Chapitre 28 |
Les autorités espagnoles, reconnaissant que pour
racheter ma vie je ne me déclarais pas le
propriétaire du bâtiment, nous firent conduire,
sans autre molestation, à la forteresse de Rosas.
Ayant à défiler devant presque tous les
habitants de la ville, j'avais d'abord voulu, par un
sentiment de fausse honte, laisser dans le moulin les restes
de nos repas de la semaine. Mais M. Berthemie, plus
prévoyant que moi, portait sur l'épaule une
grande quantité de morceaux de pain noir passés
dans une ficelle ; je l'imitai ; je me munis bravement de
notre vieille marmite, la mis sur mon épaule, et c'est
dans cet accoutrement que je fis mon entrée dans la
fameuse forteresse.
On nous plaça dans une casemate où nous avions
à peine l'espace nécessaire pour nous coucher.
Dans le moulin à vent, on nous apportait, de temps en
temps, quelques provisions venant de notre navire. Ici, le
gouvernement espagnol pourvoyait à notre nourriture ;
nous recevions tous les jours du pain et une ration de riz ;
mais, comme nous n'avions aucun moyen de cuisson, nous
étions en réalité réduits au pain
sec.
Le pain sec était une nourriture bien peu
substantielle pour qui voyait à la porte de sa prison,
de sa casemate, une vivandière vendant des raisins
à deux liards la livre et faisant cuire, à
l'abri d'un demi-tonneau, du lard et des harengs ; mais nous
n'avions pas d'argent pour nous mettre en rapport avec cette
marchande. Je me décidai alors, quoique avec un
très grand regret, à vendre une montre que mon
père m'avait donnée. On m'en offrit à
peu près le quart de sa valeur ; il fallut bien
accepter, puisqu'il n'y avait pas de concurrents.
Possesseurs de soixante francs, nous pûmes, M.
Berthemie et moi, assouvir la faim dont nous souffrions
depuis longtemps ; mais nous ne voulûmes pas que ce
retour de fortune ne profitât qu'à nous seuls,
et nous fîmes des libéralités qui furent
très bien accueillies par nos compagnons de
captivité. Si cette vente de ma montre nous apportait
quelque soulagement, elle devait plus tard plonger une
famille dans la douleur.
La ville de Rosas tomba au pouvoir des Français,
après une courageuse résistance. La garnison
prisonnière fut envoyée en France, et passa
naturellement à Perpignan. Mon père, en
quête de nouvelles, allait partout où des
Espagnols se trouvaient réunis. Il entra dans un
café au moment où un officier prisonnier tirait
de son gousset la montre que j'avais vendue à Rosas.
Mon bon père vit dans ce fait la preuve de ma mort et
tomba évanoui. L'officier tenait la montre de
troisième main, et ne put donner aucun détail
sur le sort de la personne à qui elle avait
appartenu.