Chapitre 26

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Les Arabes, les Marocains, les Juifs, témoins de cet interrogatoire, n'y avaient rien compris ; ils avaient vu seulement que je ne m'étais pas laissé intimider. A la fin de l'entretien, ils vinrent me baiser la main, et m'accordèrent,dès ce moment, leur entière confiance.

Je devins leur secrétaire pour toutes les réclamations individuelles ou collectives qu'ils se croyaient en droit d'adresser au gouvernement espagnol ; et ce droit était incontestable. Tous les jours j'étais occupé à rédiger des pétitions, surtout au nom des deux marchands de plumes d'autruche, dont l'un se disait assez proche parent de l'empereur de Maroc. Émerveillé de la rapidité avec laquelle je remplissais une page de mon écriture, ils imaginèrent sans doute que j'écrirais aussi vite en caractères arabes, lorsqu'il s'agirait de transcrire les passages du Koran ; que ce serait là pour moi et pour eux la source d'une brillante fortune, et ils me sollicitèrent, à mains jointes, de me faire mahométan.

Très peu rassuré par les dernières paroles du juge instructeur, je cherchai momentanément mon salut d'un autre côté.

J'étais possesseur d'un sauf-conduit de l'amirauté anglaise ; j'écrivis donc une lettre confidentielle au capitaine d'un vaisseau anglais, l'Aigle, je crois, qui avait jeté l'ancre depuis quelques jours dans la rade de Rosas. Je lui expliquai ma position. «Vous pouvez, lui disais-je, me réclamer, puisque j'ai un passeport anglais. Si cette démarche vous coûte trop, ayez la bonté de prendre mes manuscrits et de les envoyer à la Société royale de Londres.»

Un des soldats qui nous gardaient et à qui j'avais eu le bonheur d'inspirer quelque intérêt, se chargea de remettre ma lettre. Le capitaine anglais vint me voir ; il s'appelait, si j'ai bonne mémoire, George Eyre. Nous eûmes une conversation particulière sur le bord de la plage. George Eyre croyait peut-être que les manuscrits de mes observations étaient contenus dans un registre relié en maroquin et doré sur tranche. Lorsqu'il vit que ces manuscrits se composaient de feuilles isolées, couvertes de chiffres, que j'avais cachées sous ma chemise, le dédain succéda à l'intérêt, et il me quitta brusquement. Revenu à son bord, il m'écrivit une lettre que je retrouverais au besoin, et dans laquelle il me disait : «Je ne puis pas me mêler de votre affaire. Adressez-vous au gouvernement espagnol ; j'ai la persuasion qu'il fera droit à votre réclamation, et ne vous molestera pas.» Comme je n'avais pas la même persuasion que le capitaine George Eyre, je pris le parti de ne tenir aucun compte de ses conseils.

Quelque temps après, je dois dire qu'ayant raconté ces détails en Angleterre, chez sir Joseph Banks, la conduite de George Eyre fut sévèrement blâmée ; mais, lorsqu'on déjeune et dîne au son d'une musique harmonieuse, peut-on accorder son intérêt à un pauvre diable couché sur la paille et rongé de vermine, eût-il des manuscrits sous sa chemise ? Je puis ajouter que j'eus le malheur d'avoir affaire à un capitaine d'un caractère exceptionnel. Quelques jours plus tard, en effet, un nouveau vaisseau, le Colossus, étant arrivé en rade, et le capitaine norvégien Krog, quoiqu'il n'eût pas comme moi de passeport de l'amirauté, s'étant adressé au commandant de ce nouveau bâtiment, fut immédiatement réclamé, et arraché à notre captivité.


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