Livre II - Le papyrus (2) |
Le jour se levait rose sur la ville. Les longues
colonnades s'étendaient des deux côtés de
la voie solitaire, dominées au loin par le faîte
étincelant du tombeau d'Alexandre. Sur les dalles de
la chaussée, traînaient çà et
là des couronnes effeuillées et des torches
éteintes. On sentait dans l'air les souffles frais de
la mer. Paphnuce arracha avec dégoût sa robe
somptueuse et en foula les lambeaux sous ses pieds. |
Thaïs, le cœur soulevé des dégoûts
de cette nuit, et ressentant l'indifférence et la
brutalité des hommes, la méchanceté des
femmes, le poids des heures, soupirait :
- Je suis fatiguée à mourir, ô mon
père ! Où trouver le repos ? Je me sens le
front brûlant, la tête vide et les bras si las
que je n'aurais pas la force de saisir le bonheur, si l'on
venait le tendre à portée de ma main...
Paphnuce la regardait avec bonté :
- Courage, ô ma soeur : l'heure du repos se lève
pour toi, blanche et pure comme ces vapeurs que tu vois
monter des jardins et des eaux.
Ils approchaient de la maison de Thaïs et voyaient
déjà, au-dessus du mur, les têtes des
platanes et des térébinthes, qui entouraient la
grotte des Nymphes, frissonner dans la rosée au
souffle du matin. Une place publique était devant eux,
déserte, entourée de stèles et de
statues votives, et portant à ses
extrémités des bancs de marbre en
hémicycle, et que soutenaient des chimères.
Thaïs se laissa tomber sur un de ces bancs. Puis,
élevant vers le moine un regard anxieux, elle demanda
:
- Que faut-il faire ?
- Il faut, répondit le moine, suivre Celui qui est
venu te chercher. Il te détache du siècle comme
le vendangeur cueille la grappe qui pourrirait sur l'arbre et
la porte au pressoir pour la changer en vin parfumé.
Ecoute : il est, à douze heures d'Alexandrie, vers
l'Occident, non loin de la mer, un monastère de femmes
dont la règle, chef-d'oeuvre de sagesse,
mériterait d'être mise en vers lyriques et
chantée aux sons du théorbe et des tambourins.
On peut dire justement que les femmes qui y sont soumises,
posant les pieds à terre, ont le front dans le ciel.
Elles mènent en ce monde la vie des anges. Elle
veulent être pauvres afin que Jésus les aime,
modestes afin qu'il les regarde, chastes afin qu'il les
épouse. Il les visite chaque jour en habit de
jardinier, les pieds nus, ses belles mains ouvertes, et tel
enfin qu'il se montra à Marie sur la voie du Tombeau.
Or, je te conduirai aujourd'hui même dans ce
monastère, ma Thaïs, et bientôt unie
à ces saintes filles, tu partageras leurs
célestes entretiens. Elles t'attendent comme une
soeur. Au seuil du couvent, leur mère, la pieuse
Albine, te donnera le baiser de paix et dira :
« Ma fille, sois la bienvenue ! »
La courtisane poussa un cri d'admiration :
- Albine ! une fille des Césars ! La petite
nièce de l'empereur Carus !
- Elle-même ! Albine qui, née dans la pourpre,
revêtit la bure et, fille des maîtres du monde,
s'éleva au rang de servante de Jésus-Christ.
Elle sera ta mère.
Thaïs se leva et dit :
- Mène-moi donc à la maison d'Albine. Et
Paphnuce, achevant sa victoire :
- Certes je t'y conduirai et là, je t'enfermerai dans
une cellule où tu pleureras tes péchés.
Car il ne convient pas que tu te mêles aux filles
d'Albine avant d'être lavée de toutes tes
souillures. Je scellerai ta porte, et, bienheureuse
prisonnière, tu attendras dans les larmes que
Jésus lui-même vienne, en signe de pardon,
rompre le sceau que j'aurai mis. N'en doute pas, il viendra,
Thaïs ; et quel tressaillement agitera la chair de ton
âme quand tu sentiras des doigts de lumière se
poser sur tes yeux pour en essuyer les pleurs !
Thaïs dit pour la seconde fois :
- Mène-moi, mon père, à la maison
d'Albine.
Le cœur inondé de joie, Paphnuce promena ses regards
autour de lui et goûta presque sans crainte le plaisir
de contempler les choses créées ; ses yeux
buvaient délicieusement la lumière de Dieu, et
des souffles inconnus passaient sur son front. Tout à
coup, reconnaissant, à l'un des angles de la place
publique, la petite porte par laquelle on entrait dans la
maison de Thaïs, et songeant que les beaux arbres dont
il admirait les cimes ombrageaient les jardins de la
courtisane, il vit en pensée les impuretés qui
y avaient souillé l'air, aujourd'hui si léger
et si pur, et son âme en fut soudain si
désolée qu'une rosée amère
jaillit de ses yeux.
- Thaïs, dit-il, nous allons fuir sans tourner la
tête. Mais nous ne laisserons pas derrière nous
les instruments, les témoins, les complices de tes
crimes passés, ces tentures épaisses, ces lits,
ces tapis, ces urnes de parfums, ces lampes qui crieraient
ton infamie ? Veux-tu qu'animés par des démons,
emportés par l'esprit maudit qui est en eux, ces
meubles criminels courent après toi jusque dans le
désert ? Il n'est que trop vrai qu'on voit des tables
de scandale, des sièges infâmes servir d'organes
aux diables, agir, parler, frapper le sol et traverser les
airs. Périsse tout ce qui vit ta honte ! Hâte-toi, Thaïs ! et, tandis que la ville est
encore endormie, ordonne à tes esclaves de dresser au
milieu de cette place un bûcher sur lequel nous
brûlerons tout ce que ta demeure contient de richesses
abominables.
Thaïs y consentit.
- Fais ce que tu veux, mon père, dit-elle. Je sais que les objets inanimés servent parfois de séjour aux esprits. La nuit, certains meubles parlent, soit en frappant des coups à intervalles réguliers, soit en jetant des petites lueurs semblables à des signaux. Mais cela n'est rien encore. N'as-tu pas remarqué, mon père, en entrant dans la grotte des Nymphes, à droite, une statue de femme nue et prête à se baigner ? Un jour, j'ai vu de mes yeux cette statue tourner la tête comme une personne vivante et reprendre aussitôt son attitude ordinaire. J'en ai été glacée d'épouvante. Nicias, à qui j'ai conté ce prodige, s'est moqué de moi ; pourtant il y a quelque magie en cette statue, car elle inspira de violents désirs à un certain Dalmate que ma beauté laissait insensible. Il est certain que j'ai vécu parmi des choses enchantées et que j'étais exposée aux plus grands périls, car on a vu des hommes étouffés par l'embrassement d'une statue d'airain. Pourtant, il est regrettable de détruire des ouvrages précieux faits avec une rare industrie, et si l'on brûle mes tapis et mes tentures, ce sera une grande perte. Il y en a dont la beauté des couleurs est vraiment admirable et qui ont coûté très cher à ceux qui me les ont donnés. Je possède également des coupes, des statues et des tableaux dont le prix est grand. Je ne crois pas qu'il faille les faire périr. Mais toi qui sais ce qui est nécessaire, fais ce que tu veux mon père. |
En parlant ainsi, elle suivit le moine jusqu'à la
petite porte où tant de guirlandes et de couronnes
avaient été suspendues et, l'ayant fait ouvrir,
elle dit au portier d'appeler tous les esclaves de la maison.
Quatre Indiens, gouverneurs des cuisines, parurent les
premiers. Ils avaient tous quatre la peau jaune et tous
quatre étaient borgnes. Ç'avait
été pour Thaïs un grand travail et un
grand amusement de réunir ces quatre esclaves de
même race et atteints de la même
infirmité. Quand ils servaient à table, ils
excitaient la curiosité des convives, et Thaïs
les forçait à conter leur histoire. Ils
attendirent en silence. Leurs aides les suivaient. Puis
vinrent les valets d'écurie, les veneurs, les porteurs
de litière et les fourriers aux jarrets de bronze,
deux jardiniers velus comme des Priapes, six nègres
d'un aspect féroce, trois esclaves grecs, l'un
grammairien, l'autre poète et le troisième
chanteur. Ils s'étaient tous rangés en ordre
sur la place publique, quand accoururent les négresses
curieuses, inquiètes, roulant de gros yeux ronds, la
bouche fendue jusqu'aux anneaux de leurs oreilles. Enfin,
rajustant leurs voiles et traînant languissamment leurs
pieds, qu'entravaient de minces chaînettes d'or,
parurent, l'air maussade, six belles esclaves blanches. Quand
ils furent tous réunis, Thaïs leur dit en
montrant Paphnuce :
- Faites ce que cet homme va vous ordonner, car l'esprit de
Dieu est en lui et, si vous lui désobéissiez,
vous tomberiez morts.
Elle croyait en effet, pour l'avoir entendu dire, que les
saints du désert avaient le pouvoir de plonger dans la
terre entr'ouverte et fumante les impies qu'ils frappaient de
leur bâton.
Paphnuce renvoya les femmes et avec elles les esclaves grecs
qui leur ressemblaient et dit aux autres :
- Apportez du bois au milieu de la place, faites un grand feu
et jetez-y pêle-mêle tout ce que contient la
maison et la grotte.
Surpris, ils demeuraient immobiles et consultaient leur
maîtresse du regard. Et comme elle restait inerte et
silencieuse, ils se pressaient les uns contre les autres, en
tas, coude à coude, doutant si ce n'était pas
une plaisanterie.
- Obéissez, dit le moine.
Plusieurs étaient chrétiens. Comprenant l'ordre
qui leur était donné, ils allèrent
chercher dans la maison du bois et des torches. Les autres
les imitèrent sans déplaisir, car, étant
pauvres, ils détestaient les richesses et avaient,
d'instinct, le goût de la destruction. Comme
déjà ils élevaient le bûcher,
Paphnuce dit à Thaïs :
- J'ai songé un instant à appeler le
trésorier de quelque église d'Alexandrie (si
tant est qu'il en reste une seule digne encore du nom
d'église et non souillée par les bêtes
ariennes), et à lui donner tes biens, femme, pour les
distribuer aux veuves et changer ainsi le gain du crime en
trésor de justice. Mais cette pensée ne venait
pas de Dieu, et je l'ai repoussée, et certes, ce
serait trop grièvement offenser les bien-aimées
de Jésus-Christ que de leur offrir les
dépouilles de la luxure. Thaïs, tout ce que tu as
touché doit être dévoré par le feu
jusqu'à l'âme. Grâces au ciel, ces
tuniques, ces voiles, qui virent des baisers plus
innombrables que les rides de la mer, ne sentiront plus que
les lèvres et les langues des flammes. Esclaves,
hâtez-vous ! Encore du bois ! Encore des flambeaux et
des torches ! Et toi, femme, rentre dans ta maison,
dépouille les infâmes parures et va demander
à la plus humble de tes esclaves, comme une faveur
insigne, la tunique qu'elle revêt pour nettoyer les
planchers.
Thaïs obéit. Tandis que les Indiens
agenouillés soufflaient sur les tisons, les
nègres jetaient dans le bûcher des coffres
d'ivoire ou d'ébène ou de cèdre qui,
s'entr'ouvrant, laissaient couler des couronnes, des
guirlandes et des colliers. La fumée montait en
colonne sombre comme dans les holocaustes agréables de
l'ancienne loi. Puis le feu qui couvait, éclatant tout
à coup, fit entendre un ronflement de bête
monstrueuse, et des flammes presque invisibles
commencèrent à dévorer leurs
précieux aliments. Alors les serviteurs s'enhardirent
à l'ouvrage ; ils traînaient allègrement
les riches tapis, les voiles brodés d'argent, les
tentures fleuries. Ils bondissaient sous le poids des tables,
des fauteuils, des coussins épais, des lits aux
chevilles d'or. Trois robustes Ethiopiens accoururent tenant
embrassées ces statues colorées des Nymphes
dont l'une avait été aimée comme une
mortelle ; et l'on eût dit des grands singes ravisseurs
de femmes. Et quand, tombant des bras de ces monstres, les
belles formes nues se brisèrent sur les dalles, on
entendit un gémissement.
A ce moment, Thaïs parut, ses cheveux
dénoués coulant à longs flots, nu-pieds
et vêtue d'une tunique informe et grossière qui,
pour avoir seulement touché son corps,
s'imprégnait d'une volupté divine.
Derrière elle, s'en venait un jardinier portant
noyé, dans sa barbe flottante, un Eros d'ivoire.
Elle fit signe à l'homme de s'arrêter et
s'approchant de Paphnuce, elle lui montra le petit dieu
:
- Mon père, demanda-t-elle, faut-il aussi le jeter
dans les flammes ? Il est d'un travail antique et merveilleux
et il vaut cent fois son poids d'or. Sa perte serait
irréparable, car il n'y aura plus jamais au monde un
artiste capable de faire un si bel Eros. Considère
aussi, mon père, que ce petit enfant est l'Amour et
qu'il ne faut pas le traiter cruellement. Crois-moi : l'amour
est une vertu et, si j'ai péché, ce n'est pas
par lui, mon père, c'est contre lui. Jamais je ne
regretterai ce qu'il m'a fait faire et je pleure seulement ce
que j'ai fait malgré sa défense. Il ne permet
pas aux femmes de se donner à ceux qui ne viennent
point en son nom. C'est pour cela qu'on doit l'honorer. Vois,
Paphnuce, comme ce petit Eros est joli ! Comme il se cache
avec grâce dans la barbe de ee jardinier ! Un jour,
Nicias, qui m'aimait alors, me l'apporta en me disant :
« Il te parlera de moi ». Mais
l'espiègle me parla d'un jeune homme que j'avais connu
Antioche et ne me parla pas de Nicias. Assez de richesses ont
péri sur ce bûcher, mon père ! Conserve
cet Eros et place-le dans quelque monastère. Ceux qui
le verront tourneront leur cœur vers Dieu, car l'Amour sait
naturellement s'élever aux célestes
pensées.
Le jardinier, croyant déjà le petit Eros
sauvé, lui souriait comme à un enfant, quand
Paphnuce, arrachant le dieu des bras qui le tenaient, le
lança dans les flammes en s'écriant :
- Il suffit que Nicias l'ait touché pour qu'il
répande tous les poisons.
Puis, saisissant lui-même à pleines mains les
robes étincelantes, les manteaux de pourpre, les
sandales d'or, les peignes, les strigiles, les miroirs, les
lampes, les théorbes et les lyres, il les jetait dans
ce brasier plus somptueux que le bûcher de Sardanapale,
pendant que, ivres de la joie de détruire, les
esclaves dansaient en poussant des hurlements sous une pluie
de cendres et d'étincelles.
Un à un, les voisins, réveillés par le
bruit, ouvraient leurs fenêtres et cherchaient, en se
frottant les yeux, d'où venait tant de fumée.
Puis ils descendaient à demi vêtus sur la place
et s'approchaient du bûcher :
- Qu'est cela ? pensaient-ils.
Il y avait parmi eux des marchands auxquels Thaïs avait
coutume d'acheter des parfums ou des étoffes, et
ceux-là, tout inquiets, allongeant leur tête
jaune et sèche, cherchaient à comprendre. Des
jeunes débauchés qui, revenant de souper,
passaient par là, précédés de
leurs esclaves, s'arrêtaient, le front couronné
de fleurs, la tunique flottante, et poussaient de grands
cris. Cette foule de curieux, sans cesse accrue, sut
bientôt que Thaïs, sous l'inspiration de
l'abbé d'Antinoé, brûlait ses richesses
avant de se retirer dans un monastère.
Les marchands songeaient :
- Thaïs quitte cette ville ; nous ne lui vendrons plus
rien ; c'est une chose affreuse à penser. Que
deviendrons-nous sans elle ? Ce moine lui a fait perdre la
raison. Il nous ruine. Pourquoi le laisse-t-on faire ? A quoi
servent les lois ? Il n'y a donc plus de magistrats à
Alexandrie ? Cette Thaïs n'a souci ni de nous ni de nos
femmes ni de nos pauvres enfants. Sa conduite est un scandale
public. Il faut la contraindre à rester malgré
elle dans cette ville.
Les jeunes gens songeaient de leur côté :
- Si Thaïs renonce aux jeux et à l'amour, c'en
est fait de nos plus chers amusements. Elle était la
gloire délicieuse, le doux honneur du
théâtre. Elle faisait la joie de ceux
mêmes qui ne la possédaient pas. Les femmes
qu'on aimait, on les aimait en elle ; il ne se donnait pas de
baisers dont elle fût tout à fait absente, car
elle était la volupté des voluptés, et
la seule pensée qu'elle respirait parmi nous nous
excitait au plaisir.
Ainsi pensaient les jeunes hommes, et l'un d'eux,
nommé Cérons, qui l'avait tenue dans ses bras,
criait au rapt et blasphémait le dieu Christ. Dans
tous les groupes, la conduite de Thaïs était
sévèrement jugée :
- C'est une fuite honteuse !
- Un lâche abandon !
- Elle nous retire le pain de la bouche.
- Elle emporte la dot de nos filles.
- Il faudra bien au moins qu'elle paie les couronnes que je
lui ai vendues.
- Et les soixante robes qu'elle m'a commandées.
- Elle doit à tout le monde.
- Qui représentera après elle Iphigénie,
Electre et Polyxène ? Le beau Polybe lui-même
n'y réussira pas comme elle.
- Il sera triste de vivre quand sa porte sera close.
- Elle était la claire étoile, la douce lune du
ciel alexandrin.
Les mendiants les plus célèbres de la ville,
aveugles, culs-de-jatte et paralytiques, étaient
maintenant rassemblés sur la place ; et, se
traînant dans l'ombre des riches, ils
gémissaient :
- Comment vivrons-nous quand Thaïs ne sera plus
là pour nous nourrir ? Les miettes de sa table
rassasiaient tous les jours deux cents malheureux, et ses
amants, qui la quittaient satisfaits, nous jetaient en
passant des poignées de pièces d'argent.
Des voleurs, répandus dans la foule, poussaient des
clameurs assourdissantes et bousculaient leurs voisins afin
d'augmenter le désordre et d'en profiter pour
dérober quelque objet précieux.
Seul, le vieux Taddée qui vendait la laine de Milet et
le lin de Tarente, et à qui Thaïs devait une
grosse somme d'argent, restait calme et silencieux au milieu
du tumulte. L'oreille tendue et le regard oblique, il
caressait sa barbe de bouc, et semblait pensif. Enfin,
s'étant approché du jeune Cérons, il le
tira par la manche et lui dit tout bas :
- Toi, le préféré de Thaïs, beau
seigneur, montre-toi et ne souffre pas qu'un moine te
l'enlève.
- Par Pollux et sa soeur, il ne le fera pas ! s'écria
Cérons. Je vais parler à Thaïs et sans me
flatter, je pense qu'elle m'écoutera un peu mieux que
ce Lapithe barbouillé de suie. Place ! Place, canaille !
Et, frappant du poing les hommes, renversant les vieilles
femmes, foulant aux pieds les petits enfants, il parvint
jusqu'à Thaïs et la tirant à part :
- Belle fille, lui dit-il, regarde-moi, souviens-toi, et dis
si vraiment tu renonces à l'amour.
Mais Paphnuce se jetant entre Thaïs et Cérons
:
- Impie, s'écria-t-il, crains de mourir si tu touches
à celle-ci : elle est sacrée, elle est la part
de Dieu.
- Va-t'en, cynocéphale ! répliqua le jeune
homme furieux ; laisse-moi parler à mon amie, sinon je
traînerai par la barbe ta carcasse obscène
jusque dans ce feu où je te grillerai comme une
andouille.
Et il étendit la main sur Thaïs. Mais
repoussé par le moine avec une raideur inattendue, il
chancela et alla tombera quatre pas en arrière, au
pied du bûcher dans les tisons
écroulés.
Cependant le vieux Taddée allait de l'un à
l'autre, tirant l'oreille aux esclaves et baisant la main aux
maîtres, excitant chacun contre Paphnuce, et
déjà il avait formé une petite troupe
qui marchait résolument sur le moine ravisseur.
Cérons se releva, le visage noirci, les cheveux
brûlés, suffoqué de fumée et de
rage. Il blasphéma les dieux et se jeta parmi les
assaillants, derrière lesquels les mendiants rampaient
en agitant leurs béquilles. Paphnuce fut bientôt
enfermé dans un cercle de poings tendus, de
bâtons levés et de cris de mort.
- Au gibet ! le moine, au gibet !
- Non, jetez-le dans le feu. Grillez-le tout vif !
Ayant saisi sa belle proie, Paphnuce la serrait sur son
cœur.
- Impies, criait-il d'une voix tonnante, n'essayez pas
d'arracher la colombe à l'aigle du Seigneur. Mais
plutôt imitez cette femme et, comme elle, changez votre
fange en or. Renoncez, sur son exemple, aux faux biens que
vous croyez posséder et qui vous possèdent.
Hâtez-vous : les jours sont proches et la patience
divine commence à se lasser. Repentez-vous, confessez
votre honte, pleurez et priez. Marchez sur les pas de
Thaïs. Détestez vos crimes qui sont aussi grands
que les siens. Qui de vous, pauvres ou riches, marchands,
soldats, esclaves, illustres citoyens, oserait se dire,
devant Dieu, meilleur qu'une prostituée ? Vous
n'êtes tous que de vivantes immondices et c'est par un
miracle de la bonté céleste que vous ne vous
répandez pas soudain en ruisseaux de boue.
Tandis qu'il parlait, des flammes jaillissaient de ses
prunelles ; il semblait que des charbons ardents sortissent
de ses lèvres, et ceux qui l'entouraient
l'écoutaient malgré eux.
Mais le vieux Taddée
ne restait point oisif. Il ramassait des pierres et des
écailles d'huîtres, qu'il cachait dans un pan de
sa tunique et, n'osant les jeter lui-même, il les
glissait dans la main des mendiants. Bientôt les
cailloux volèrent et une coquille, adroitement
lancée, fendit le front de Paphnuce. Le sang, qui
coulait sur cette sombre face de martyr, dégouttait,
pour un nouveau baptême, sur la tête de la
pénitente, et Thaïs, oppressée par
l'étreinte du moine, sa chair délicate
froissée contre le rude cilice, sentait courir en elle
les frissons de l'horreur et de la volupté. |
Il répétait :
- Arrêtez, vous dis-je ; épargnez mon vieux
condisciple ; respectez la chère tête de
Paphnuce.
Mais, habitué aux subtils entretiens des sages, il
n'avait point l'impérieuse énergie qui soumet
les esprits populaires. On ne l'écouta point. Une
grêle de cailloux et d'écailles tombait sur le
moine qui, couvrant Thaïs de son corps, louait le
Seigneur dont la bonté lui changeait les blessures en
caresses. Désespérant de se faire entendre et
trop assuré de ne pouvoir sauver son ami, soit par la
force, soit par la persuasion, Nicias se résignait
déjà à laisser faire aux dieux, en qui
il avait peu de confiance, quand il lui vint en tête
d'user d'un stratagème que son mépris des
hommes lui avait tout à coup suggéré. Il
détacha de sa ceinture sa bourse qui se trouvait
gonflée d'or et d'argent, étant celle d'un
homme voluptueux et charitable ; puis il courut à tous
ceux qui jetaient des pierres et fit sonner les pièces
à leurs oreilles. Ils n'y prirent point garde d'abord,
tant leur fureur était vive ; mais peu à peu
leurs regards se tournèrent vers l'or qui tintait et
bientôt leurs bras amollis ne menacèrent plus
leur victime. Voyant qu'il avait attiré leurs yeux et
leurs âmes, Nicias ouvrit la bourse et se mit à
jeter dans la foule quelques pièces d'or et d'argent.
Les plus avides se baissèrent pour les ramasser. Le
philosophe, heureux de ce premier succès, lança
adroitement çà et là les deniers et les
drachmes. Au son des pièces de métal qui
rebondissaient sur le pavé, la troupe des
persécuteurs se rua à terre. Mendiants,
esclaves et marchands se vautraient à l'envi, tandis
que, groupés autour de Cérons, les patriciens
regardaient ce spectacle en éclatant de rire.
Cérons lui-même y perdit sa colère. Ses
amis encourageaient les rivaux prosternés,
choisissaient des champions et faisaient des paris, et, quand
naissaient des disputes, ils excitaient ces misérables
comme on fait des chiens qui se battent. Un cul-de-jatte
ayant réussi à saisir un drachme, des
acclamations s'élevèrent jusqu'aux nues. Les
jeunes hommes se mirent eux-mêmes à jeter des
pièces de monnaie, et l'on ne vit plus sur toute la
place qu'une infinité de dos qui, sous une pluie
d'airain, s'entrechoquaient comme les lames d'une mer
démontée. Paphnuce était
oublié.
Nicias courut à lui, le couvrit de son manteau et
l'entraîna avec Thaïs dans des ruelles où
ils ne furent pas poursuivis. Ils coururent quelque temps en
silence, puis, se jugeant hors d'atteinte, ils ralentirent le
pas et Nicias dit d'un ton de raillerie un peu triste :
- C'est donc fait ! Pluton ravit Proserpine, et Thaïs
veut suivre loin de nous mon farouche ami.
- Il est vrai, Nicias, répondit Thaïs, je suis
fatiguée de vivre avec des hommes comme toi,
souriants, parfumés, bienveillants,
égoïstes. Je suis lasse de tout ce que je
connais, et je vais chercher l'inconnu. J'ai
éprouvé que la joie n'était pas la joie
et voici que cet homme m'enseigne qu'en la douleur est la
véritable joie. Je ïe crois, car il
possède la vérité.
- Et moi, âme amie, reprit Nicias, en souriant, je
possède les vérités. Il n'en a qu'une ; je les ai toutes. Je suis plus riche que lui, et n'en suis,
à vrai dire, ni plus fier ni plus heureux.
Et voyant que le moine lui jetait des regards flamboyants
:
- Cher Paphnuce, ne crois pas que je te trouve
extrêmement ridicule, ni même tout à fait
déraisonnable. Et si je compare ma vie à la
tienne, je ne saurais dire laquelle est
préférable en soi. Je vais tout à
l'heure prendre le bain que Crobyle et Myrtale m'auront
préparé, je mangerai l'aile d'un faisan du
Phase, puis je lirai, pour la centième fois, quelque
fable milésienne ou quelque traité de
Métrodore. Toi, tu regagneras ta cellule où,
t'agenouillant comme un chameau docile, tu rumineras je ne
sais quelles formules d'incantation depuis longtemps
mâchées et remâchées, et le soir,
tu avaleras des raves sans huile. Eh bien ! très cher,
en accomplissant ces actes, dissemblables quant aux
apparences, nous obéirons tous deux au même
sentiment, seul mobile de toutes les actions humaines ; nous
rechercherons tous deux notre volupté et nous nous
proposerons une fin commune : le bonheur, l'impossible
bonheur ! J'aurais donc mauvaise grâce à te
donner tort, chère tête, si je me donne raison.
Et toi, ma Thaïs, va et réjouis-toi, sois plus
heureuse encore, s'il est possible, dans l'abstinence et dans
l'austérité que tu ne l'as été
dans la richesse et dans le plaisir. A tout prendre, je te
proclame digne d'envie. Car si dans toute notre existence,
obéissant à notre nature, nous n'avons,
Paphnuce et moi, poursuivi qu'une seule espèce de
satisfaction, tu auras goûté dans la vie,
chère Thaïs, des voluptés contraires qu'il
est rarement donné à la même personne de
connaître. En vérité, je voudrais
être pour une heure un saint de l'espèce de
notre cher Paphnuce. Mais cela ne m'est point permis. Adieu
donc, Thaïs ! Va où te conduisent les puissances
secrètes de ta nature et de ta destinée. Va, et
emporte au loin les voeux de Nicias. J'en sais
l'inanité ; mais puis-je te donner mieux que des
regrets stériles et de vains souhaits pour prix des
illusions délicieuses qui m'enveloppaient jadis dans
tes bras et dont il me reste l'ombre ? Adieu, ma bienfaitrice ! adieu, bonté qui s'ignore, vertu mystérieuse,
volupté des hommes ! adieu, la plus adorable des
images que la nature ait jamais jetées, pour une fin
inconnue, sur la face de ce monde décevant.
Tandis qu'il parlait, une sombre colère couvait dans
le cœur du moine ; elle éclata en
imprécations.
- Va-t'en, maudit ! Je te méprise et te hais ! Va-t'en, fils de l'enfer, mille fois plus méchant que
ces pauvres égarés qui, tout à l'heure,
me jetaient des pierres avec des injures. Ils ne savaient pas
ce qu'ils faisaient et la grâce de Dieu, que j'implore
pour eux, peut un jour descendre dans leurs cœurs. Mais toi,
détestable Nicias, tu n'es que venin perfide et poison
acerbe. Le souffle de ta bouche exhale le désespoir et
la mort. Un seul de tes sourires contient plus de
blasphèmes qu'il n'en sort en tout un siècle
des lèvres fumantes de Satan. Arrière,
réprouvé !
Nicias le regardait avec tendresse.
- Adieu, mon frère, lui dit-il, et puisses-tu
conserver jusqu'à l'évanouissement final les
trésors de ta foi, de ta haine et de ton amour ! Adieu ! Thaïs : en vain tu m'oublieras, puisque je garde ton
souvenir.
Et, les quittant, il s'en alla pensif par les rues tortueuses
qui avoisinent la grande nécropole d'Alexandrie et
qu'habitent les potiers funèbres. Leurs boutiques
étaient pleines de ces figurines d'argile, peintes de
couleurs claires, qui représentent des dieux et des
déesses, des mimes, des femmes, de petits
génies ailés, et qu'on a coutume d'ensevelir
avec les morts. Il songea que peut-être quelques-uns de
ces légers simulacres, qu'il voyait là de ses
yeux, seraient les compagnons de son sommeil éternel ; et il lui sembla qu'un petit Eros, sa tunique
retroussée, riait d'un rire moqueur. L'idée de
ses funérailles, qu'il voyait par avance, lui
était pénible. Pour remédier à sa
tristesse, il essaya de la philosophie et construisit un
raisonnement :
- Certes, se dit-il, le temps n'a point de
réalité. C'est une pure illusion de notre
esprit. Or, comment, s'il n'existe pas, pourrait-il
m'apporter ma mort ? ... Est-ce à dire que je vivrai
éternellement ? Non, mais j'en conclus qne ma mort
est, et fut toujours autant qu'elle sera jamais. Je ne la
sens pas encore, pourtant elle est, et je ne dois pas la
craindre, car ce serait folie de redouter la venue de ce qui
est arrivé. Elle existe comme la dernière page
d'un livre que je lis et que je n'ai pas fini.
Ce raisonnement l'occupa sans l'égayer tout le long de
sa route ; il avait l'âme noire quand, arrivé au
seuil de sa maison, il entendit les rires clairs de Crobyle
et de Myrtale, qui jouaient à la paume en
l'attendant.
Paphnuce et Thaïs sortirent de la ville par ia porte de
la Lune et suivirent le rivage de la mer.
- Femme, disait le moine, toute cette grande mer bleue ne
pourrait laver tes souillures.
Il lui parlait avec colère et mépris :
- Plus immonde que les lices et les laies, tu as
prostitué aux païens et aux infidèles un
corps que l'Eternel avait formé pour s'en faire un
tabernacle, et tes impuretés sont telles que,
maintenant que tu sais la vérité, tu ne peux
plus unir tes lèvres ou joindre les mains sans que le
dégoût de toi-même ne te soulève le
cœur.
Elle le suivait docilement, par d'âpres chemins, sous
l'ardent soleil. La fatigue rompait ses genoux et la soif
enflammait son haleine. Mais, loin d'éprouver cette
fausse pitié qui amollit les cœurs profanes, Paphnuce
se réjouissait des souffrances expiatrices de cette
chair qui avait péché. Dans le transport d'un
saint zèle, il aurait voulu déchirer de verges
ce corps qui gardait sa beauté comme un
témoignage éclatant de son infamie. Ses
méditations entretenaient sa pieuse fureur et, se
rappelant que Thaïs avait reçu Nicias dans son
lit, il en forma une idée si abominable que tout son
sang reflua vers son cœur et que sa poitrine fut près
de se rompre. Ses anathèmes, étouffés
dans sa gorge, firent place à des grincements de
dents. Il bondit, se dressa devant elle, pâle,
terrible, plein de Dieu, la regarda jusqu'à
l'âme, et lui cracha au visage.
Tranquille, elle s'essuya la face sans cesser de marcher.
Maintenant il la suivait, attachant sur elle sa vue comme sur
un abîme. Il allait, saintement irrité. Il
méditait de venger le Christ afin que le Christ ne se
vengeât pas, quand il vit une goutte de sang qui du
pied de Thaïs coula sur le sable. Alors, il sentit la
fraîcheur d'un souffle inconnu entrer dans son cœur
ouvert, des sanglots lui montèrent abondamment aux
lèvres, il pleura, il courut se prosterner devant
elle, il l'appela sa soeur, il baisa ces pieds qui
saignaient. Il murmura cent fois :
- Ma soeur, ma soeur, ma mère, ô très
sainte !
Il pria :
- Anges du ciel, recueillez précieusement cette goutte
de sang et portez-la devant le trône du Seigneur. Et
qu'une anémone miraculeuse fleurisse sur le sable
arrosé par le sang de Thaïs, afin que tous ceux
qui verront cette fleur recouvrent la pureté du cœur
et des sens ! O sainte, sainte, très sainte Thaïs !
Comme il priait et prophétisait ainsi, un jeune
garçon vint à passer sur un âne. Paphnuce
lui ordonna de descendre, fit asseoir Thaïs sur
l'âne, prit la bride et suivit le chemin
commencé. Vers le soir, ayant rencontré un
canal ombragé de beaux arbres, il attacha l'âne
au tronc d'un dattier et, s'asseyant sur une pierre moussue,
il rompit avec Thaïs un pain qu'ils mangèrent
assaisonné de sel et d'hysope. Ils buvaient l'eau
fraîche dans le creux de leur main et s'entretenaient
de choses éternelles. Elle disait :
- Je n'ai jamais bu d'une eau si pure ni respiré un
air si léger, et je sens que Dieu flotte dans les
souffles qui passent.
Paphnuce répondait :
- Vois, c'est le soir, ô ma soeur. Les ombres bleues de
la nuit couvrent les collines. Mais bientôt tu verras
briller dans l'aurore les tabernacles de vie ; bientôt
tu verras s'allumer les rosés de l'éternel
matin.
Ils marchèrent toute la nuit, et tandis que le
croissant de la lune effleurait la cime argentée des
flots, ils chantaient des psaumes et des cantiques. Quand le
soleil se leva, le désert s'étendait devant eux
comme une immense peau de lion sur la terre libyque. A la
lisière du sable, des cellules blanches
s'élevaient près des palmiers dans
l'aurore.
- Mon père, demanda Thaïs, sont-ce là les
tabernacles de vie ?
- Tu l'as dit, ma fille et ma soeur. C'est la maison du salut
où je t'enfermerai de mes mains.
Bientôt ils découvrirent de toutes parts des
femmes qui s'empressaient près des demeures
ascétiques comme des abeilles autour des ruches. Il y
en avait qui cuisaient le pain ou qui apprêtaient les
légumes ; plusieurs filaient la laine, et la
lumière du ciel descendait sur elles ainsi qu'un
sourire de Dieu. D'autres méditaient à l'ombre
des tamaris ; leurs mains blanches pendaient à leur
côté, car, étant pleines d'amour, elles
avaient choisi la part de Madeleine, et elles
n'accomplissaient pas d'autres oeuvres que la prière,
la contemplation et l'extase. C'est pourquoi on les nommait
les Maries et elles étaient vêtues de blanc. Et
celles qui travaillaient de leurs mains étaient
appelées les Marthes et portaient des robes bleues.
Toutes étaient voilées, mais les plus jeunes
laissaient glisser sur leur front des boucles de cheveux ; et
il faut croire que c'était malgré elles, car la
règle ne le permettait pas. Une dame très
vieille, grande, blanche, allait de cellule en cellule,
appuyée sur un sceptre de bois dur. Paphnuce
s'approcha d'elle avec respect, lui baisa le bord de son
voile, et dit :
- La paix du Seigneur soit avec toi, vénérable
Albine ! J'apporte à la ruche dont tu es la reine une
abeille que j'ai trouvée perdue sur un chemin sans
fleurs. Je l'ai prise dans le creux de ma main et
réchauffée de mon souffle. Je te la
donne.
Et il lui désigna du doigt la comédienne, qui
s'agenouilla devant la fille des Césars.
Albine arrêta un moment sur Thaïs son regard
perçant, lui ordonna de se relever, la baisa au front,
puis, se tournant vers le moine :
- Nous la placerons, dit-elle, parmi les Maries.
Paphnuce lui conta alors par quelles voies Thaïs avait
été conduite à la maison du salut et il
demanda qu'elle fût d'abord enfermée dans une
cellule. L'abbesse y consentit, elle conduisit la
pénitente dans une cabane restée vide depuis la
mort de la vierge Laeta qui l'avait sanctifiée. Il n'y
avait dans l'étroite chambre qu'un lit, une table et
une cruche, et Thaïs, quand elle posa le pied sur le
seuil, fut pénétrée d'une joie
infinie.
- Je veux moi-même clore la porte, dit Paphnuce, et
poser le sceau que Jésus viendra rompre de ses
mains.
Il alla prendre au bord de la fontaine une poignée
d'argile humide, y mit un de ses cheveux avec un peu de
salive et l'appliqua sur une des fentes de l'huis. Puis,
s'écant approché de la fenêtre
près de laquelle Thaïs se tenait paisible et
contente, il tomba à genoux, loua par trois fois le
Seigneur et s'écria :
- Qu'elle est aimable celle qui marche dans les sentiers de
vie ! Que ses pieds sont beaux et que son visage est
resplendissant !
Il se leva, baissa sa cucule sur ses yeux et s'éloigna
lentement. Albine appela une de ses vierges.
- Ma fille, lui dit-elle, va porter à Thaïs ce
qui lui est nécessaire : du pain, de l'eau et une
flûte à trois trous.