Chapitre 25

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Notre bâtiment était richement chargé ; les autorités espagnoles désiraient dès lors beaucoup le déclarer de bonne prise ; ils firent semblant de croire que j'en étais le propriétaire, et voulurent, pour brusquer les choses, m'interroger, même sans attendre la fin de la quarantaine. On tendit deux cordes entre le moulin et la plage, et un juge se plaça en face de moi. Comme l'interrogatoire se faisait de très loin, le nombreux public qui nous entourait prenait une part directe aux questions et aux réponses. Je vais essayer de reproduire ce dialogue avec toute la fidélité possible :

«Qui êtes-vous ?

- Un pauvre marchand ambulant.

- D'où êtes-vous ?

- D'un pays où certainement vous n'avez jamais été.

- Enfin, quel est ce pays ?»

Je craignais de répondre, car les passeports, trempés dans le vinaigre, étaient dans les mains du juge instructeur, et j'avais oublié si j'étais de Schwekat ou de Leoben. Je répondis, enfin, à tout hasard :

«Je suis de Schwekat.»

Et cette indication se trouvait heureusement conforme à celle du passeport.

«Vous êtes de Schwekat comme moi, me répondit le juge. Vous êtes espagnol, et même espagnol du royaume de Valence, comme je le vois à votre accent.

- Vous allez me punir, Monsieur, de ce que la nature m'a donné le don des langues. J'apprends avec facilité les dialectes des contrées où je vais exercer mon commerce : j'ai appris, par exemple, le dialecte d'Iviza.

- Eh bien, vous serez pris au mot. J'aperçois ici un soldat d'Iviza ; vous allez lier conversation avec lui.

- J'y consens ; je vais même chanter la chanson des chèvres.»

Les vers de ce chant (si vers il y a) sont séparés de deux en deux par une imitation du bêlement de la chèvre.

Je me mis aussitôt, avec une audace dont je suis actuellement étonné, à entonner cet air chanté par tous les bergers de l'île :

Ah graciada señora
Una canzo boull canta
Bè bè bè bè.
No sera gaira pulida
Nosé si vos agradara
Bè bè bè bè.

Voilà mon Ivizanero, pour qui cet air faisait l'effet du ranz des vaches sur les Suisses, déclarant, tout en pleurs, que je suis originaire d'Iviza.

Je dis alors au juge que s'il veut me mettre en contact avec une personne sachant la langue française, on arrivera à une solution tout aussi embarrassante. Un officier émigré, du régiment de Bourbon, s'offre incontinent pour faire l'expérience, et, après quelques phrases échangées entre nous, affirme sans hésiter que je suis Français.

Le juge, impatienté, s'écrie : «Mettons fin à ces épreuves qui ne décident rien. Je vous somme, Monsieur, de me dire qui vous êtes. Je vous promets la vie sauve si vous me répondez avec sincérité.

- Mon plus grand désir serait de vous faire une réponse qui vous satisfît. Je vais donc essayer ; mais je vous préviens que je ne vais pas dire la vérité. Je suis le fils de l'aubergiste de Mataró.

- Je connais cet aubergiste ; vous n'êtes pas son fils.

- Vous avez raison. Je vous ai annoncé que je varierais mes réponses jusqu'à ce qu'il y en eût une qui vous convînt. Je reprends donc, et je vous dis que je suis un titiritero (joueur de marionnettes), et que j'exerçais à Lérida.»

Un énorme éclat de rire de tout le public qui nous entourait accueillit cette réponse, et mit fin aux questions.

«Je jure par le diable, s'écria le juge, que je découvrirai tôt ou tard qui vous êtes !»

Et il se retira.


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