Chapitre 30 |
L'église étant devenue nécessaire
à la garnison pour en faire un magasin, on nous
transporta, le 25 septembre 1808, dans un fort de la
Trinité, dit le Boulon de Rosas, citadelle
située sur un monticule à l'entrée de la
rade, et nous fûmes déposés dans un
souterrain profond, où la lumière du jour ne
pénétrait d'aucun côté. Nous ne
restâmes pas longtemps dans ce lieu infect ; non parce
qu'on eut pitié de nous, mais parce qu'il offrit un
refuge à une partie de la garnison attaquée par
les Français. On nous fit descendre la nuit jusqu'au
bord de la mer, et l'on nous transporta, le 17 octobre, au
port de Palamos. Nous fûmes renfermés dans un
ponton ; nous jouissions cependant d'une certaine
liberté ; on nous laissait aller à terre
pendant quelques heures et promener nos misères et nos
haillons dans la ville. C'est là que je fis la
connaissance de la duchesse douairière
d'Orléans, mère de Louis-Philippe. Elle avait
quitté la ville de Figueras, où elle
résidait, parce que, me dit-elle, trente-deux bombes,
parties de la forteresse, étaient tombées dans
son habitation. Elle avait alors le projet de se
réfugier à Alger, et elle me demanda de lui
amener le capitaine du bâtiment dont elle aurait
peut-être à invoquer la protection. Je racontai
à mon raïs les malheurs de la princesse ; il en
fut ému, et je le conduisis chez elle. En entrant, il
ôta par respect ses babouches, comme s'il avait
pénétré dans une mosquée, et, les
tenant à la main, il alla baiser un pan de la robe de
madame d'Orléans. La princesse fut effrayée
à l'aspect de cette mâle figure portant la plus
longue barbe que j'aie jamais vue ; elle se remit
bientôt, et tout se passa avec un mélange de
politesse française et de courtoisie orientale.
Les soixante francs de Rosas étaient
dépensés. Madame d'Orléans aurait bien
voulu nous venir en aide ; mais elle était
elle-même sans argent. Tout ce dont elle put nous
gratifier fut un morceau de sucre en pain. Le soir de notre
visite, j'étais plus riche que la princesse. Pour
soustraire à la fureur du peuple les Français
qui avaient échappé aux premiers massacres, le
gouvernement espagnol les renvoyait en France sur de
frêles bâtiments. L'un des cartels vint
jeter l'ancre à côté de notre ponton. Un
des malheureux expatriés me reconnut et m'offrit une
prise de tabac. En ouvrant la tabatière, j'y trouvai
una onza de oro (une once d'or), l'unique
débris de sa fortune. Je lui remis cette
tabatière, avec force remerciements, après y
avoir renfermé un papier contenant ces mots :
«Le compatriote porteur de ce billet m'a rendu un grand
service ; traitez-le comme un de vos enfants.» Ma
demande, comme de raison, fut exaucée ; c'est par ce
morceau de papier, grand comme la onza de oro, que ma
famille apprit que j'existais encore, et que ma mère,
modèle de piété, put cesser de faire
dire des messes pour le repos de mon âme.
Cinq jours après, un de mes hardis compatriotes
arrivait à Palamos, après avoir traversé
les lignes des postes français et espagnols en
présence, portant à un négociant qui
avait des amis à Perpignan l'invitation de me fournir
tout ce dont j'aurais besoin. L'Espagnol se montra
très disposé à déférer
à l'invitation ; mais je ne profitai pas de sa bonne
volonté, à cause des événements
que je rapporterai tout à heure.
L'Observatoire de Paris est très près de la
barrière : dans ma jeunesse, curieux d'étudier
les moeurs du peuple, j'allais me promener en vue de ces
cabarets que le besoin de se soustraire au paiement de
l'octroi a multipliés hors des murs de la capitale ;
dans mes courses, j'étais souvent humilié de
voir des hommes se disputer un morceau de pain, comme
l'eussent fait des animaux. Mes sentiments ont bien
changé à ce sujet depuis que j'ai
été personnellement en butte aux tortures de la
faim. J'ai reconnu, en effet, qu'un homme, quelles qu'aient
été son origine, son éducation et ses
habitudes, se laisse gouverner, dans certaines circonstances,
bien plus par son estomac que par son intelligence et son
coeur. Voici le fait qui m'a suggéré ces
réflexions.
Pour fêter l'arrivée inespérée
d'una onza de oro, nous nous étions
procuré, M. Berthemie et moi, un immense plat de
pommes de terre ; l'officier d'ordonnance de l'empereur le
dévorait déjà du regard, quand un
Marocain qui faisait ses ablutions près de nous avec
un de ses compagnons, le remplit involontairement d'ordures.
M. Berthemie ne put maîtriser sa colère,
s'élança sur le maladroit Musulman, et lui
infligea une rude punition.
Je restais spectateur impassible du combat, lorsque le second
Marocain vint au secours de son compatriote. La partie
n'étant plus égale, je pris moi-même part
à la lutte, en saisissant le nouvel assaillant par la
barbe. Le combat cessa à l'instant parce que le
Marocain ne voulut pas porter la main sur un homme qui
écrivait si rapidement une pétition. Le
conflit, comme les luttes dont j'avais été
souvent témoin hors des barrières de Paris,
n'en avait pas moins eu pour cause un plat de pommes de
terre.