hannon n'était pas
arrivé trop tard le matin des îles Aegates ! Ses
yeux plongèrent dans l'extrême horizon, et il
tendit du côté de Rome ses deux bras
frémissants.
La multitude occupait les degrés de l'Acropole. Sur la
place de Khamon on se poussait pour voir le Suffète
sortir, les terrasses peu à peu se chargeaient de
monde ; quelques-uns le reconnurent, on le saluait ; il se
retira, afin d'irriter mieux l'impatience du peuple.
Hamilcar trouva en bas, dans la salle, les hommes les plus
importants de son parti : Istatten, Subeldia, Hictamon,
Yeoubas et d'autres. Ils lui racontèrent tout ce qui
s'était passé depuis 1a conclusion de la paix :
l'avarice des Anciens, le départ des soldats, leur
retour, leurs exigences, la capture de Giscon, le vol du
Zaïmph, Utique secourue, puis abandonnée ; mais
aucun n'osa lui dire les événements qui le
concernaient. Enfin on se sépara, pour se revoir
pendant la nuit, à l'assemblée des Anciens,
dans le temple de Moloch.
Ils venaient de sortir quand un tumulte s'éleva en
dehors, à la porte. Malgré les serviteurs,
quelqu'un voulait entrer ; et comme le tapage redoublait,
Hamilcar commanda d'introduire l'inconnu.
On vit paraître une vieille négresse,
cassée, ridée, tremblante, l'air stupide, et
enveloppée jusqu'aux talons dans de larges voiles
bleus. Elle s'avança en face du Suffète, ils se
regardèrent l'un l'autre quelque temps ; tout à
coup Hamilcar tressaillit ; sur un geste de sa main, les
esclaves s'en allèrent. Alors, lui faisant signe de
marcher avec précaution, il l'entraîna par le
bras dans une chambre lointaine.
La négresse se jeta par terre, à ses pieds pour
les baiser ; il la releva brutalement.
«Où l'as-tu laissé, Iddibal ?
- Là-bas, Maître» ; et en se
débarassant de ses voiles, avec sa manche elle se
frotta la figure ; la couleur noire, le tremblement
sénile, la taille courbée, tout disparut.
C'était un robuste vieillard, dont la peau semblait
tannée par le sable, le vent et la mer. Une houppe de
cheveux blancs se levait sur son crâne, comme
l'aigrette d'un oiseau ; et, d'un coup d'oeil ironique, il
montrait par terre le déguisement tombé.
«Tu as bien fait, Iddibal ! C'est bien ! » Puis,
comme le perçant de son regard aigu : «Aucun
encore ne se doute ? ... »
Le vieillard lui jura par les Kabyres que le mystère
était gardé. Ils ne quittaient pas leur cabane
à trois jours d'Hadrumète, rivage peuplé
de tortues, avec des palmiers sur la dune.
- «Et selon ton ordre, ô Maître ! je lui apprends à lancer des javelots et
à conduire des attelages. |
«Mais, depuis quelque temps, une inquiétude
l'agite. Il regarde au loin les voiles qui passent sur la mer ; il est triste, il repousse le pain, il s'informe des Dieux
et il veut connaître Carthage.
- Non, non ! pas encore ! » s'écria le
Suffète.
Le vieil esclave parut savoir le péril qui effrayait
Hamilcar, et il reprit :
«Comment le retenir ? Il me faut déjà lui
faire des promesses, et je ne suis venu à Carthage que
pour lui acheter un poignard à manche d'argent avec
des perles tout autour.» Puis il conta qu'ayant
aperçu le Suffète sur la terrasse, il
s'était donné aux gardiens du port pour une des
femmes de Salammbô, afin de pénétrer
jusqu'à lui.
Hamilcar resta longtemps comme perdu dans ses
délibérations ; enfin il dit :
«Demain tu te présenteras à
Mégara, au coucher du soleil, derrière les
fabriques de pourpre, en imitant par trois fois le cri d'un
chacal. Si tu ne me vois pas, le premier jour de chaque lune
tu reviendras à Carthage. N'oublie rien ! Aime-le ! Maintenant, tu peux lui parler d'Hamilcar.»
L'esclave reprit son costume, et ils sortirent ensemble de la
maison et du port.
Hamilcar continua seul à pied, sans escorte, car les
réunions des Anciens étaient, dans les
circonstances extraordinaires, toujours secrètes, et
l'on s'y rendait mystérieusement.
D'abord il longea la face orientale de l'Acropole, passa
ensuite par le Marché-aux-herbes, les galeries de
Kinisdo, le Faubourg-des-parfumeurs. Les rares
lumières s'éteignaient, les rues plus larges se
faisaient silencieuses, puis des ombres glissèrent
dans les ténèbres. Elles le suivaient, d'autres
survinrent, et toutes se dirigeaient comme lui du
côté des Mappales.
Le temple de Moloch était bâti au pied d'une
gorge escarpée, dans un endroit sinistre. On
n'apercevait d'en bas que de hautes murailles montant
indéfiniment, telles que les parois d'un monstrueux
tombeau. La nuit était sombre, un brouillard
grisâtre semblait peser sur la mer. Elle battait contre
la falaise avec un bruit de râles et de sanglots ; et
des ombres peu à peu s'évanouissaient comme si
elles eussent passé à travers les murs.
Mais sitôt qu'on avait franchi la porte, on se trouvait
dans une vaste cour quadrangulaire, que bordaient des
arcades. Au milieu, se levait une mnsse d'architecture
â huit pans égaux. Des coupoles la surmontaient
en se tassant autour d'un second étage qui supportait
une manière de rotonde, d'où
s'élançait un cône à courbe
rentrante, terminé par une boule au sommet.
Des feux brûlaient dans des cylindres en filigrane,
emmanchés à des perches que portaient des
hommes. Ces lueurs vacillaient sous les bourrasques du vent
et rougissaient les peignes d'or fixant à la nuque
leurs cheveux tressés. Ils couraient, s'appelaient
pour recevoir les Anciens.
Sur les dalles, de place en place, étaient accroupis,
comme des sphinx, des lions énormes, symboles vivants
du Soleil dévorateur. Ils sommeillaient les
paupières entrecloses. Mais réveillés
par les pas et par les voix, ils se levaient lentement,
venaient vers les Anciens, qu'ils connaissaient à leur
costume, se frottaient contre leurs cuisses en bombant le dos
avec des bâillements sonores ; la vapeur de leur
haleine passait sur la lumière des torches.
L'agitation redoubla, des portes se fermèrent, tous
les prêtres s'enfuirent, et les Anciens disparurent
sous les colonnes qui luisaient autour du temple un vestibule
profond.
Elles étaient disposées de façon
à reproduire parleurs rangs circulaires, compris les
uns dans les autres, la période saturnienne contenant
les années, les années les mois, les mois les
jours, et se touchaient à la fin contre la muraille du
sanctuaire.
C'était là que les Anciens déposaient
leurs bâtons en corne de narval, - car une loi toujours
observée punissait de mort celui qui entrait à
la séance avec une arme quelconque. Plusieurs
portaient au bas de leur vêtement une déchirure
arrêtée par un galon de pourpre, pour bien
montrer qu'en pleurant la mort de leurs proche ils n'avaient
point ménagé leurs habits, et ce
témoignage d'affliction empêchait la fente de
s'agrandir. D'autres gardaient leur barbe enfermée
dans un petit sac de peau violette, que deux cordons
attachaient aux oreilles. Tous s'abordèrent en
s'embrassant poitrine contre poitrine. Ils entouraient
Hamilcar, ils le félicitaient ; on aurait dit des
frères qui revoient leur frère.
Ces hommes étaient généralement trapus,
avec des nez recourbés comme ceux des colosses
assyriens.
Quelques-uns cependant, par leurs pommettes plus saillantes,
leur taille plus haute et leurs pieds plus étroits,
trahissaient une origine africaine, des ancêtres
nomades. Ceux qui vivaient continuellement au fond de leurs
comptoirs avaient le visage pâle ; d'autres gardaient
sur eux comme la sévérité du
désert, et d'étranges joyaux scintillaient
à tous les doigts de leurs mains, hâlées
par des soleils inconnus. On distinguait les navigateurs au
balancement de leur démarche, tandis que les hommes
d'agriculture sentaient le pressoir, les herbes sèches
et la sueur de mulet. Ces vieux pirates faisaient labourer
des campagnes, ces ramasseurs d'argent équipaient des
navires, ces propriétaires de culture nourrissaient
des esclaves exerçant des métiers. Tous
étaient savants dans les disciplines religieuses,
experts en stratagèmes, impitoyables et riches. Ils
avaient l'air fatigués par de longs soucis. Leurs yeux
pleins de flammes regardaient avec défiance, et
l'habitude des voyages et du mensonge, du trafic et du
commandement, donnait à toute leur personne un aspect
de ruse et de violence, une sorte de brutalité
discrète et convulsive. D'ailleurs, l'influence du
Dieu les assombrissait.
Ils passèrent d'abord par une salle
voûtée, qui avait la forme d'un oeuf. Sept
portes, correspondant aux sept planètes,
étalaient contre sa muraille sept carrés de
couleur différente. Après une longue chambre,
ils entrèrent dans une autre salle pareille.
Un candélabre tout couvert de fleurs
ciselées brûlait au fond, et chacune de
ses huit branches en or portait dans un calice de
diamants une mèche de bissus. Il était
posé sur la dernière des longues marches
qui allaient vers un grand autel, terminé aux
angles par des cornes d'airain. Deux escaliers
latéraux conduisaient à son sommet aplati ; on n'en voyait pas les pierres ; c'était comme
une montagne de cendres accumulées, et quelque
chose d'indistinct fumait dessus, lentement. Puis au
delà, plus haut que le candélabre, et
bien plus haut que l'autel, se dressait le Moloch, tout
en fer, avec sa poitrine d'homme où
bâillaient des ouvertures. Ses ailes ouvertes
s'étendaient sur le mur, ses mains
allongées descendaient, jusqu'à terre ; trois pierres noires, que bordait un cercle jaune,
figuraient trois prunelles à son front, et,
comme pour beugler, il levait dans un effort terrible
sa tête de taureau. |
Les Anciens s'assirent sur les escabeaux
d'ébène, ayant mis par-dessus leur tête
la queue de leur robe. Ils restaient immobiles, les mains
croisées dans leurs larges manches, et le dallage de
nacre semblait un fleuve lumineux qui, ruisselant de l'autel
vers la porte, coulait sous leurs pieds nus.
Les quatre pontifes se tenaient au milieu, dos à dos,
sur quatre sièges d'ivoire formant la croix, le
grand-prêtre d'Eschmoûn en robe d'hyacinthe, le
grand-prêtre de Tanit en robe de lin blanc, le
grand-prêtre du Khamon en robe de laine fauve, et le
grand-prêtre de Moloch en robe de pourpre.
Hamilcar s'avança vers le candélabre. Il tourna
tout autour, en considérant les mèches qui
brûlaient, puis jeta sur elles une poudre
parfumée ; des flammes violettes parurent à
l'extrémité des branches.
Alors une voix aiguë s'éleva, une autre y
répondit ; et les cent Anciens, les quatre pontifes,
et Hamilcar debout, tous à la fois entonnèrent
un hymne, et répétant toujours les mêmes
syllabes et renforçant les sons, leurs voix montaient,
éclatèrent, devinrent terribles, puis, d'un
seul coup, se turent.
On attendit quelque temps. Enfin Hamilcar tira de sa poitrine
une petite statuette à trois têtes, bleue comme
du saphir, et il la posa devant lui. C'était l'image
de la Vérité, le génie même de sa
parole. Puis il la replaça dans son sein, et tous,
comme saisis d'une colère soudaine, crièrent
:
«Ce sont tes bons amis les Barbares ! Traître!
infâme ! Tu reviens pour nous voir périr,
n'est-ce pas ? Laissez-le parler ! - Non ! non ! »
Ils se vengeaient de la contrainte où le
cérémonial politique les avait tout à
l'heure obligés ; et bien qu'ils eussent
souhaité le retour d'Hamilcar, ils s'indignaient
maintenant de ce qu'il n'avait point prévenu leurs
désastres ou plutôt ne les avait pas subis comme
eux.
Quand le tumulte fut calmé, le pontife de Moloch se
leva :
«Nous te demandons pourquoi tu n'es pas revenu à
Carthage !
- Que vous importe ! » répondit
dédaigneusement le Suffète.
Leurs cris redoublèrent.
«De quoi m'accusez-vous ? J'ai mal conduit la guerre,
peut-être ? vous avez vu l'ordonnance de mes batailles,
vous autres qui laissez commodément à des
Barbares...
- Assez ! assez ! »
Il reprit, d'une voix basse, pour se faire mieux
écouter :
«Oh ! cela est vrai ! Je me trompe, lumières des
Baals ; il en est parmi vous d'intrépides ! Giscon,
lève-toi ! » Et, parcourant la marche de l'autel,
les paupières à demi fermées, comme pour
chercher quelqu'un, il répéta :
«Lève-toi, Giscon ! tu peux m'accuser, ils te
défendront ! Mais où est-il ? » Puis,
comme se ravisant : «Ah ! dans sa maison, sans doute ? entouré de ses fils, commandant à ses esclaves,
heureux, et comptant sur le mur les colliers d'honneur que la
patrie lui a donnés ! »
Ils s'agitaient avec des haussements d'épaules, comme
flagellés par des lanières. - «Vous ne
savez même pas s'il est vivant ou s'il est mort ! » Et sans se soucier de leurs clameurs, il disait
qu'en abandonnant le Suffète, c'était la
République qu'on avait abandonnée. De
même la paix romaine, si avantageuse qu'elle leur
parût, était plus funeste que vingt batailles.
Quelques-uns applaudirent, les moins riches du Conseil,
suspects d'incliner toujours vers le peuple ou vers la
tyrannie. Leurs adversaires, chefs des Syssites et
administrateurs, en triomphaient par le nombre ; les plus
considérables s'étaient rangés
près d'Hannon, qui siégeait à l'autre
bout de la salle, devant la haute porte, fermée par
une tapisserie d'hyacinthe.
Il avait peint avec du fard les ulcères de sa figure.
Mais la poudre d'or de ses cheveux lui était
tombée sur les épaules, où elle faisait
deux plaques brillantes, et ils paraissaient
blanchâtres, fins et crépus comme de la laine.
Des linges imbibés d'un parfum gras qui
dégouttelait sur les dalles, enveloppaient ses mains,
et sa maladie sans doute avait considérablement
augmenté, car ses yeux disparaissaient sous les plis
de ses paupières. Pour voir, il lui fallait se
renverser la tête. Ses partisans l'engageaient à
parler. Enfin, d'une voix rauque et hideuse :
«Moins d'arrogance, Barca ! nous avons tous
été vaincus ! Chacun supporte son malheur ! résigne-toi !
- Apprends-nous plutôt, dit en souriant Hamilcar,
comment tu as conduit tes galères dans la flotte
romaine ?
- J'étais chassé par le vent, répondit
Hannon.
- Tu fais comme le rhinocéros qui piétine dans
sa fiente : tu étales ta sottise ! tais-toi ! »
Et ils commencèrent à s'incriminer sur la
bataille des îles Aegates.
Hannon l'accusait de n'être pas venu à sa
rencontre.
«Mais c'eût été dégarnir
Eryx. Il fallait prendre le large ; qui t'empêchait ? Ah ! j'oubliais ! tous les éléphants ont peur
de la mer ! »
Les gens d'Hamilcar trouvèrent la plaisanterie si
bonne qu'ils poussèrent de grands rires. La
voûte en retentissait, comme si l'on eût
frappé des tympanons.
Hannon dénonça l'indignité d'un tel
outrage ; cette maladie lui étant survenue par un
refroidissement au siège d'Hécatompyle, et des
pleurs coulaient sur sa face comme une pluie d'hiver sur une
muraille en ruine.
Hamilcar reprit :
«Si vous m'aviez aimé autant que
celui-là, il y aurait maintenant une grande joie dans
Carthage ! Combien de fois n'ai-je pas crié vers vous ! et toujours vous me refusiez de l'argent !
- Nous en avions besoin, dirent les chefs des Syssites.
- Et quand mes affaires étaient
désespérées, - nous avons bu l'urine de
mulets et mangé les courroies de nos sandales, - quand
j'aurais voulu que les brins d'herbe fussent des soldats, et
faire des bataillons avec la pourriture de nos morts, vous
rappelez chez vous ce qui me restait de vaisseaux !
- Nous ne pouvions pas tout risquer, répondit
Baat-Baal, possesseur de mines d'or dans la
Gétulie-Carytienne.
- Que faisiez-vous cependant, ici, à Carthage, dans
vos maisons, derrière vos murs ? Il y a des Gaulois
sur l'Eridan qu'il fallait pousser, des Chananéens
à Cyrène qui seraient venus, et tandis que les
Romains envoient à Ptolémée des
ambassadeurs...
- Il nous vante les Romains, à présent ! »
Quelqu'un lui cria : «Combien t'ont-ils payé
pour les défendre ?
- Demande-le aux plaines du Brutium, aux ruines de Locres, de
Métaponte et d'Héraclée ! J'ai
brûlé tous leurs arbres, j'ai pillé tous
leurs temples, et jusqu'à la mort des petits-fils de
leurs petits-fils...
- Eh ! tu déclames comme un rhéteur ! fit
Kapouras, un marchand très illustre. Que veux-tu donc ?
- Je dis qu'il faut être plus ingénieux ou plus
terrible ! Si l'Afrique entière rejette votre joug,
c'est que vous ne savez pas, maîtres débiles,
l'attacher à ses épaules ! Agathoclès,
Régulus, Coepio, tous les hommes hardis n'ont
qu'à débarquer pour la prendre ; et quand les
Libyens qui sont à l'orient s'entendront avec les
Numides qui sont à l'occident, et que les Nomades
viendront du sud et les Romains du nord.» Un cri
d'horreur s'éleva. «Oh ! vous frapperez vos
poitrines, vous vous roulerez dans la poussière et
vous déchirerez vos manteaux ! N'importe ! il faudra
s'an aller tourner la meule dans Suburre et faire la vendange
sur les collines du Latium.»
Ils se battaient la cuisse droite pour marquer leur
scandale, et les manches de leurs robes se levaient
comme de grandes ailes d'oiseaux effarouchés.
Hamilcar, emporté par un esprit, continuait,
debout sur la plus haute marche de l'autel,
frémissant, terrible ; il levait les bras, et
les rayons du candélabre qui brûlait
derrière lui passaient entre ses doigts comme
des javelots d'or. |
Puis les Anciens se mirent à s'interroger. Leurs
intérêts, leur existence se trouvait
attaquée par les Barbares. Mais on ne pouvait les
vaincre sans le secours du Suffète ; et cette
considération, malgré leur orgueil, leur fit
oublier toutes les autres. On prit à part ses amis. Il
y eut des réconciliations intéressées,
des sous-entendus et des promesses. Hamilcar ne voulait plus
se mêler d'aucun gouvernement. Tous le
conjurèrent. Ils le suppliaient ; et comme le mot de
trahison revenait dans leurs discours, il s'emporta. Le seul
traître, c'était le Grand-Conseil, car
l'engagement des soldats expirant avec la guerre, ils
devenaient libres dès que la guerre était finie ; il exalta même leur bravoure et tous les avantages
qu'on en pourrait tirer en les intéressant â la
République par des donations, des
privilèges.
Alors Migdassan, un ancien gouverneur de provinces, dit en
roulant ses yeux jaunes :
«Vraiment, Barca, à force de voyager, tu es
devenu un Grec ou un Latin, je ne sais quoi ! Que parles-tu
de récompenses pour ces hommes ? Périssent dix
mille Barbares plutôt qu'un seul d'entre nous ! »
Les Anciens approuvaient de la tête en murmurant : -
«Oui, faut-il tant se gêner ? on en trouve
toujours !
- Et l'on s'en débarrasse commodément, n'est-ce
pas ? On les abandonne, ainsi que vous avez fait en
Sardaigne. On avertit l'ennemi du chemin qu'ils doivent
prendre, comme pour ces Gaulois dans la Sicile, ou bien on
les débarque au milieu de la mer. En revenant, j'ai vu
le rocher tout blanc de leurs os !
- Quel malheur ! fit impudemment Kapouras.
- Est-ce qu'ils n'ont pas cent fois tourné à
l'ennemi ? » exclamaient les autres.
Hamilcar s'écria :
«Pourquoi donc, malgré vos lois, les avez-vous
rappelés à Carthage ? Et quand ils sont dans
votre ville, pauvres et nombreux au milieu de toutes vos
richesses, l'idée ne vous vient pas de les affaiblir
par la moindre division ! Ensuite vous les congédiez
avec leurs femmes et avec leurs enfants, tous, sans garder un
seul otage ! Comptiez-vous qu'ils s'assassineraient pour vous
épargner la douleur de tenir vos serments ? vous les
haïssez, parce qu'ils sont forts ! vous me haïssez
encore plus, moi, leur maître ! Oh ! je l'ai senti,
tout à l'heure, quand vous me baisiez les mains, et
que vous vous reteniez tous pour ne pas les mordre ! »
Si les lions qui dormaient dans la cour fussent entrés
en hurlant, la clameur n'eût pas été plus
épouvantable. Mais le pontife d'Eschmoûn se
leva, et, les deux genoux l'un contre l'autre, les coudes au
corps, tout droit et les mains à demi ouvertes, il dit
:
«Barca, Carthage a besoin que tu prennes contre les
Mercenaires le commandement général des forces
puniques !
- Je refuse, répondit Hamilcar.
- Nous te donnerons pleine autorité, crièrent
les chefs des Syssites.
- Non !
- Sans aucun contrôle, sans partage, tout l'argent que
tu voudras, tous les captifs, tout le butin, cinquante zerets
de terre par cadavre d'ennemi.
- Non ! non ! parce qu'il est impossible de vaincre avec vous !
- Il en a peur !
- Parce que vous êtes lâches, avares, ingrats,
pusillanimes et fous !
- Il les ménage !
- Pour se mettre à leur tête, dit
quelqu'un.
- Et revenir sur nous» dit un autre ; et du fond de la
salle, Hannon hurla :
«Il veut se faire roi ! »
Alors ils bondirent, en renversant les sièges et les
flambeaux : leur foule s'élança vers l'autel ; ils brandissaient des poignards. Mais, fouillant sous ses
manches, Harailcar tira deux larges coulelas ; et à
demi courbé le pied gauche en avant, les yeux
flamboyants, les dents serrées, il les défiait,
immobile sous le candélabre d'or.
Ainsi, par précaution, ils avaient apporté des
armes ; c'était un crime ; ils se regardèrent
les uns les autres effrayés. Comme tous étaient
coupables, chacun bien vite se rassura ; et peu à peu,
tournant le dos au Suffète, ils redescendirent,
enragés d'humiliation. Pour la seconde fois, ils
reculaient devant lui. Pendant quelque temps, ils
restèrent debout. Plusieurs qui s'étaient
blessés les doigts les portaient à leur bouche
ou les roulaient doucement dans le bas de leur manteau, et
ils allaient s'en aller quand Hamilcar entendit ces paroles
:
«Eh ! c'est une délicatesse pour ne pas affliger
sa fille ! »
Une voix plus haute s'éleva :
«Sans doute, puisqu'elle prend ses amants parmi les
Mercenaires ! »
D'abord il chancela, puis ses yeux cherchèrent
rapidement Shahabarim. Mais, seul, le prêtre de Tanit
était resté à sa place ; et Hamilcar
n'aperçut de loin que son haut bonnet. Tous lui
ricanaient à la face. A mesure qu'augmentait son
angoisse leur joie redoublait, et, au milieu des
huées, ceux qui étaient par derrière
criaient :
«On l'a vu sortir de sa chambre !
- Un matin du mois de Tammouz !
- C'est le voleur du zaïmph !
- Un homme très beau !
- Plus grand que toi ! »
Il arracha sa tiare, insigne de sa dignité, - sa tiare
à huit rangs mystiques dont le milieu portait une
coquille d'émeraude - et à deux mains, de
toutes ses forces, il la lança par terre ; les cercles
d'or en se brisant reboudirent, et les perles
sonnèrent sur les dalles. Ils virent alors sur la
blancheur de son front une longue cicatrice ; elle s'agitait
comme un serpent entre ses sourcils ; tous ses membres
tremblaient. Il monta un des escaliers latéraux qui
conduisaient sur l'autel et il marchait dessus ! C'était se vouer au Dieu, s'offrir en holocauste. Le
mouvement de son manteau agitait les lueurs du
candélabre plus bas que ses sandales, et la poudre
fine, soulevée par ses pas, l'entourait comme un nuage
jusqu'au ventre. Il s'arrêta entre les jambes du
colosse d'airain. Il prit dans ses mains deux poignées
de cette poussière dont la vue seule faisait
frissonner d'horreur tous les Carthaginois, et il dit :
«Par les cent flambeaux de vos Intelligences ! par les
huit feux des Kabyres ! par les étoiles, les
météores et les volcans ! par tout ce qui
brûle ! par la soif du Désert et la salure de
l'Océan ! par la caverne d'Hadrumète et
l'empire des Ames ! par l'extermination ! par la cendre de
vos fils, et la cendre des frères de vos aïeux,
avec qui maintenant je confonds la mienne ! vous, les Cent du
Conseil de Carthage, vous avez menti en accusant ma fille ! Et moi, Hamilcar Barca, Suffète-de-la-mer, Chef des
Riches et Dominateur du peuple, devant
Moloch-à-tête-de-taureau, je jure :» On
s'attendait à quelque chose d'épouvantable,
mais il reprit d'une voix plus haute et plus calme :
«Que même je ne lui en parlerai pas ! »
Les serviteurs sacrés, portant des peignes d'or,
entrèrent, - les uns avec des éponges de
pourpre et les autres avec des branches de palmier. Ils
relevèrent le rideau d'hyacinthe étendu devant
la porte ; et par l'ouverture de cet angle, on aperçut
au fond des autres salles le grand ciel rose qui semblait
continuer la voûte, en s'appuyant à l'horizon
sur la mer toute bleue. Le soleil, sortant des flots,
montait. Il frappa tout à coup contre la poitrine du
colosse d'airain, divisé en sept compartiments que
fermaient des grilles. Sa gueule aux dents rouges s'ouvrait
dans un horrible bâillement ; ses naseaux
énormes se dilataient, le grand jour l'animait, lui
donnait un air terrible et impatient, comme s'il avait voulu
bondir au dehors pour se mêler avec l'astre, le Dieu,
et parcourir ensemble les immensités. Cependant les
flambeaux répandus par terre brûlaient encore,
en allongeant çà et là sur les
pavés de nacre comme des taches de sang. Les Anciens
chancelaient épuisés ; ils aspiraient à
pleins poumons la fraîcheur de l'air ; la sueur coulait
sur leurs faces livides ; à force d'avoir crié
ils ne s'entendaient plus. Mais leur colère contre le
Suffète n'était point calmée ; en
manière d'adieux ils lui jetaient des menaces, et
Hamilcar leur répondait :
«A la nuit prochaine, Barca, dans le temple
d'Eschmoûn !
- J'y serai !
- Nous te ferons condamner par les Riches !
- Et moi par le peuple !
- Prends garde de finir sur la croix !
- Et vous déchirés dans les rues ! »
Dès qu'ils furent sur le seuil de la cour, ils
reprirent un calme maintien.
Leurs coureurs et leurs cochers les attendaient à la
porte. La plupart s'en allèrent sur des mules
blanches.