Chapitre 21 |
L'excellent M. Rodriguez, pour tromper les ennuis de mon
incarcération, me remettait de temps en temps les
journaux qui se publiaient alors sur divers points de la
Péninsule. Il me les envoyait souvent sans les lire.
Une fois, je vis dans ces journaux le récit des
horribles massacres dont la ville de Valence, je me trompe,
dont la place des Taureaux avait été le
théâtre, et dans lesquels disparut, sous la
pique du toréador, la presque totalité des
Français établis dans cette ville (plus de
350). Un autre journal renfermait un article portant ce titre
: Relacion de la ahoreadura del señor Arago e del
señor Berthemie ; littéralement : Relation
du supplice de M. Arago et de M. Berthemie. Cette relation
parlait des deux suppliciés dans des termes
très différents. M. Berthemie était un
huguenot, il avait été sourd à toutes
les exhortations ; il avait craché à la figure
de l'ecclésiastique qui l'assistait, et même sur
l'image du Christ. Pour moi, je m'étais conduit avec
beaucoup de décence et m'étais laissé
pendre sans soulever aucun scandale. Aussi, l'auteur de la
relation témoignait ses regrets de ce qu'un jeune
astronome avait eu la faiblesse de s'associer à une
trahison, en venant, sous le couvert de la science, favoriser
l'entrée de l'armée française dans un
royaume ami.
Après la lecture de cet article, je pris
immédiatement mon parti : «Puisqu'on parle de
mon supplice, dis-je à mon ami Rodriguez,
l'événement ne tardera pas à arriver ;
j'aime mieux être noyé que pendu ; je veux
m'évader de cette forteresse ; c'est à vous de
m'en fournir les moyens.»
Rodriguez, sachant mieux que personne combien mes
appréhensions étaient fondées, se mit
aussitôt à l'oeuvre. Il alla chez le
capitaine-général, et lui fit sentir tous les
dangers de sa position si je disparaissais dans une
émeute populaire, ou même s'il avait la main
forcée pour se débarrasser de moi. Ses
observations furent d'autant mieux comprises, que personne ne
pouvait alors prévoir quelle serait l'issue de la
révolution espagnole. «Je prends l'engagement,
dit le capitaine-général Vivès à
mon collaborateur Rodriguez, de donner au commandant de la
forteresse l'ordre de laisser sortir, quand le moment sera
venu, M. Arago et même les deux ou trois autres
Français qui sont avec lui dans le château de
Belver. Ils n'auront donc nullement besoin des moyens
d'évasion qu'ils se sont procurés ; mais
j'entends rester en dehors de tous les préparatifs qui
deviendront nécessaires pour faire sortir de
l'île les fugitifs ; je laisse tout cela sous votre
responsabilité.»
Rodriguez s'entendit immédiatement avec le brave
patron Damian ; il fut convenu entre eux que Damian prendrait
le commandement d'une barque à demi pontée que
le vent avait poussée sur la plage, qu'il
l'équiperait comme s'il voulait aller à la
pêche, qu'il nous porterait à Alger,
après quoi sa rentrée à Palma, avec ou
sans poisson, n'inspirerait aucun soupçon.
Les choses furent exécutées suivant ces
conventions, et malgré la surveillance inquisitoriale
que don Manuel de Vacaro exerçait sur le patron de son
mistic.
Le 28 juillet 1808, nous descendions silencieusement la
colline sur laquelle Belver est bâtie, au moment
même où la famille du ministre Soller entrait
dans la forteresse pour se soustraire aux fureurs de la
populace. Parvenus sur le rivage, nous y trouvâmes
Damian, sa barque et trois matelots. Nous nous
embarquâmes sur-le-champ et mîmes à la
voile ; Damian avait eu la précaution de réunir
aussi sur ce frêle navire les instruments de prix qu'il
avait enlevés à ma station du Clop de
Galazo. La mer était mauvaise ; Damien crut
prudent de s'arrêter à la petite île de
Cabrera, destinée à devenir, peu de temps
après, si tristement célèbre par les
souffrances qu'y éprouvèrent les soldats de
l'armée de Dupont, après la honteuse
capitulation de Baylen.
L'île de Cabrera, in Die Balearen (1869-1891) |
Là, un incident singulier faillit tout
compromettre. Cabrera, assez voisine de
l'extrémité méridionale de Mayorque, est
souvent visitée par des pêcheurs venant de cette
partie de l'île. M. Berthemie craignait assez justement
que, le bruit de l'évasion étant
répandu, on ne dépêchât quelques
barques pour se saisir de nous, il trouvait notre
relâche inopportune ; je soutenais qu'il fallait s'en
rapporter à la prudence du patron. Pendant cette
discussion, les trois marins que Damian avait
enrôlés virent que M. Berthemie, que j'avais
fait passer pour mon domestique, soutenait son opinion contre
moi sur le pied d'égalité. Ils
s'adressèrent alors en ces termes au patron :
«Nous n'avons consenti à prendre part à
cette expédition qu'à la condition que l'aide
de camp de l'Empereur, renfermé à Belver, ne
figurerait pas au nombre des personnes que nous
enlèverions. Nous ne voulions nous prêter
qu'à la fuite de l'astronome. Puisqu'il en est
autrement, il faut que vous laissiez cet officier ici,
à moins que vous ne préfériez le jeter
à la mer.»
Damian me fit part aussitôt des dispositions
impératives de son équipage. M. Berthemie
convint avec moi qu'il souffrirait quelques brutalités
qui ne pouvaient être tolérées que par un
domestique menacé par son maître ; tous les
soupçons disparurent.
Damian, qui craignait aussi pour lui-même
l'arrivée de quelques pêcheurs mayorquains,
s'empressa de mettre à la voile, le 29 juillet 1808,
dès le premier moment favorable, et nous
arrivâmes à Alger le 3 août.