Livre II - Le banquet |
Lorsque, suivie de Paphnuce, Thaïs entra dans la
salle du banquet, les convives étaient
déjà, pour la plupart, accoudés sur les
lits, devant la table en fer à cheval, couverte d'une
vaisselle étincelante. Au centre de cette table
s'élevait une vasque d'argent que surmontaient quatre
satires inclinant des outres d'où coulait sur des
poissons bouillis une saumure dans laquelle ils nageaient. A
la venue de Thaïs les acclamations
s'élevèrent de toutes parts. |
Elle attendit impatiemment que ce torrent de louanges
eût coulé ; et puis elle dit à Cotta, son
hôte :
- Lucius, je t'amène un moine du désert,
Paphnuce, abbé d'Antinoé ; c'est un grand
saint, dont les paroles brûlent comme du feu.
Lucius Aurélius Cotta, préfet de la flotte,
s'étant levé :
- Sois le bienvenu, Paphnuce, toi qui professes la foi
chrétienne. Moi-même, j'ai quelque respect pour
un culte désormais impérial. Le divin
Constantin a placé tes coreligionnaires au premier
rang des amis de l'empire. La sagesse latine devait en effet
admettre ton Christ dans notre Panthéon. C'est une
maxime de nos pères qu'il y a en tout dieu quelque
chose de divin. Mais laissons cela. Buvons et
réjouissons-nous tandis qu'il en est temps
encore.
Le vieux Cotta parlait ainsi avec
sérénité. Il venait d'étudier un
nouveau modèle de galère et d'achever le
sixième livre de son histoire des Carthaginois.
Sûr de n'avoir pas perdu sa journée, il
était content de lui et des dieux.
- Paphnuce, ajouta-t-il, tu vois ici plusieurs hommes dignes
d'être aimés : Hermodore, grand prêtre de
Sérapis, les philosophes Dorion, Nicias et
Zénothémis, le poète Callicrate, le
jeune Chéréas et le jeune Aristobule, tous deux
fils d'un cher compagnon de ma jeunesse ; et près
d'eux Philina avec Drosé, qu'il faut louer grandement
d'être belles.
Nicias vint embrasser Paphnuce et lui dit à l'oreille
:
- Je t'avais bien averti, mon frère, que Vénus
était puissante. C'est elle dont la douce violence t'a
amené ici malgré toi. Ecoute, tu es un homme
rempli de piété ; mais, si tu ne reconnais pas
qu'elle est la mère des dieux, ta ruine est certaine.
Sache que le vieux mathématicien Mélanthe a
coutume de dire : « Je ne pourrais pas, sans
l'aide de Vénus, démontrer les
propriétés d'un triangle ».
Dorion, qui depuis quelques instants considérait le
nouveau venu, soudain frappa des mains et poussa des cris
d'admiration.
- C'est lui, mes amis ! Son regard, sa barbe, sa tunique :
c'est lui-même ! Je l'ai rencontré au
théâtre pendant que notre Thaïs montrait
ses bras ingénieux. Il s'agitait furieusement et je
puis attester qu'il parlait avec violence. C'est un
honnête homme : il va nous invectiver tous ; son
éloquence est terrible. Si Marcus est le Platon des
chrétiens, Paphnuce est leur Démosthène.
Epicure, dans son petit jardin, n'entendit jamais rien de
pareil.
Cependant Philina et Drosé dévoraient
Thaïs des yeux. Elle portait dans ses cheveux blonds une
couronne de violettes pâles dont chaque fleur
rappelait, en une teinte affaiblie, la couleur de ses
prunelles, si bien que les fleurs semblaient des regards
effacés et les yeux des fleurs étincelantes.
C'était le don de cette femme : sur elle tout vivait,
tout était âme et harmonie. Sa robe, couleur de
mauve et lamée d'argent, traînait dans ses longs
plis une grâce presque triste, que n'égayaient
ni bracelets ni colliers, et tout l'éclat de sa parure
était dans ses bras nus. Admirant malgré elles
la robe et la coiffure de Thaïs, ses deux amies ne lui
en parlèrent point.
- Que tu es belle ! lui dit Philina. Tu ne pouvais
l'être plus quand tu vins à Alexandrie. Pourtant
ma mère qui se souvenait de t'avoir vue alors disait
que peu de femmes étaient dignes de t'être
comparées.
- Qui est donc, demanda Drosé, ce nouvel amoureux que
tu nous amènes ? Il a l'air étrange et sauvage.
S'il y avait des pasteurs d'éléphants,
assurément ils seraient faits comme lui. Où
as-tu trouvé, Thaïs, un si sauvage ami ? Ne
serait-ce pas parmi les troglodytes qui vivent sous la terre
et qui sont tout barbouillés des fumées du
Hadès ?
Mais Philina posant un doigt sur la bouche de Drosé
:
- Tais-toi, les mystères de l'amour doivent rester
secrets et il est défendu de les connaître. Pour
moi, certes, j'aimerais mieux être baisée par la
bouche de l'Etna fumant, que par les lèvres de cet
homme. Mais notre douce Thaïs, qui est belle et adorable
comme les déesses, doit, comme les déesses,
exaucer toutes les prières et non pas seulement
à notre guise celles des hommes aimables.
- Prenez garde toutes deux ! répondit Thaïs.
C'est un mage et un enchanteur. Il entend les paroles
prononcées à voix basse et même les
pensées. Il vous arrachera le cœur pendant votre
sommeil ; il le remplacera par une éponge, et le
lendemain, en buvant de l'eau, vous mourrez
étouffées !
Elle les regarda pâlir, leur tourna le dos et s'assit
sur un lit à côté de Paphnuce. La voix de
Cotta, impérieuse et bienveillante, domina tout
à coup le murmure des propos intimes :
- Amis, que chacun prenne sa place ! Esclaves, versez le vin
miellé !
Puis, l'hôte élevant sa coupe :
- Buvons d'abord au divin Constance et au Génie de
l'empire. La patrie doit être mise au-dessus de tout,
et même des dieux, car elle les contient tous.
Tous les convives portèrent à leurs
lèvres leurs coupes pleines. Seul, Paphnuce ne but
point, parce que Constance persécutait la foi de
Nicée et que la patrie du chrétien n'est point
de ce monde.
Dorion, ayant bu, murmura :
- Qu'est-ce que la patrie ! Un fleuve qui coule. Les rives en
sont changeantes et les ondes sans cesse
renouvelées.
- Je sais, Dorion, répondit le préfet de la
flotte, que tu fais peu de cas des vertus civiques et que tu
estimes que le sage doit vivre étranger aux affaires,
Je crois, au contraire, qu'un honnête homme ne doit
rien tant désirer que de remplir de grandes charges
dans l'Etat. C'est une belle chose que l'Etat !
Hermodore, grand prêtre de Sérapis, prit la
parole :
- Dorion vient de demander : « Qu'est-ce que la
patrie ? » Je lui répondrai : Ce qui fait
la patrie ce sont les autels des dieux et les tombeaux des
ancêtres. On est concitoyen par la communauté
des souvenirs et des espérances.
Le jeune Aristobule interrompit Hermodore :
- Par Castor, j'ai vu aujourd'hui un beau cheval. C'est celui
de Démophon. Il a la tête sèche, peu de
ganache et les bras gros. Il porte le col haut et fier, comme
un coq. Mais le jeune Chéréas secoua la
tête : - Ce n'est pas un aussi bon cheval que tu dis,
Aristobule. Il a l'ongle mince. Les paturons portent à
terre et l'animal sera bientôt estropié.
Ils continuaient leur dispute quand Drosé poussa an
cri perçant :
- Hai ! j'ai failli avaler une arête plus longue et
plus acérée qu'un stylet. Par bonheur, j'ai pu
la tirer à temps de mon gosier. Les dieux m'aiment !
- Ne dis-tu pas, ma Drosé, que les dieux t'aiment ? demanda Nicias en souriant. C'est donc qu'ils partagent
l'infirmité des hommes. L'amour suppose chez celui qui
l'éprouve le sentiment d'une intime misère.
C'est par lui que se trahit la faiblesse des êtres.
L'amour qu'ils ressentent pour Drosé est une grande
preuve de l'imperfection des dieux.
A ces mots, Drosé se mit dans une grande colère
:
- Nicias, ce que tu dis là est inepte et ne
répond à rien. C'est, d'ailleurs, ton
caractère de ne point comprendre ce qu'on dit et de
répondre des paroles dépourvues de sens.
Nicias souriait encore :
- Parle, parle, ma Drosé. Quoi que tu dises, il faut
te rendre grâce chaque fois que tu ouvres la bouche.
Tes dents sont si belles !
A ce moment, un grave vieillard, négligemment
vêtu, la démarche lente et la tête haute,
entra dans la salle et promena sur les convives he regard
tranquille. Cotta lui fît signe de prendre place
à son côté, sur son propre lit.
- Eucrite, lui dit-il, sois le bienvenu ! As-tu
composé ce mois-ci un nouveau traité de
philosophie ? Ce serait, si je compte bien, le
quatre-vingt-douzième sorti de ce roseau du Nil que tu
conduis d'une main attique.
Eucrite répondit, en caressant sa barbe d'argent
:
- Le rossignol est fait pour chanter et moi je suis fait pour
louer les dieux immortels.
DORION - Saluons respectueusement en Eucrite le dernier des
stoïciens. Grave et blanc, il s'élève au
milieu de nous comme une image des ancêtres ! Il est
solitaire dans la foule des hommes et prononce des paroles
qui ne sont point entendues.
EUCRITE - Tu te trompes, Dorion. La philosophie de la vertu
n'est pas morte en ce monde. J'ai de nombreux disciples dans
Alexandrie, dans Rome et dans Constantinople. Plusieurs parmi
les esclaves et parmi les neveux des Césars savent
encore régner sur eux-mêmes, vivre libres et
goûter dans le détachement des choses une
félicité sans limites. Plusieurs font revivre
en eux Epictète et MarcAurèle. Mais, s'il
était vrai que la vertu fût à jamais
éteinte sur la terre, en quoi sa perte
intéresserait-elle mon bonheur, puisqu'il ne
dépendait pas de moi qu'elle durât ou
périt ? Les fous seuls, Dorion, placent leur
félicité hors de leur pouvoir. Je ne
désire rien que ne veuillent les dieux et je
désire tout ce qu'ils veulent. Par là, je me
rends semblable à eux et je partage leur infaillible
contentement. Si la vertu périt, je consens qu'elle
périsse et ce consentement me remplit de joie comme le
suprême effort de ma raison ou de mon courage. En
toutes choses, ma sagesse copiera la sagesse divine, et la
copie sera plus précieuse que le modèle; elle
aura coûté plus de soins et de plus grands
travaux.
NICIAS - J'entends. Tu t'associes à la Providence
céleste. Mais si la vertu consiste seulement dans
l'effort, Eucrite, et dans cette tension par laquelle les
disciples de Zenon prétendent se rendre semblables aux
dieux, la grenouille qui s'enfle pour devenir aussi grosse
que le bœuf accomplit le chef-d'oeuvre du
stoïcisme.
EUCRITE - Nicias, tu railles et, comme à ton
ordinaire, tu excelles à te moquer. Mais si le bœuf
dont tu parles est vraiment un dieu, comme Apis et comme ce
bœuf souterrain dont je vois ici le grand prêtre, et
si la grenouille, sagement inspirée, parvient à
l'égaler, ne sera-t-elle pas, en effet, plus vertueuse
que le bœuf, et pourras-tu te défendre d'admirer une
bestiole si généreuse ?
Quatre serviteurs posèrent sur la table un sanglier
couvert encore de ses soies. Des marcassins, faits de
pâte cuite au four, entourant la bête comme s'ils
voulaient téter, indiquaient que c'était une
laie.
Zénothémis, se tournant vers le moine : - Amis,
un convive est venu de lui-même se joindre à
nous. L'illustre Paphnuce, qui mène dans la solitude
une vie prodigieuse, est notre hôte inattendu.
COTTA - Dis mieux, Zénothémis. La
première place lui est due, puisqu'il est venu sans
être invité.
ZENOTHEMIS - Aussi
devons-nous, cher Lucius, l'accueillir avec une
particulière amitié et rechercher ce qui peut
lui être le plus agréable. Or, il est certain
qu'un tel homme est moins sensible au fumet des viandes qu'au
parfum des belles pensées. Nous lui ferons plaisir,
sans doute, en amenant l'entretien sur la doctrine qu'il
professe et qui est celle de Jésus crucifié.
Pour moi, je m'y prêterai d'autant plus volontiers que
cette doctrine m'intéresse vivement par le nombre et
la diversité des allégories qu'elle renferme.
Si l'on devine l'esprit sous la lettre, elle est pleine de
vérités et j'estime que les livres des
chrétiens abondent en révélations
divines. Mais je ne saurais, Paphnuce, accorder un prix
égal aux livres des Juifs. Ceux-là furent
inspirés, non, comme on l'a dit, par l'esprit de Dieu,
mais par un mauvais génie. Iaveh, qui les dicta,
était un de ces esprits qui peuplent l'air
inférieur et causent la plupart des maux dont nous
souffrons ; mais il les surpassait tous en ignorance et en
férocité. Au contraire, le serpent aux ailes
d'or, qui déroulait autour de l'arbre de la science sa
spirale d'azur, était pétri de lumière
et d'amour. Aussi, la lutte était-elle
inévitable entre ces deux puissances, celle-ci
brillante et l'autre ténébreuse. Elle
éclata dans les premiers jours du monde.
Dieu venait à peine de rentrer dans son repos, Adam et Eve le premier homme et la première femme vivaient heureux et nus au jardin d'Eden, quand Iaveh forma, pour leur malheur, le dessein de les gouverner, eux et toutes les générations qu'Eve portait déjà dans ses flancs magnifiques. Comme il ne possédait ni le compas ni la lyre et qu'il ignorait également la science qui commande et l'art qui persuade, il effrayait ces deux pauvres enfants par des apparitions difformes, des menaces capricieuses et des coups de tonnerre. Adam et Eve, sentant son ombre sur eux, se pressaient l'un contre l'autre et leur amour redoublait dans la peur. Le serpent eut pitié d'eux et résolut de les instruire, afin que, possédant la science, ils ne fussent plus abusés par des mensonges. L'entreprise exigeait une rare prudence et la faiblesse du premier couple humain la rendait presque désespérée. Le bienveillant démon la tenta pourtant. A l'insu de Iaveh, qui prétendait tout voir mais dont la vue en réalité n'était pas bien perçante, il s'approcha des deux créatures, charma leurs regards par la splendeur de sa cuirasse et l'éclat de ses ailes. Puis il intéressa leur esprit en formant devant eux, avec son corps, des figures exactes, telles que le cercle, l'ellipse et la spirale, dont les propriétés admirables ont été reconnues depuis par les Grecs. Adam, mieux qu'Eve, méditait sur ces figures. Mais quand le serpent, s'étant mis à parler, enseigna les vérités les plus hautes, celles qui ne se démontrent pas, il reconnut qu'Adam, pétri de terre rouge, était d'une nature trop épaisse pour percevoir ces subtiles connaissances et que Eve, au contraire, plus tendre et plus sensible, en était aisément pénétrée. Aussi l'entretenait-il seule, en l'absence de son mari, afin de l'initier la première... |
DORION - Souffre, Zénothémis, que je
t'arrête ici. J'ai d'abord reconnu dans le mythe que tu
nous exposes, un épisode de la lutte de Pallas
Athéné contre les géants. Iaveh
ressemble beaucoup à Typhon, et Pallas est
représentée par les Athéniens avec un
serpent à son côté. Mais ce que tu viens
de dire m'a fait douter tout à coup de l'intelligence
ou de la bonne foi du serpent dont tu parles. S'il avait
vraiment possédé la sagesse, l'aurait-il
confiée à une petite tête femelle,
incapable de la contenir ? Je croirai plutôt qu'il
était, comme Iaveh, ignorant et menteur et qu'il
choisit Eve parce qu'elle était facile à
séduire et qu'il supposait à Adam plus
d'intelligence et de réflexion.
ZENOTHEMIS - Sache, Dorion, que c'est, non par la
réflexion et l'intelligence, mais bien par le
sentiment qu'on atteint les vérités les plus
hautes et les plus pures. Aussi, les femmes qui, d'ordinaire,
sont moins réfléchies, mais plus sensibles que
les hommes, s'élèvent-elles plus facilement
à la connaissance des choses divines. En elles, est le
don de prophétie et ce n'est pas sans raison qu'on
représente quelquefois Apollon Citharède, et
Jésus de Nazareth, vêtus comme des femmes, d'une
robe flottante. Le serpent initiateur fut donc sage, quoi que
tu dises, Dorion, en préférant au grossier
Adam, pour son oeuvre de lumière, cette Eve plus
blanche que le lait et que les étoiles. Elle
l'écouta docilement et se laissa conduire à
l'arbre de la science dont les rameaux s'élevaient
jusqu'au ciel et que l'esprit divin baignait comme une
rosée. Cet arbre était couvert de feuilles qui
parlaient toutes les langues des hommes futurs et dont les
voix unies formaient un concert . Ses fruits abondants
donnaient aux initiés qui s'en nourrissaient la
connaissance des métaux, des pierres, des plantes
ainsi que des lois physiques et des lois morales ; mais ils
étaient de flamme, et ceux qui craignaient îa
souffrance et la mort n'osaient les porter à leurs
lèvres. Or, ayant écouté docilement les
leçons du serpent, Eve s'éleva au-dessus des
vaines terreurs et désira goûter aux fruits qui
donnent la connaissance de Dieu. Mais pour qu'Adam, qu'elle
aimait, ne lui devînt pas inférieur, elle le
prit par la main et le conduisit à l'arbre
merveilleux. Là, cueillant une pomme ardente, elle y
mordit et la tendit ensuite à son compagnon. Par
malheur, Iaveh, qui se promenait d'aventure dans le jardin,
les surprit et, voyant qu'ils devenaient savants, il entra
dans une effroyable fureur. C'est surtout dans la jalousie
qu'il était à craindre. Rassemblant ses forces,
il produisit un tel tumulte dans l'air inférieur que
ces deux êtres débiles en furent
consternés. Le fruit échappa des mains de
l'homme, et la femme, s'attachant au cou du malheureux, lui
dit : « Je veux ignorer et souffrir avec
toi ». Iaveh triomphant maintint Adam et Eve et
toute leur semence dans la stupeur et dans
l'épouvante. Son art, qui se réduisait à
fabriquer de grossiers météores, l'emporta sur
la science du serpent, musicien et géomètre. Il
enseigna aux hommes l'injustice, l'ignorance et la
cruauté et fit régner le mal sur la terre. Il
poursuivit Caïn et ses fils, parce qu'ils étaient
industrieux ; il extermina les Philistins parce qu'ils
composaient des poèmes orphiques et des fables comme
celles d'Esope. Il fut l'implacable ennemi de la science et
de la beauté, et le genre humain expia pendant de
longs siècles, dans le sang et les larmes, la
défaite du serpent ailé. Heureusement il se
trouva parmi les Grecs des hommes subtils, tels que Pythagore
et Platon, qui retrouvèrent, par la puissance du
génie, les figures et les idées que l'ennemi de
Iaveh avait tenté vainement d'enseigner à la
première femme. L'esprit du serpent était en
eux ; c'est pourquoi le serpent, comme l'a dit Dorion, est
honoré par les Athéniens. Enfin, dans des jours
plus récents, parurent, sous une forme humaine, trois
esprits célestes, Jésus de Galilée,
Basilide et Valentin, à qui il fut donné de
cueillir les fruits les plus éclatants de cet arbre de
la science dont les racines traversent la terre et qui porte
sa cime au faîte des cieux. C'est ce que j'avais
à dire pour venger les chrétiens à qui
l'on impute trop souvent les erreurs des Juifs.
DORION - Si je t'ai bien entendu, Zénothémis,
trois hommes admirables, Jésus, Basilide et Valentin,
ont découvert des secrets qui restaient cachés
à Pythagore, à Platon, à tous les
philosophes de la Grèce et même au divin
Epicure, qui pourtant affranchit l'homme de toutes les vaines
terreurs. Tu nous obligeras en nous disant par quel moyen ces
trois mortels acquirent des connaissances qui avaient
échappé à la méditation des
sages.
ZENOTHEMIS - Faut-il donc te répéter, Dorion,
que la science et la méditation ne sont que les
premiers degrés de la connaissance et que l'extase
seule conduit aux vérités éternelles ?
HERMODORE - Il est vrai, Zénothémis,
l'âme se nourrit d'extase comme la cigale de
rosée. Mais disons mieux encore : l'esprit seul est
capable d'un entier ravissement. Car l'homme est triple,
composé d'un corps matériel, d'une âme
plus subtile mais également matérielle, et d'un
esprit incorruptible. Quand sortant de son corps comme d'un
palais rendu subitement au silence et à la solitude,
puis traversant au vol les jardins de son âme, l'esprit
se répand en Dieu, il goûte les délices
d'une mort anticipée ou plutôt de la vie future,
car mourir, c'est vivre, et dans cet état, qui
participe de la pureté divine, il possède
à la fois la joie infinie et la science absolue. Il
entre dans l'unité qui est tout. Il est parfait.
NICIAS - Cela est admirable. Mais, à vrai dire,
Hermodore, je ne vois pas grande différence entre le
tout et le rien. Les mots même me semblent manquer pour
faire cette distinction. L'infini ressemble parfaitement au
néant : ils sont tous deux inconcevables. A mon avis,
la perfection coûte très cher : on la paye de
tout son être, et pour l'obtenir il faut cesser
d'exister. C'est là une disgrâce à
laquelle Dieu lui-même n'a pas échappé
depuis que les philosophes se sont mis en tête de le
perfectionner. Après cela, si nous ne savons pas ce
que c'est que de ne pas être, nous ignorons par
là même ce que c'est que d'être. Nous ne
savons rien. On dit qu'il est impossible aux hommes de
s'entendre. Je croirais, en dépit du bruit de nos
disputes, qu'il leur est au contraire impossible de ne pas
tomber finalement d'accord, ensevelis côte à
côte sous l'amas des contradictions qu'ils ont
entassées, comme Pélion sur Ossa.
COTTA - J'aime beaucoup la philosophie et je l'étudie
à mes heures de loisir. Mais je ne la comprends bien
que dans les livres de Cicéron. Esclaves, versez le
vin miellé !
CALLICRATE - Voilà une chose singulière ! Quand
je suis à jeun, je songe au temps où les
poètes tragiques s'asseyaient aux banquets des bons
tyrans et l'eau m'en vient à la bouche. Mais
dès que j'ai goûté le vin opime que tu
nous verses abondamment, généreux Lucius, je ne
rêve que luttes civiles et combats
héroïques. Je rougis de vivre en des temps sans
gloire, j'invoque la liberté et je répands mon
sang en imagination avec les derniers Romains dans les champs
de Philippes.
COTTA - Au déclin de la république, mes
aïeux sont morts avec Brutus pour la liberté.
Mais on peut douter si ce qu'ils appelaient la liberté
du peuple romain n'était pas, en
réalité, la faculté de le gouverner
eux-mêmes. Je ne nie pas que la liberté ne soit
pour une nation le premier des biens. Mais plus je vis et
plus je me persuade qu'un gouvernement fort peut seul
l'assurer aux citoyens. J'ai exercé pendant quarante
ans les plus hautes charges de l'Etat et ma longue
expérience m'a enseigné que le peuple est
opprimé quand le pouvoir est faible. Aussi ceux qui,
comme la plupart des rhéteurs, s'efforcent d'affaiblir
le gouvernement, commettent-ils un crime détestable.
Si la volonté d'un seul s'exerce parfois d'une
façon funeste, le consentement populaire rend toute
résolution impossible. Avant que la majesté de
la paix romaine couvrît le monde, les peuples ne furent
heureux que sous d'intelligents despotes.
HERMODORE - Pour moi, Lucius, je pense qu'il n'y a point de
bonne forme de gouvernement et qu'on n'en saurait
découvrir, puisque les Grecs ingénieux, qui
conçurent tant de formes heureuses, ont cherché
celle-là sans pouvoir la trouver. A cet égard,
tout espoir nous est désormais interdit. On
reconnaît à des signes certains que le monde est
près de s'abîmer dans l'ignorance et dans la
barbarie. Il nous était donné, Lucius,
d'assister à l'agonie terrible de la civilisation. De
toutes les satisfactions que procuraient l'intelligence, la
science et la vertu, il ne nous reste plus que la joie
cruelle de nous regarder mourir.
COTTA - Il est certain que la faim du peuple et l'audace des
barbares sont des fléaux redoutables. Mais avec une
bonne flotte, une bonne armée et de bonnes
finances...
HERMODORE - Que sert de se flatter ? L'empire expirant offre
aux barbares une proie facile. Les cités
qu'édifièrent le génie hellénique
et la patience latine seront bientôt saccagées
par des sauvages ivres. Il n'y aura plus sur la terre ni art
ni philosophie. Les images des dieux seront renversées
dans les temples et dans les âmes. Ce sera la nuit de
l'esprit et la mort du monde. Comment croire en effet que les
Sarmates se livreront jamais aux travaux de l'intelligence,
que les Germains cultiveront la musique et la philosophie,
que les Quades et les Marcomans adoreront les dieux immortels ? Non ! Tout penche et s'abîme. Cette vieille Egypte
qui a été le berceau du monde en sera
l'hypogée ; Sérapis, dieu de la mort, recevra
les suprêmes adorations des mortels et j'aurai
été le dernier prêtre du dernier
dieu.
A ce moment une figure étrange souleva la tapisserie,
et les convives virent devant eux un petit homme bossu dont
le crâne chauve s'élevait en pointe. Il
était vêtu, à la mode asiatique, d'une
tunique d'azur et portait autour des jambes, comme les
barbares, des braies rouges, semées d'étoiles
d'or. En le voyant, Paphnuce reconnut Marcus l'Arien, et
craignant de voir tomber la foudre, il porta ses mains
au-dessus de sa tête et pâlit d'épouvante.
Ce que n'avaient pu dans ce banquet des démons, ni les
blasphèmes des païens, ni les erreurs horribles
des philosophes, le seule présence de
l'hérétique étonna son courage. Il
voulut fuir, mais son regard ayant rencontré celui de
Thaïs, il se sentit soudain rassuré. Il avait lu
dans l'âme de la prédestinée et compris
que celle qui allait devenir une sainte le protégeait
déjà. Il saisit un pan de la robe qu'elle
laissait traîner sur le lit, et pria mentalement le
Sauveur Jésus.
Un murmure flatteur avait accueilli la venue du personnage
qu'on nommait le Platon des chrétiens. Hermodore lui
parla le premier :
- Très illustre Marcus, nous nous réjouissons
tous de te voir parmi nous et l'on peut dire que tu viens
à propos. Nous ne connaissons de la doctrine des
chrétiens que ce qui en est publiquement
enseigné. Or, il est certain qu'un philosophe tel que
toi ne peut penser ce que pense le vulgaire et nous sommes
curieux de savoir ton opinion sur les principaux
mystères de la religion que tu professes. Notre cher
Zénothémis qui, tu le sais, est avide de
symboles, interrogeait tout à l'heure l'illustre
Paphnuee sur les livres des Juifs. Mais Paphnuce ne lui a
point fait de réponse et nous ne devons pas en
être surpris, puisque notre hôte est voué
au silence et que le Dieu a scellé sa langue dans le
désert. Mais toi, Marcus, qui as porté la
parole dans les synodes des chrétiens et jusque dans
les conseils du divin Constantin, tu pourras, si tu veux,
satisfaire notre curiosité en nous
révélant les vérités
philosophiques qui sont enveloppées dans les fables
des chrétiens. La première de ces
vérités n'est-elle pas l'existence de ce Dieu
unique, auquel, pour ma part, je crois fermement ?
MARCUS - Oui, vénérables frères, je
crois en un seul Dieu, non engendré, seul
éternel, principe de toutes choses.
NICIAS - Nous savons, Marcus, que ton Dieu a
créé le monde. Ce fut, certes, une grande crise
dans son existence. Il existait déjà depuis une
éternité avant d'avoir pu s'y résoudre.
Mais, pour être juste, je reconnais que sa situation
était des plus embarrassantes. Il lui fallait demeurer
inactif pour rester parfait et il devait agir s'il voulait se
prouver à lui-même sa propre existence. Tu
m'assures qu'il s'est décidé à agir. Je
veux le croire, bien que ce soit de la part d'un Dieu parfait
une impardonnable imprudence. Mais, dis-nous, Marcus, comment
il s'y est pris pour créer le monde.
MARCUS - Ceux qui, sans être chrétiens,
possèdent, comme Hermodore et
Zénothémis, les principes de la connaissance,
savent que Dieu n'a pas créé le monde
directement et sans intermédiaire. Il a donné
naissance à un fils unique, par qui toutes choses ont
été faites.
HERMODORE - Tu dis vrai, Marcus ; et ce fils est
indifféremment adoré sous les noms
d'Hermès, de Mithra, d'Adonis, d'Apollon et de
Jésus.
MARCUS - Je ne serais point chrétien si je lui donnais
d'autres noms que ceux de Jésus, de Christ et de
Sauveur. Il est le vrai fils de Dieu. Mais il n'est pas
éternel, puisqu'il a eu un commencement ; quant
à penser qu'il existait avant d'être
engendré, c'est une absurdité qu'il faut
laisser aux mulets de Nicée et à l'âne
rétif qui gouverna trop longtemps l'Eglise
d'Alexandrie sous le nom maudit d'Athanase.
A ces mots, Paphnuce, blême et le front baigné
d'une sueur d'agonie, fit le signe de la croix et
persévéra dans son silence sublime.
Marcus poursuivit :
- Il est clair que l'inepte symbole de Nicée attente
à la majesté du Dieu unique, en l'obligeant
à partager ses indivisibles attributs avec sa propre
émanation, le médiateur par qui toutes choses
furent faites. Renonce à railler le Dieu vrai des
chrétiens, Nicias ; sache, que, pas plus que les lis
des champs, il ne travaille ni ne file. L'ouvrier, ce n'est
pas lui, c'est son fils unique, c'est Jésus qui, ayant
créé le monde, vint ensuite réparer son
ouvrage. Car la création ne pouvait être
parfaite et le mal s'y était mêlé
nécessairement au bien.
NICIAS - Qu'est-ce que le bien et qu'est-ce que le mal ?
Il y eut un moment de silence pendant lequel Hermodore, le
bras étendu sur la nappe, montra un petit âne,
en métal de Corinthe, qui portait deux paniers
contenant, l'un des olives blanches, l'autre des olives
noires.
- Voyez ces olives, dit-il. Notre regard est
agréablement flatté par le contraste de leurs
teintes, et nous sommes satisfaits que celles-ci soient
claires et celles-là sombres. Mais si elles
étaient douées de pensée et de
connaissance, les blanches diraient : il est bien qu'une
olive soit blanche, il est mal qu'elle soit noire, et le
peuple des olives noires détesterait le peuple des
olives blanches. Nous en jugeons mieux, car nous sommes
autant au-dessus d'elles que les dieux sont au-dessus de
nous. Pour l'homme qui ne voit qu'une partie des choses, le
mal est un mal ; pour Dieu, qui comprend tout, le mal est un
bien. Sans doute la laideur est laide et non pas belle ; mais
si tout était beau le tout ne serait pas beau. Il est
donc bien qu'il y ait du mal, ainsi que l'a
démontré ie second Platon, plus grand que le
premier.
EUCRITE - Parlons plus vertueusement. Le mal est un mal, non
pour le monde dont il ne détruit pas l'indestructible
harmonie, mais pour le méchant qui le fait et qui
pouvait ne pas le faire.
COTTA - Par Jupiter ! voilà un bon raisonnement !
EUCRITE - Le monde est la tragédie d'un excellent
poète. Dieu qui la composa, a désigné
chacun de nous pour y jouer un rôle. S'il veut que tu
sois mendiant, prince ou boiteux, fais de ton mieux le
personnage qui t'a été assigné.
NICIAS - Assurément il sera bon que le boiteux de la
tragédie boite comme Héphaistos ; il sera bon
que l'insensé s'abandonne aux fureurs d'Ajax, que la
femme incestueuse renouvelle les crimes de Phèdre, que
le traître trahisse, que le fourbe mente, que le
meurtrier tue, et quand la pièce sera jouée,
tous les acteurs, rois, justes, tyrans sanguinaires, vierges
pieuses, épouses impudiques, citoyens magnanimes et
lâches assassins recevront du poète une part
égale de félicitations.
EUCRITE - Tu dénatures ma pensée, Nicias, et
changes une belle jeune fille en gorgone hideuse. Je te
plains d'ignorer la nature des dieux, la justice et les lois
éternelles.
ZENOTHEMIS - Pour moi, mes amis, je crois à la
réalité du bien et du mal. Mais je suis
persuadé qu'il n'est pas une seule action humaine,
fût-ce le baiser de Judas, qui ne porte en elle un
germe de rédemption. Le mal concourt au salut final
des hommes, et en cela, il procède du bien et
participe des mérites attachés au bien. C'est
ce que les chrétiens ont admirablement exprimé
par le mythe de cet homme au poil roux qui pour trahir son
maître lui donna le baiser de paix, et assura par un
tel acte le salut des hommes. Aussi rien n'est-il, à
mon sens, plus injuste et plus vain que la haine dont
certains disciples de Paul le tapissier poursuivent le plus
malheureux des apôtres de Jésus, sans songer que
le baiser de l'Iscariote, annoncé par Jésus
lui-même, était nécessaire selon leur
propre doctrine à la rédemption des hommes et
que, si Judas n'avait pas reçu la bourse de trente
sicles, la sagesse divine était démentie, la
Providence déçue, ses desseins renversés
et le monde rendu au mal, à l'ignorance, à la
mort.
MARCUS - La sagesse divine avait prévu que Judas,
libre de ne pas donner le baiser du traître, le
donnerait pourtant. C'est ainsi qu'elle a employé le
crime de l'Iscariote comme une pierre dans l'édifice
merveilleux de la rédemption.
ZENOTHEMIS - Je t'ai parlé tout à l'heure,
Marcus, comme si je croyais que la rédemption des
hommes avait été accomplie par Jésus
crucifié, parce que je sais que telle est la croyance
des chrétiens et que j'entrais dans leur pensée
pour mieux saisir le défaut de ceux qui croient
à la damnation éternelle de Judas. Mais en
réalité Jésus n'est à mes yeux
que le précurseur de Basilide et de Valentin. Quant au
mystère de la rédemption, je vous dirai, chers
amis, pour peu que vous soyez curieux de l'entendre, comment
il s'est véritablement accompli sur la terre.
Les convives firent un signe d'assentiment. Semblables aux
vierges athéniennes avec les corbeilles sacrées
de Cérès, douze jeunes filles, portant sur leur
tête des paniers de grenades et de pommes,
entrèrent dans la salle d'un pas léger dont la
cadence était marquée par une flûte
invisible. Elles posèrent les paniers sur la table, la
flûte se tut et Zénothémis parla de la
sorte :
- Quand Eunoia, la pensée de Dieu, eut
créé le monde, elle confia aux anges le
gouvernement de la terre. Mais ceux-ci ne gardèrent
point la sérénité qui convient aux
maîtres. Voyant que les filles des hommes
étaient belles, ils les surprirent, le soir, au bord
des citernes, et ils s'unirent à elles. De ces hymens
sortit une race violente qui couvrit la terre d'injustice et
de cruautés, et la poussière des chemins but le
sang innocent. A cette vue Eonoia fut prise d'une tristesse
infinie :
- « Voilà donc ce que j'ai fait ! soupira-t-elle, en se penchant vers le monde. Mes enfants
sont plongés par ma faute dans la vie amère.
Leur souffrance est mon crime et je veux l'expier. Dieu
même, qui ne pense que par moi, serait impuissant
à leur rendre la pureté première. Ce qui
est fait est fait, et la création est à jamais
manquée. Du moins, je n'abandonnerai pas mes
créatures. Si je ne puis les rendre heureuses comme
moi, je peux me rendre malheureuse comme elles. Puisque j'ai
commis la faute de leur donner des corps qui les humilient,
je prendrai moi-même un corps semblable aux leurs et
j'irai vivre parmi elles ». Ayant ainsi
parlé, Eunoia descendit sur la terre et s'incarna dans
le sein d'une tyndaride. Elle naquit petite et débile
et reçut le nom d'Hélène. Soumise aux
travaux de la vie, elle grandit bientôt en grâce
et en beauté, et devint la plus désirée
des femmes, comme elle l'avait résolu, afin
d'être éprouvée dans son corps mortel par
les plus illustres souillures. Proie inerte des hommes
lascifs et violents, elle se dévoua au rapt et
à l'adultère en expiation de tous les
adultères, de toutes les violences, de toutes les
iniquités, et causa par sa beauté la ruine des
peuples, pour que Dieu pût pardonner les crimes de
l'univers. Et jamais la pensée céleste, jamais
Eunoia ne fut si adorable qu'aux jours où, femme, elle
se prostituait aux héros et aux bergers. Les
poètes devinaient sa divinité, quand ils la
peignaient si paisible, si superbe et si fatale, et
lorsqu'ils lui faisaient cette invocation : « Ame
sereine comme le calme des mers ! »
C'est ainsi qu'Eunoia fut entraînée par la
pitié dans le mal et dans la souffrance. Elle mourut,
et les Lacédémoniens montrent son tombeau, car
elle devait connaître la mort après la
volupté et goûter tous les fruits amers qu'elle
avait semés. Mais, s'échappant de la chair
décomposée d'Hélène, elle
s'incarna dans une autre forme de femme et s'offrit de
nouveau à tous les outrages. Ainsi, passant de corps
en corps, et traversant parmi nous les âges mauvais,
elle prend sur elle les péchés du monde. Son
sacrifice ne sera point vain. Attachée à nous
par les liens de la chair, aimant et pleurant avec nous, elle
opérera sa rédemption et la nôtre, et
nous ravira, suspendus à sa blanche poitrine, dans la
paix du ciel reconquis.
HERMODORE - Ce mythe ne m'était point inconnu. Il me
souvient qu'on a conté qu'en une de ses
métamorphoses, cette divine Hélène
vivait auprès du magicien Simon, sous Tibère
empereur. Je croyais toutefois que sa déchéance
était involontaire et que les anges l'avaient
entraînée dans leur chute.
ZENOTHEMIS - Hermodore, il est vrai que des hommes mal
initiés aux mystères ont pensé que la
triste Eunoia n'avait pas consenti sa propre
déchéance. Mais, s'il en était ainsi
qu'ils prétendent, Eunoia ne serait pas la courtisane
expiatrice, l'hostie couverte de toutes les macules, le pain
imbibé du vin de nos hontes, l'offrande
agréable, le sacrifice méritoire, l'holocauste
dont la fumée monte vers Dieu. S'ils n'étaient
point volontaires ses péchés n'auraient point
de vertu.
CALLICRATE - Mais veux-tu que je t'apprenne,
Zénothémis, dans quel pays, sous quel nom, en
quelle forme adorable vit aujourd'hui cette
Hélène toujours renaissante ?
ZENOTHEMIS - Il faut être très sage pour
découvrir un tel secret. Et la sagesse, Callicrate,
n'est pas donnée aux poètes, qui vivent dans le
monde grossier des formes et s'amusent, comme les enfants,
avec des sons et de vaines images.
CALLICRATE - Crains d'offenser les dieux, impie
Zénothémis ; les poètes leur sont chers.
Les premières lois furent dictées en vers par
les immortels eux-mêmes, et les oracles des dieux sont
des poèmes. Les hymnes ont pour les oreilles
célestes d'agréables sons. Qui ne sait que les
poètes sont des devins et que rien ne leur est
caché ? Etant poète moi-même et ceint du
laurier d'Apollon, je révélerai à tous
la dernière incarnation d'Eunoia. L'éternelle
Hélène est près de vous : elle nous
regarde et nous la regardons. Voyez cette femme
accoudée aux coussins de son lit, si belle et toute
songeuse, et dont les yeux ont des larmes, les lèvres
des baisers. C'est elle ! Charmante comme aux jours de Priam
et de l'Asie en fleur, Eunoia se nomme aujourd'hui
Thaïs.
PHILINA - Que dis-tu, Callicrate ? Notre chère
Thaïs aurait connu Paris, Mélénas et les
Achéens aux belles cnémides qui combattaient
devant Ilion ! Etait-il grand, Thaïs, le cheval de Troie ?
ARISTOBULE - Qui parle d'un cheval ?
- J'ai bu comme un Thrace ! s'écria
Chéréas. Et il roula sous la table.
Callicrate, élevant sa coupe :
- Je bois aux Mises héliconiennes, qui m'ont promis
une mémoire que n'obscurcira jamais l'aile sombre de
la nuit fatale !
Le vieux Cotta dormait et sa tête chauve se
balançait lentement sur ses larges
épaules.
Depuis quelque temps, Dorion s'agitait dans son manteau
philosophique. Il s'approcha en chancelant du lit de
Thaïs :
- Thaïs, je t'aime, bien qu'il soit indigne de moi
d'aimer une femme.
THAIS - Pourquoi ne m'aimais-tu pas tout à l'heure ?
DORION - Parce que j'étais à jeun.
THAIS - Mais moi, non pauvre ami, qui n'ai bu que de l'eau,
souffre que je ne t'aime pas.
Dorion n'en voulut pas entendre davantage et se glissa
auprès de Drosé qui l'appelait du regard pour
l'enlever à son amie. Zénothémis prenant
la place quittée donna à Thaïs un baiser
sur la bouche.
THAIS - Je te croyais plus vertueux.
ZENOTHEMIS - Je suis parfait, et les parfaits ne sont tenus
à aucune loi.
THAIS - Mais ne crains-tu pas de souiller ton âme dans
les bras d'une femme ?
ZENOTHEMIS - Le corps peut céder au désir, sans
que l'âme en soit occupée.
THAIS - Va-t'en ! Je veux qu'on m'aime de corps et
d'âme. Tous ces philosophes sont des boucs !
Les lampes s'éteignaient, une à une. Un jour
pâle, qui pénétrait par les fentes des
tentures, frappait les visages livides et les yeux
gonflés des convives. Aristobule, tombé les
poings fermés à côté de
Chéréas, envoyait en songe ses palefreniers
tourner la meule. Zénothémis pressait dans ses
bras Philina défaite. Dorion versait sur la gorge nue
de Drosé des gouttes de vin qui roulaient comme des
rubis de la blanche poitrine agitée par le rire et que
le philosophe poursuivait avec ses lèvres pour les
boire sur la chair glissante. Eucrite se leva ; et posant le
bras sur l'épaule de Nicias, il l'entraîna au
fond de la salle.
- Ami, lui dit-il en souriant, si tu penses encore, à
quoi penses-tu ?
- Je pense que les amours des femmes sont semblables aux
jardins d'Adonis.
- Que veux-tu dire ?
- Ne sais-tu pas, Eucrite, que les femmes font chaque
année de petits jardins sur leur terrasse, en plantant
pour l'amant de Vénus des rameaux dans des vases
d'argile ? Ces rameaux verdoient peu de temps et se
fanent.
- Ami, n'ayons donc souci ni de ces amours ni de ces jardins.
C'est folie de s'attacher à ce qui passe.
- Si la beauté n'est qu'une ombre le désir
n'est qu'un éclair. Quelle folie y a-t-il à
désirer la beauté ? N'est-il pas raisonnable,
au contraire, que ce qui passe aille à ce qui ne dure
pas et que l'éclair dévore l'ombre glissante ?
- Nicias, tu me sembles un enfant qui joue aux osselets.
Crois-moi : sois libre. C'est par là qu'on est
homme.
- Comment peut-on être libre, Eucrite, quand on a un
corps ?
- Tu le verras tout à l'heure, mon fils. Tout à
l'heure tu diras : Eucrite était libre.
Le vieillard parlait adossé à une colonne de
porphyre, le front éclairé par les premiers
rayons de l'aube. Hermodore et Marcus, s'étant
approchés, se tenaient devant lui à
côté de Nicias, et tous quatre,
indifférents aux rires et aux cris des buveurs,
s'entretenaient des choses divines. Eucrite s'exprimait avec
tant de sagesse que Marcus lui dit :
- Tu es digne de connaître le vrai Dieu.
Eucrite répondit :
- Le vrai Dieu est dans le cœur du sage. Puis ils
parlèrent de la mort.
- Je veux, dit Eucrite, qu'elle me trouve occupé
à me corriger moi-même et attentif à tous
mes devoirs. Devant elle, je lèverai au ciel mes mains
pures et je dirai aux dieux : « Vos images, dieux,
que vous avez posées dans le temple de mon âme,
je ne les ai point souillées ; j'y ai suspendu mes
pensées ainsi que des guirlandes, des bandelettes et
des couronnes. J'ai vécu en conformité avec
votre providence. J'ai assez vécu ».
En parlant ainsi, il levait les bras au ciel et son visage
resplendissait de lumière.
Il resta pensif un instant. Puis il reprit avec une
allégresse profonde :
- Détache-toi de la vie, Eucrite, comme l'olive
mûre qui tombe, en rendant grâce à l'arbre
qui l'a portée et en bénissant la terre sa
nourrice !
A ces mots, tirant d'un pli de sa robe un poignard nu, il le
plongea dans sa poitrine.
Quand ceux qui l'écoutaient saisirent ensemble son
bras, la pointe du fer avait pénétré
dans le cœur du sage ; Eucrite était entré
dans le repos. Hermodore et Nicias portèrent le corps
pâle et sanglant sur un des lits du festin, au milieu
des cris aigus des femmes, des grognements des convives
dérangés dans leur assoupissement et des
souffles de volupté étouffés dans
l'ombre des tapis. Le vieux Cotta, réveillé de
son léger sommeil de soldat, était
déjà auprès du cadavre, examinant la
plaie et criant :
- Qu'on appelle mon médecin Aristée ! Nicias
secoua la tête :
- Eucrite n'est plus, dit-il. Il a voulu mourir comme
d'autres veulent aimer. Il a, comme nous tous, obéi
à l'ineffable désir. Et le voilà
maintenant semblable aux dieux qui ne désirent
rien.
Cotta se frappait le front :
- Mourir ? vouloir mourir quand on peut encore servir l'Etat,
quelle aberration !
Cependant Paphnuce et Thaïs étaient restés
immobiles, muets, côte à côte, l'âme
débordant de dégoût, d'horreur et
d'espérance.
Tout à coup le moine saisit par la main la
comédienne ; enjamba avec elle les ivrognes abattus
près des êtres accouplés et, les pieds
dans le vin et le sang répandus, il l'entraîna
dehors.