Chapitre 7 - Hamilcar Barca (suite) |
Le Suffète sauta dans son char, prit les
rênes ; les deux bêtes, courbant leur encolure et
frappant en cadence les cailloux qui rebondissaient,
montèrent au grand galop toute la voie des Mappales,
et le vautour d'argent, à la pointe du timon, semblait
voler tant le char passait vite.
La roule traversait un champ, planté de longues
dalles, aiguës par le sommet, telles que des pyramides,
et qui portaient, entaillée à leur milieu, une
main ouverte comme si le mort couché dessous
l'eût tendue vers le ciel pour réclamer quelque
chose. Ensuite, étaient disséminées des
cabanes en terre, en branchages, en claies de joncs, toutes
de forme conique. De petits murs en cailloux, des rigoles
d'eau vive, des cordes de sparterie, des haies de nopals
séparaient irrégulièrement ces
habitations, qui se tassaient de plus en plus, en
s'élevant vers les jardins du Suffète. Mais
Hamilcar tendait ses yeux sur une grande tour dont les trois
étages faisaient trois monstrueux cylindres, le
premier bâti en pierres, le second en briques, et le
troisième, tout en cèdre, - supportant une
coupole de cuivre sur vingt-quatre colonnes de
genévrier, d'où retombaient, en manière
de guirlandes, des chaînettes d'airain
entrelacées. Ce haut édifice dominait les
bâtiments qui s'étendaient à droite, les
entrepôts, la maison-de-commerce, tandis que le palais
des femmes se dressait au fond des cyprès, -
alignés comme deux murailles de bronze.
Quant le char retentissant fut entré par la porte
étroite il s'arrêta sous un large hangar,
où des chevaux, retenus à des entraves,
mangeaient des tas d'herbes coupées.
Tous les serviteurs accoururent. Ils faisaient une multitude,
ceux qui travaillaient dans les campagnes, par terreur des
soldats, ayant été ramenés à
Carthage. Les laboureurs, vêtus de peaux de
bêtes, traînaient des chaînes rivées
à leurs chevilles ; les ouvriers des manufactures de
pourpre avaient les bras rouges comme des bourreaux ; les
marins, des bonnets verts ; les pêcheurs, des colliers
de corail ; les chasseurs, un filet sur l'épaule ; et
les gens de Mégara, des tuniques blanches ou noires,
des caleçons de cuir, des calottes de paille, de
feutre ou de toile, selon leur service ou leurs industries
différentes.
Par derrière se pressait une populace en haillons. Ils
vivaient, ceux-là, sans aucun emploi, loin des
appartements, dormaient la nuit dans les jardins,
dévoraient les restes des cuisines, - moisissure
humaine qui végétait à l'ombre du
palais. Hamilcar les tolérait, par prévoyance
encore plus que par dédain. Tous, en témoignage
de joie, s'étaient mis une fleur à l'oreille,
et beaucoup d'entre eux ne l'avaient jamais vu.
Mais des hommes, coiffés comme des sphinx et munis de
grands bâtons, s'élancèrent dans la
foule, en frappant de droite et de gauche. C'était
pour repousser les esclaves curieux de voir le maître,
afin qu'il ne fût pas assailli sous leur nombre et
incommodé par leur odeur.
Alors, tous se jetèrent à plat ventre en criant
: - «Oeil de Baal, que ta maison fleurisse ! » Et
entre ces hommes, ainsi couchés par terre dans
l'avenue des cyprès, l'intendant-des-intendants,
Abdalonim, coiffé d'une mitre blanche, s'avança
vers Hamilcar, un encensoir à la main.
Salammbô descendait alors l'escalier des
galères. Toutes ses femmes venaient derrière
elle ; et, à chacun de ses pas, elles descendaient
aussi. Les têtes des Négresses marquaient de
gros points noirs la ligne des bandeaux à plaques d'or
qui serraient le front des Romaines. D'autres avaient dans
les cheveux des flèches d'argent, des papillons
d'émeraudes, ou de longues aiguilles
étalées en soleil. Sur la confusion de ces
vêtements blancs, jaunes et bleus, les anneaux, les
agrafes, les colliers, les franges, les bracelets
resplendissaient ; un murmure d'étoffes
légères s'élevait ; on entendait le
claquement des sandales avec le bruit sourd des pieds nus
posant sur le bois : - et, çà et là, un
grand eunuque, qui les dépassait des épaules,
souriait la face en l'air. Quand l'acclamation des hommes se
fut apaisée, en se cachant le visage avec leurs
manches, elles poussèrent ensemble un cri bizarre,
pareil au hurlement d'une louve, et il était si
furieux et si strident qu'il semblait faire, du haut en bas,
vibrer comme une lyre le grand escalier d'ébène
tout couvert de femmes.
Le vent soulevait leurs voiles, et les minces tiges des
papyrus se balançaient doucement. On était au
mois de Schebaz, en plein hiver. Les grenadiers en fleurs se
bombaient sur l'azur du ciel, et à travers les
branches, la mer apparaissait avec une île au loin,
à demi perdue dans la brume.
Hamilcar s'arrêta, en apercevant Salammbô. Elle
lui était survenue après la mort de plusieurs
enfants mâles. D'ailleurs, la naissance des filles
passait pour une calamité dans les religions du
Soleil. Les Dieux, plus tard, lui avaient envoyé un
fils ; mais il gardait quelque chose de son espoir trahi et
comme l'ébranlement de la malédiction qu'il
avait prononcée contre elle. Salammbô,
cependant, continuait à marcher.
Des perles de couleurs variées descendaient
en longues grappes de ses oreilles sur ses
épaules et jusqu'aux coudes. Sa chevelure
était crêpée, de façon
à simuler un nuage. Elle portait, autour du cou,
de petites plaques d'or quadrangulaires
représentant une femme entre deux lions
cabrés ; et son costume reproduisait en entier
l'accoutrement de la Déesse. Sa robe
d'hyacinthe, à manches larges, lui serrait la
taille en s'évasant par le bas. Le vermillon de
ses lèvres faisait paraître ses dents plus
blanches, et l'antimoine de ses paupières ses
yeux plus longs. Ses sandales, coupées dans un
plumage d'oiseau, avaient des talons très hauts,
et elle était pâle extraordinairement,
à cause du froid sans doute. |
Cependant, il l'examinait avec une attention si âpre
que Salammbô troublée balbutia :
«On t'a dit, ô maître ! ...
- Oui ! je sais ! » fit Hamilcar à voix basse.
Etait-ce un aveu ? ou parlait-elle des Barbares ? Et il
ajouta quelques mots vagues sur les embarras publics qu'il
espérait à lui seul dissiper.
«O père ! s'exclama Salammbô, tu
n'effaceras pas ce qui est irréparable ! »
Alors il se recula, et Salammbô s'étonnait de
son ébahissement ; car elle ne songeait point à
Carthage mais au sacrilège dont elle se trouvait
complice. Cet homme, qui faisait trembler les légions
et qu'elle connaissait à peine, l'effrayait comme un
dieu ; il avait deviné, il savait tout, quelque chose
de terrible allait venir. Elle s'écria :
«Grâce ! »
Hamilcar baissa la tête, lentement.
Bien qu'elle voulût s'accuser, elle n'osait ouvrir les
lèvres ; et cependant elle étouffait du besoin
de se plaindre et d'être consolée. Hamilcar
combattait l'envie de rompre son serment. Il le tenait par
orgueil, ou par crainte d'en finir avec son incertitude : et
il la regardait en face, de toutes ses forces, pour saisir ce
qu'elle cachait au fond de son cœur.
Peu à peu, en haletant, Salammbô
s'enfonçait la tête dans les épaules,
écrasée par ce regard trop lourd. Il
était sûr maintenant qu'elle avait failli dans
l'étreinte d'un Barbare ; il frémissait, il
leva ses deux poings. Elle poussa un cri et tomba entre ses
femmes, qui s'empressèrent autour d'elle.
Harnilcar tourna les talons. Tous les intendants le
suivirent.
On ouvrit la porte des entrepôts, et il entra dans une
vaste salle ronde où aboutissaient, comme les rayons
d'une roue à son moyeu, de longs couloirs qui
conduisaient vers d'autres salles. Un disque de pierre
s'élevait au centre avec des balustres pour soutenir
des coussins accumulés sur des tapis. Le
Suffète se promena d'abord à grands pas rapides ; il respirait bruyamment, il frappait la terre du talon, il
se passait la main sur 1e front comme un homme harcelé
par les mouches. Mais il secoua la tête, et en
apercevant l'accumulation de ses richesses, il se calma ; sa
pensée, qu'attiraient les perspectives des couloirs,
se répandait dans les autres salles pleines de
trésors plus rares. Des plaques de bronze, des lingots
d'argent et des barres de fer alternaient avec les saumons
d'étain apportés des Cassitérides par la
mer Ténébreuse ; les gommes du pays des Noirs
débordaient de leurs sacs en écorce de palmier ; et la poudre d'or, tassée dans des outres, fuyait
insensiblement par les coutures trop vieilles. De minces
filaments, tirés des plantes marines, pendaient entre
les lins d'Egypte, de Grèce, de Taprobane et de
Judée ; des madrépores, tels que de larges
buissons, se hérissaient au pied des murs ; et une
odeur indéfinissable flottait, exhalaison des parfums,
des cuirs, des épices et des plumes d'autruche
liées en gros bouquets tout au haut de la voûte.
Devant chaque couloir, des dents d'éléphant
posées debout, en se réunissant par les
pointes, formaient un arc au-dessus de la porte.
Enfin, il monta sur le disque de pierre. Tous les intendants
se tenaient les bras croisés, la tête basse,
tandis qu'Abdalonim levait d'un air orgueilleux sa mitre
pointue.
Hamilcar interrogea le Chef-des-navires. C'était un
vieux pilote aux paupières éraillées par
le vent, et des flocons blancs descendaient jusqu'à
ses hanches, comme si l'écume des tempêtes lui
était restée sur la barbe.
Il répondit qu'il avait envoyé une flotte par
Gabès et Thymiamata, pour tâcher d'atteindre
Eziongaber, en doublant la Corne-du-Sud et le promontoire des
Aromates.
D'autres avaient continué dans l'Ouest, durant quatre
lunes, sans rencontrer de rivages ; mais la proue des navires
s'embarrassait dans les herbes, l'horizon retentissait
continuellement du bruit des cataractes, des brouillards
couleur de sang obscurcissaient le soleil, une brise toute
chargée de parfums endormait les équipages ; et
à présent ils ne pouvaient rien dire, tant leur
mémoire était troublée. Cependant, on
avait remonté les fleuves des Scythes,
pénétré en Colchide, chez les Jugriens,
chez les Estiens, ravi dans l'Archipel quinze cents vierges
et coulé bas tous les vaisseaux étrangers
naviguant au delà du cap Oestrymon, pour que le secret
des routes ne fût pas connu. Le roi
Ptolémée retenait l'encens de Schesbar ; Syracuse, Elathia, la Corse et les îles n'avaient rien
fourni, et le vieux pilote baissa la voix pour annoncer
qu'une trirème était prise à Rusicada
par les Numides, - «car ils sont avec eux,
Maître.»
Hamilcar fronça les sourcils ; puis il fit signe de
parler au Chef-des-voyages, enveloppé d'une robe brune
sans ceinture, et la tête prise dans une longue
écharpe d'étoffe blanche qui, passant au bord
de sa bouche, lui retombait par derrière sur
l'épaule.
Les caravanes étaient parties
régulièrement à l'équinoxe
d'hiver. Mais, de quinze cents hommes se dirigeant sur
l'extrême Ethiopie avec d'excellents chameaux, des
outres neuves et des provisions de toiles peintes, un seul
avait reparu à Carthage, - les autres étant
morts de fatigue ou devenus fous par la terreur du
désert ; - et il disait avoir vu, bien au delà
du Harousch-Noir, après les Atarantes et le pays des
grands singes, d'immenses royaumes où les moindres
ustensiles sont tous en or, un fleuve couleur de lait, large
comme une mer, des forêts d'arbres bleus, des collines
d'aromates, des monstres à figure humaine
végétant sur les rochers et dont les prunelles,
pour vous regarder, s'épanouissent comme des fleurs ; puis, derrière des lacs tout couverts de dragons, des
montagnes de cristal qui supportent le soleil. D'autres
étaient revenus de l'Inde avec des paons, du poivre et
des tissus nouveaux. Quant à ceux qui vont acheter des
calcédoines par le chemin des Syrtes et le temple
d'Ammon, sans doute ils avaient péri dans les sables.
Les caravanes de la Gétulie et de Phazzana avaient
fourni leurs provenances habituelles ; mais il n'osait
à présent, lui, le Chef-des-voyages, en
équiper aucune.
Hamilcar comprit ; les Mercenaires occupaient la campagne.
Avec un sourd gémissement, il s'appuya sur l'autre
coude ; et le Chef-des-métairies avait si peur de
parler, qu'il tremblait horriblement malgré ses
épaules trapues et ses grosses prunelles rouges. Sa
face, camarde connue celle d'un dogue, était
surmontée d'un réseau en fils d'écorces ; il portait un ceinturon en peau de léopard avec tous
les poils et où reluisaient deux formidables
coutelas.
Dès qu'Hamilcar se détourna, il se mit, en
criant, à invoquer tous les Baals. Ce n'était
pas sa faute ! il n'y pouvait rien ! Il avait observé
les températures, les terrains, les étoiles,
fait les plantations au solstice d'hiver, les
élaguages au décours de la lune,
inspecté les esclaves, ménagé leurs
habits.
Mais Hamilcar s'irritait de cette loquacité. Il claqua
de la langue, et l'homme aux coutelas d'une voix rapide
:
«Ah ! Maître ! ils ont tout pillé ! tout
saccagé ! tout détruit ! Trois mille pieds
d'arbres sont coupés à Maschala, et à
Ubada les greniers défoncés, les citernes
comblées ! A Tedès, ils ont emporté
quinze cents gomors de farine ; à Marazzana,
tué les pasteurs, mangé les troupeaux,
brûlé ta maison, ta belle maison à
poutres de cèdre, où tu venais
l'été ! Les esclaves de Tuburbo qui sciaient de
l'orge, se sont enfuis vers les montagnes ; et les
ânes, les bardeaux, les mulets, les bœufs de Taormine,
et les chevaux orynges, plus un seul ! tous emmenés ! C'est une malédiction ! je n'y survivrai pas ! »
Il reprenait en pleurant : «Ah ! si tu savais comme les
celliers étaient pleins et les charrues reluisantes ! Ah ! les beaux béliers ! ah ! les beaux taureaux ! ...»
La colère d'Hamilcar l'étouffait. Elle
éclata :
«Tais-toi ! Suis-je donc un pauvre ? Pas de mensonges ! dites vrai ! Je veux savoir tout ce que j'ai perdu, jusqu'au
dernier sicle, jusqu'au dernier cab ! Abdalonim, apporte-moi
les comptes des vaisseaux, ceux des caravanes ; ceux des
métairies, ceux de la maison ! Et si votre conscience
est trouble, malheur sur vos têtes ! - Sortez ! »
Tous les intendants, marchant à reculons et les poings
jusqu'à terre, sortirent.
Abdalonim alla prendre au milieu d'un casier, dans la
muraille, des cordes à noeuds, des bandes de toile ou
de papyrus, des omoplates de mouton chargées
d'écritures fines. Il les déposa aux pieds
d'Hamilcar, lui mit entre les mains un cadre de bois garni de
trois fils intérieurs où étaient
passées des boules d'or, d'argent et de corne, et il
commença :
«Cent quatre-vingt-douze maisons dans les Mappales,
louées aux Carthaginois-nouveaux à raison d'un
bèka par lune.
- Non ! c'est trop ! ménage les pauvres ! et tu
écriras les noms de ceux qui te paraîtront les
plus hardis, en tâchant de savoir s'ils sont
attachés à la République ! Après ? »
Abdalonim hésitait, surpris de cette
générosité. Hamilcar lui arracha des
mains les bandes de toile.
«Qu'est-ce donc ? trois palais autour de Khamon
à douze kesitah par mois ! Mets-en vingt ! Je ne veux
pas que les Riches me dévorent.»
L'Intendant-des-intendants, après un long salut,
reprit :
«Prêté à Tigillas, jusqu'à
la fin de la saison, deux kikar au denier trois,
intérêt maritime ; à Bar-Malkarth, quinze
cents sicles sur le gage de trente esclaves. Mais douze sont
morts dans les marais salins.
- C'est qu'ils n'étaient pas robustes, dit en riant le
Suffète. N'importe ! s'il a besoin d'argent,
satisfais-le ! Il faut toujours prêter, et à des
intérêts divers, selon la richesse des
personnes.»
Alors le serviteur s'empressa de lire tout ce qu'avaient
rapporté les mines de fer d'Annaba, les
pêcheries de corail, les fabriques de pourpre, la ferme
de l'impôt sur les Grecs domiciliés,
l'exportation de l'argent en Arabie où il valait dix
fois l'or, les prises des vaisseaux, déduction faite
du dixième pour le temple de la Déesse. -
«Chaque fois j'ai déclaré un quart de
moins, Maître ! » Hamilcar comptait avec les
billes ; elles sonnaient sous ses doigts.
«Assez ! Qu'as-tu payé ?
- A Stratoniclès de Corinthe et à trois
marchands d'Alexandrie, sur les lettres que voilà
(elles sont rentrées), dix mille drachmes
athéniennes et douze talents d'or syriens. La
nourriture des équipages s'élevant à
vingt mines par mois pour une trirème...
- Je le sais ! combien de perdues ?
- En voici le compte sur ces lames de plomb, dit l'Intendant.
Quant aux navires nolisés en commun, comme il a fallu
souvent jeter les cargaisons à la mer, on a
réparti les pertes inégales par têtes
d'associés. Pour des cordages empruntés aux
arsenaux et qu'il a été impossible de leur
rendre, les Syssites ont exigé huit cents
késilath, avant l'expédition d'Utique.
- Encore eux ! » fit Hamilcar en baissant la tête ; et il resta quelque temps comme écrasé par le
poids de toutes les haines qu'il sentait sur lui : -
«Mais je ne vois pas les dépenses de
Mégara ? »
Abdalonim, en pâlissant, alla prendre, dans un autre
casier, des planchettes de sycomore, enfilées par
paquets à des cordes de cuir.
Hamilcar l'écoutait, curieux des détails
domestiques, et s'apaisant à la monotonie de cette
voix qui énumérait des chiffres ; Abdalonim se
ralentissait. Tout à coup il laissa tomber par terre
les feuilles de bois et il se jeta lui-même à
plat ventre, les bras étendus, dans la position des
condamnés. Hamilcar, sans s'émouvoir, ramassa
les tablettes ; et ses lèvres
s'écartèrent et ses yeux s'agrandirent,
lorsqu'il aperçut, à la dépense d'un
seul jour, une exorbitante consommation de viandes, de
poissons, d'oiseaux, de vins et d'aromates, ayec des vases
brisés, des esclaves morts, des tapis perdus.
Abdalonim, toujours prosterné, lui apprit le festin
des Barbares. Il n'avait pu se soustraire à l'ordre
des Anciens, - Salammbô, d'ailleurs, voulant que l'on
prodiguât l'argent pour mieux recevoir les
soldats.
Au nom de sa fille, Hamilcar se leva d'un bond. Puis, en
serrant les lèvres, il s'accroupit sur les coussins ; il en déchirait les franges avec ses ongles, haletant,
les prunelles fixes.
«Lève-toi ! » dit-il ; et il descendit.
Abdalonim le suivait ; ses genoux tremblaient. Mais,
saisissant une barre de fer, il se mit comme un furieux
à desceller les dalles. Un disque de bois sauta, et
bientôt parurent sur la longueur du couloir plusieurs
de ces larges couvercles qui bouchaient des fosses où
l'on conservait le grain.
«Tu le vois, Oeil de Baal, dit le serviteur en
tremblant, ils n'ont pas encore tout pris ! et elles sont
profondes, chacune, de cinquante coudées et combles
jusqu'au bord ! Pendant ton voyage, j'en ai fait creuser dans
les arsenaux, dans les jardins, partout ! ta maison est
pleine de blé, comme ton cœur de
sagesse.»
Un sourire passa sur le visage d'Hamilcar : - «C'est
bien, Abdalonim ! » Puis se penchant à son
oreille : «Tu en feras venir de l'Etrurie, du Brutium,
d'où il te plaira, et n'importe à quel prix ! Entasse et garde ! Il faut que je possède, à
moi seul, tout le blé de Carthage.»
Puis, quand ils furent à l'extrémité du
couloir, Abdalonim, avec une des clefs qui pendaient à
sa ceinture, ouvrit une grande chambre quadrangulaire,
divisée au milieu par des piliers de cèdre. Des
monnaies d'or, d'argent et d'airain, disposées sur des
tables ou enfoncées dans des niches, montaient le long
des quatre murs jusqu'aux lambourdes du toit.
D'énormes couffes en peau d'hippopotame supportaient,
dans les coins, des rangs entiers de sacs plus petits ; des
tas de billon faisaient des monticules sur les dalles ; et,
çà et là, quelque pile trop haute
s'étant écroulée, avait l'air d'une
colonne en ruine. Les grandes pièces de Carthage,
représentant Tanit avec un cheval sous un palmier, se
mêlaient à celles des colonies, marquées
d'un taureau, d'une étoile, d'un globe ou d'un
croissant. Puis l'on voyait disposées, par sommes
inégales, des pièces de toutes les valeurs, de
toutes les dimensions, de tous les âges, - depuis les
vieilles d'Assyrie, minces comme l'ongle, jusqu'aux vieilles
du Latium, plus épaisses que la main, avec les boutons
d'Egine, les tablettes de la Bactriane, les courtes tringles
de l'ancienne Lacédémone ; plusieurs
étaient couvertes de rouille, encrassêes,
verdies par l'eau ou noircies par le feu, ayant
été prises dans des filets ou après les
sièges parmi les décombres des villes. Le
Suffète eut bien vite supputé si les somnes
présentes correspondaient aux gains et aux dommages
qu'on venait de lui lire ; et il s'en allait lorsqu'il
aperçut trois jarres d'airain complètement
vides. Abdalonim détourna la tête en signe
d'horreur, et Hamilcar résigné ne parla
point.
Ils traversèrent d'autres couloirs, d'autres salles,
et arrivèrent enfin devant une porte où, pour
la garder mieux, un homme était attaché par le
ventre à une longue chaîne scellée dans
le mur, coutume des Romains nouvellement introduite à
Carthage. Sa barbe et ses ongles avaient
démesurément poussé, et il se
balançait de droite et de gauche avec l'oscillation
continuelle des bêtes captives. Sitôt qu'il
reconnut Hamilcar, il s'élança vers lui en
criant :
«Grâce, Oeil de Baal ! pitié ! tue-moi ! Voilà dix ans que je n'ai vu le soleil ! Au nom de ton
père, grâce ! »
Hamilcar, sans lui répondre, frappa dans ses mains,
trois hommes parurent ; et tous les quatre à la fois,
en raidissant leurs bras, ils retirèrent de ses
anneaux la barre énorme qui fermait la porte. Hamilcar
prit un flambeau, et disparut dans les
ténèbres.
C'était, croyait-on, l'endroit des sépultures
de la famille ; mais on n'eût trouvé qu'un large
puits. Il était creusé seulement pour
dérouter les voleurs, et ne cachait rien. Hamilcar
passa auprès ; puis, en se baissant, il fit tourner
sur ses rouleaux une meule très lourde, et par cette
ouverture il entra dans un appartement bâti en forme de
cône.
Des écailles d'airain couvraient les murs ; au milieu, sur un piédestal de granit,
s'élevait la statue d'un Kabyre avec le nom
d'Alètes, inventeur des mines dans la
Celtibérie. Contre sa base, par terre,
étaient disposés en croix de larges
boucliers d'or et des vases d'argent monstrueux,
à goulot fermé, d'une forme extravagante
et qui ne pouvaient servir ; car on avait coutume de
fondre ainsi des quantités de métal pour
que les dilapidations et même les
déplacements fussent presque impossibles. |
Les feux des pierres et les flammes de la lampe se
miraient dans les grands boucliers d'or. Hamilcar debout
souriait, les bras croisés ; - et il se
délectait moins dans le spectacle que dans la
conscience de ses richesses. Elles étaient
inaccessibles, inépuisables, infinies. Ses aïeux,
dormant sous ses pas, envoyaient à son cœur quelque
chose de leur éternité. Il se sentait tout
près des génies souterrains. C'était
comme la joie d'un Kabyre ; et les grands rayons lumineux
frappant son visage lui semblaient l'extrémité
d'un invisible réseau, qui, à travers des
abîmes, l'attachaient au centre du monde.
Une idée le fit tressaillir, et s'étant
placé derrière l'idole, il marcha droit vers le
mur. Puis il examina parmi les tatouages de son bras une
ligne horizontale avec deux autres perpendiculaires, ce qui
exprimait, en chiffres chananéens, le nombre treize.
Alors il compta jusqu'à la treizième des
plaques d'airain, releva encore une fois sa large manche ; et
la main droite étendue, il lisait à une autre
place de son bras d'autres lignes plus compliquées,
tandis qu'il promenait ses doigts délicatement,
à la façon d'un joueur de lyre. Enfin, avec son
pouce, il frappa sept coups ; et d'un seul bloc, toute une
partie de la muraille tourna.
Elle dissimulait une sorte de caveau, où
étaient enfermées des choses
mystérieuses, qui n'avaient pas de nom, et d'une
incalculable valeur. Hamilcar descendit les trois marches ; il prit dans une cuve d'argent une peau de lama flottant sur
un liquide noir, puis il remonta.
Abdalonim se remit alors à marcher devant lui. Il
frappait les pavés avec sa haute canne garnie de
sonnettes au pommeau, et, devant chaque appartement, criait
le nom d'Hamilcar, entouré de louanges et de
bénédictions.
Dans la galerie circulaire où aboutissaient tous les
couloirs, on avait accumulé le long des murs des
poutrelles d'algummin, des sacs de lausonia, des
gâteaux en terre de Lemnos, et des carapaces de tortue
toutes pleines de perles. Le Suffète, en passant, les
effleurait avec sa robe, sans même regarder de
gigantesques morceaux d'ambre, matière presque divine
formée par les rayons du soleil.
Un nuage de vapeur odorante s'échappa.
«Pousse la porte ! »
Ils entrèrent.
Des hommes nus pétrissaient des pâtes, broyaient
des herbes, agitaient des charbons, versaient de l'huile dans
des jarres, ouvraient et fermaient les petites cellules
ovoïdes creusées tout autour de la muraille et si
nombreuses que l'apparlement ressemblait à
l'intérieur d'une ruche. Du myrobalon, du bdellium, du
safran et des violettes en débordaient. Partout
étaient éparpillées des gommes, des
poudres, des racines, des fioles de verre, des branches de
filipendule, des pétales de roses ; et l'on
étouffait dans les senteurs, malgré les
tourbillons du styrax qui grésillait au milieu sur un
trépied d'airain.
Le Chef-des-odeurs-suaves, pâle et long comme un
flambeau de cire, s'avança vers Hamilcar pour
écraser dans ses mains un rouleau de métopion,
tandis que deux autres lui frottaient les talons avec des
feuilles de baccaris. Il les repoussa ; c'étaient des
Cyrénéens de moeurs infâmes, mais que
l'on considérait à cause de leurs
secrets.
Afin de montrer sa vigilance, le Chef-des-odeurs offrit au
Suffète, sur une cuiller d'électrum, un peu de
malobathre à goûter ; puis avec une alène
il perça trois besoars indiens. Le Maître, qui
savait les artifices, prit une corne pleine de baume, et
l'ayant approchée des charbons il la pencha sur sa
robe ; une tache brune y parut, c'était une fraude.
Alors il considéra le Chef-des-odeurs fixement, et
sans rien dire lui jeta la corne de gazelle en plein
visage.
Si indigné qu'il fût des falsifications commises
à son préjudice, en apercevant des paquets de
nard qu'on emballait pour les pays d'outre-mer, il ordonna
d'y mêler de l'antimoine, afin de le rendre plus
lourd.
Puis il demanda où se trouvaient trois boites de
psagas, destinées à son usage.
Le Chef-des-odeurs avoua qu'il n'en savait rien, des soldats
étaient venus avec des couteaux, en hurlant ; il leur
avait ouvert les cases.
«Tu les crains donc plus que moi ! »
s'écria le Suffète ; et à travers la
fumée, ses prunelles, comme des torches,
étincelaient sur le grand homme pâle qui
commençait à comprendre. «Abdalonim ! avant le coucher du soleil tu le feras passer par les verges
: déchire-le ! »
Ce dommage, moindre que les autres, l'avait
exaspéré ; car malgré ses efforts pour
les bannir de sa pensée, il retrouvait continuellement
les Barbares. Leurs débordements se confondaient avec
la honte de sa fille, et il en voulait à toute la
maison de la connaître et de ne pas la lui dire. Mais
quelque chose le poussait à s'enfoncer dans son
malheur ; et pris d'une rage d'inquisition, il visita sous
les hangars, derrière la maison-de-commerce, les
provisions de bitume, de bois, d'ancres et de cordages, de
miel et de cire, le magasin des étoffes, les
réserves de nourritures, le chantier des marbres, le
grenier du silphium.
Il alla de l'autre côté des jardins inspecter,
dans leurs cabanes, les artisans domestiques dont on vendait
les produits. Des tailleurs brodaient des manteaux, d'autres
tressaient des filets, d'autres peignaient des coussins,
découpaient des sandales, des ouvriers d'Egypte avec
un coquillage polissaient des papyrus, la navette des
tisserands claquait, les enclumes des armuriers
retentissaient.
Hamilcar leur dit :
«Battez des glaives ! battez toujours ! il m'en
faudra.» Et il tira de sa poitrine la peau d'antilope
macérée dans les poisons pour qu'on lui
taillât une cuirasse plus solide que celles d'airain,
et qui serait inattaquable au fer et à la
flamme.
Dès qu'il abordait les ouvriers, Abdalonim, afin de
détourner sa colère, tâchait de l'irriter
contre eux en dénigrant leurs ouvrages par des
murmures. - «Quelle besogne ! c'est une honte ! Vraiment le Maître est trop bon.» Hamilcar, sans
l'écouter, s'éloignait.
Il se ralentit, car de grands arbres calcinés d'un
bout à l'autre, comme on en trouve dans les bois
où les pasteurs ont campé, barraient les
chemins ; et les palissades étaient rompues, l'eau des
rigoles se perdait, des éclats de verre, des ossements
de singes apparaissaient au milieu des flaques bourbeuses.
Quelque bribe d'étoffe çà et là
pendait aux buissons ; sous les citronniers les fleurs
pourries faisaient un fumier jaune. En effet les serviteurs
avaient tout abandonné, croyant que le maître ne
reviendrait plus.
A chaque pas il découvrait quelque désastre
nouveau, une preuve encore de cette chose qu'il
s'était interdit d'apprendre. Voilà maintenant
qu'il souillait ses brodequins de pourpre en écrasant
des immondices ; et il ne tenait pas ces hommes, tous devant
lui au bout d'une catapulte, pour les faire voler en
éclats ! Il se sentait humilié de les avoir
défendus ; c'était une duperie, une trahison ; et comme il ne pouvait se venger ni des soldats, ni des
Anciens, ni de Salammbô, ni de personne, et que sa
colère cherchait quelqu'un, il condamna aux mines,
d'un seul coup, tous les esclaves des jardins.
Abdalonim frissonnait chaque fois qu'il le voyait se
rapprocher des parcs. Mais Hamilcar prit le sentier du
moulin, d'où l'on entendait sortir une
mélopée lugubre.
Au milieu de la poussière les lourdes meules
tournaient, c'est-à-dire deux cônes de porphyre
superposés, et dont le plus haut, portant un
entonnoir, virait sur le second à l'aide de fortes
barres. Avec leur poitrine et leurs bras des hommes
poussaient, tandis que d'autres, attelés, tiraient. Le
frottement de la bricole avait formé autour de leurs
aisselles des croûtes purulentes comme on en voit au
garrot des ânes, et le haillon noir et flasque qui
couvrait à peine leurs reins, en pendant par le bout,
battait sur leurs jarrets comme une longue queue. Leurs yeux
étaient rouges, les fers de leurs pieds sonnaient,
toutes leurs poitrines haletaient d'accord. Ils avaient sur
la bouche, fixée par deux chaînettes de bronze,
une muselière, pour qu'il leur fût impossible de
manger la farine, et des gantelets sans doigts enfermaient
leurs mains pour les empêcher d'en prendre.
A l'entrée du maître, les barres de bois
craquèrent plus fort. Le grain, en se broyant,
grinçait. Plusieurs tombèrent sur les genoux ; les autres, continuant, passaient par-dessus.
Il demanda Giddenem, le gouverneur des esclaves ; et ce
personnage parut, étalant sa dignité dans la
richesse de son costume ; car sa tunique, fendue sur les
côtés, était de pourpre fine, de lourds
anneaux tiraient ses oreilles, et, pour joindre les bandes
d'étoffes qui enveloppaient ses jambes, un lacet d'or,
comme un serpent autour d'un arbre, montait de ses chevilles
à ses hanches. Il tenait dans ses doigts, tout
chargés de bagues, un collier en grains de gagates
pour reconnaître les hommes sujets au mal
sacré.
Hnmilcar lui fit signe de détacher les
muselières. Alors tous, avec des cris de bêtes
affamées, se ruèrent sur la farine, qu'ils
dévoraient en s'enfonçant le visage dans les
tas.
«Tu les exténues ! » dit le Suffète.
Gidderiem répondit qu'il fallait cela pour les
dompter.
«Ce n'était guère la peine de t'envoyer
à Syra-use dans l'école des esclaves. Fais
venir les autres ! »
Et les cuisiniers, les sommeliers, les palefreniers, les
coureurs, les porteurs de litière, les hommes des
étuves et les femmes avec leurs enfants, tous se
rangèrent dans le jardin sur une seule ligne, depuis
la maison-de-com-merce jusqu'au parc des bêtes fauves.
Ils retenaient leur haleine. Un silence énorme
emplissait Mégara. Le soleil s'allongeait sur la
lagune, au bas des catacombes. Les paons piaulaient.
Hamilcar, pas à pas, marchait.
«Qu'ai-je à faire de ces vieux ? dit-il ; vends-les ! C'est trop de Gaulois, ils sont ivrognes ! et
trop de Crétois, ils sont menteurs ! Achète-moi
des Cappadociens, des Asiatiques et des
Nègres.»
Il s'étonna du petit nombre des enfants. -
«Chaque année, Giddenem, la maison doit avoir
des naissances ! Tu laisseras toutes les nuits les cases
ouvertes pour qu'ils se mêlent en
liberté.»
Il se fit montrer ensuite les voleurs, les paresseux, les
mutins. Il distribuait des châtiments, avec des
reproches à Giddenem ; et Giddenem, comme un taureau,
baissait son front bas, où s'entrecroisaient deux
larges sourcils.
«Tiens, Oeil de Baal, dit-il, en désignant un
Libyen robuste, en voilà un que l'on a surpris la
corde au cou.
- Ah ! tu veux mourir ? » fit dédaigneusement le
Suffète.
Et l'esclave, d'un ton intrépide :
«Oui ! »
Alors, sans se soucier de l'exemple ni du dommage
pécuniaire, Hamilcar dit aux valets :
«Emportez-le ! »
Peut-être y avait-il dans sa pensée l'intention
d'un sacrifice. C'était un malheur qu'il s'infligeait
afin d'en prévenir de plus terribles.
Giddenem avait caché les mutilés
derrière les autres. Hamilcar les aperçut
:
«Qui t'a coupé le bras, à toi ?
- Les soldats, Oeil de Baal.»
Puis, à un Samnite qui chancelait comme un
héron blessé :
«Et toi, qui t'a fait cela ? »
C'était le gouverneur, en lui cassant la jambe avec
une barre de fer.
Cette atrocité imbécile indigna le
Suffète ; et, arra-chant des mains de Giddenem son
collier de gagates :
«Malédiction au chien qui blesse le troupeau ! Estropier des esclaves, bonté de Tanit ! Ah ! tu
ruines ton maître ! Qu'on l'étouffe dans le
fumier. Et ceux qui manquent ? Où sont-ils ? Les as-tu
assassinés avec les soldats ? »
Sa figure était si terrible que toutes les femmes
s'enfuirent. Les esclaves se reculant faisaient un grand
cercle autour d'eux ; Giddenem baisait
frénétiquement ses sandales ; Hamilcar, debout,
restait les bras levés sur lui.
Mais, l'intelligence lucide comme au plus fort des batailles,
il se rappelait mille choses odieuses, des ignominies dont il
s'était détourné ; et, à la lueur
de sa colère, comme aux fulgurations d'un orage, il
revoyait d'un seul coup tous ses désastres à la
fois. Les gouverneurs des campagnes avaient fui par terreur
des soldats, par connivence peut-être, tous le
trompaient, depuis trop longtemps il se contenait.
«Qu'on les amène ! cria-t-il, et marquez-les au
front avec des fers rouges, comme des lâches ! »
Alors on apporta et l'on répandit au milieu du jardin
des entraves, des carcans, des couteaux, des chaînes
pour les condamnés aux mines, des cippes qui serraient
les jambes, des numella qui enfermaient les épaules,
et des scorpions, fouets à triples lanières
terminées par des griffes en airain.
Tous furent placés la face vers le soleil, du
côté de Moloch-dévorateur, étendus
par terre sur le ventre ou sur le dos, et les
condamnés à la flagellation, debout contre les
arbres, avec deux hommes auprès d'eux, un qui comptait
les coups et un autre qui frappait.
Il frappait à deux bras ; les lanières en sifflant faisaient voler l'écorce des platanes. Le sang s'éparpillait en pluie dans les feuillages, et des masses rouges se tordaient au pied des arbres en hurlant. Ceux que l'on ferrait s'arrachaient le visage avec les ongles. On entendait les vis de bois craquer ; des heurts sourds retentissaient ; parfois un cri aigu, tout à coup, traversait l'air. Du côté des cuisines, entre des vêtements en lambeaux et des chevelures abattues, des hommes, avec des éventails, avivaient des charbons, et une odeur de chair qui brûle passait. Les flagellés défaillant, mais retenus par les liens de leurs bras, roulaient leur tête sur leurs épaules en fermant les yeux. Les autres, qui regardaient, se mirent à crier d'épouvante, et les lions, se rappelant peut-être le festin, s'allongeaient en bâillant contre le bord des fosses. |
On vit alors Salammbô sur la plate-forme de sa
terrasse. Elle la parcourait rapidement de droite et de
gauche, tout effarée. Hamilcar l'aperçut. Il
lui sembla qu'elle levait les bras de son côté
pour demander grâce ; avec un geste d'horreur il
s'enfonça dans le parc des
éléphants.
Ces animaux faisaient l'orgueil des grandes maisons puniques.
Ils avaient porté les aïeux, triomphé dans
les guerres, et on les vénérait comme favoris
du Soleil.
Ceux de Mégara étaient les plus forts de
Carthage. Hamilcar, avant de partir, avait exigé
d'Abdalonim le serment qu'il les surveillerait. Mais ils
étaient morts de leurs mutilations ; et trois
seulement restaient, couchés au milieu de la cour, sur
la poussière, devant les débris de leur
mangeoire.
Ils le reconnurent et vinrent à lui.
L'un avait les oreilles horriblement fendues, l'autre au
genou une large plaie, et le troisième la trompe
coupée.
Cependant ils le regardaient d'un air triste, comme des
personnes raisonnables ; et celui qui n'avait plus de trompe,
en baissant sa tête énorme et pliant les
jarrets, tâchait de le flatter doucement avec
l'extrémité hideuse de son moignon.
A cette caresse de l'animal, deux larmes lui jaillirent des
yeux. Il bondit sur Abdalonim.
«Ah ! misérable ! la croix ! la croix ! »
Abdalonim, s'évanouissant, tomba par terre à la
renverse.
Derrière les fabriques de pourpre, dont les lentes
fumées bleues montaient dans le ciel, un aboiement de
chacal retentit ; Hamilcar s'arrêta.
La pensée de son fils, comme l'attouchement
d'un dieu, l'avait tout à coup calmé.
C'était un prolongement de sa force, une
continuation indéfinie de sa personne qu'il
entrevoyait, et les esclaves ne comprenaient pas
d'où lui était venu cet apaisement. |