Chapitre 32 |
Cette solution, à laquelle notre consul d'Alger, M.
Dubois-Thainville, n'était pas resté
étranger, nous parvint au moment où nous nous y
attendions le moins. Nous fîmes sur-le-champ nos
préparatifs de départ, et, le 28 novembre 1808,
nous mîmes à la voile le cap sur Marseille Mais
il était écrit là-haut, comme disaient
les Musulmans à bord du navire, que nous n'entrerions
pas dans cette ville. Nous apercevions déjà les
bâtisses blanches qui couronnent les collines voisines
de Marseille, lorsqu'un coup de mistral d'une violence
extrême nous poussa du nord au sud.
Je ne sais quelle route nous suivîmes, car
j'étais couché dans la chambre,
abîmé par le mal de mer ; je puis donc, quoique
astronome, avouer sans honte qu'au moment où nos
inhabiles pilotes se prétendaient par le travers des
Baléares, nous abordions, le 5 décembre,
à Bougie.
Là on prétendit que pendant les trois mois
d'hivernage toute communication avec Alger, par les petites
barques nommées sandales, serait impossible, et
je me résignai à la pénible perspective
d'un si long séjour dans un lieu alors presque
désert. Un soir, je promenais mes tristes
réflexions sur le pont du navire, lorsqu'un coup de
fusil parti de la côte vint frapper le bordage à
côté duquel je passais. Ceci me suggéra
la pensée de me rendre à Alger par terre.
J'allai le lendemain, accompagné de M. Berthemie et du
capitaine Spiro Calligero, chez le caïd de la ville ;
«Je veux, lui dis-je, me rendre à Alger par
terre.» Cet homme, tout effrayé, s'écria
: «Je ne puis vous le permettre ; vous seriez
certainement tué en route ; votre consul porterait
plainte au dey, et je serais décapité.
- Qu'à cela ne tienne ! je vais vous donner une
décharge.»
Elle fut immédiatement rédigée en ces
termes :
«Nous, soussignés, certifions que le caïd
de Bougie a voulu nous détourner de nous rendre
à Alger par terre ; qu'il nous a assuré que
nous serions massacrés en route ; que, malgré
ses représentations vingt fois renouvelées,
nous avons persisté dans notre projet. Nous prions les
autorités algériennes, particulièrement
notre consul, de ne pas le rendre responsable de cet
événement, s'il arrive. Nous le
répétons de nouveau, c'est contre son
gré que le voyage a été
entrepris.»
Signé : ARAGO et BERTHEMIE.
Cette déclaration remise au caïd, nous croyions
être quittes envers ce fonctionnaire ; mais il
s'approcha de moi, défit, sans mot dire, le noeud de
ma cravate, la détacha et la mit dans sa poche. Tout
cela se fit si vite, que je n'eus pas le temps, je dirai
même que je n'eus pas l'envie de réclamer.
Au sortir de cette audience, terminée d'une
manière si singulière, nous fîmes
marché avec un marabout qui nous promit de nous
conduire à Alger pour la somme de vingt piastres
fortes et un manteau rouge. La journée fut
employée à nous déguiser tant bien que
mal, et nous partîmes le lendemain matin,
accompagnés de plusieurs matelots maures appartenant
à l'équipage du bâtiment, et après
avoir montré au marabout que nous n'avions pas un sou
vaillant ; en sorte que, si nous étions tués
sur la route, il perdrait inévitablement tout
salaire.
J'étais allé, au dernier moment, prendre
congé du seul lion qui fût encore vivant, et
avec lequel j'avais vécu en très bonne harmonie
; je voulais aussi faire mes adieux aux singes qui, pendant
près de cinq mois, avaient été
également mes compagnons d'infortune (1). Ces singes, dans notre
affreuse misère, nous avaient rendu un service que
j'ose à peine mentionner, et dont ne se doutent
guère les habitants de nos cités, qui prennent
ces animaux comme objet de divertissement : ils nous
délivraient de la vermine qui nous rongeait, et
montraient particulièrement une habileté
remarquable à chercher les hideux insectes qui se
logeaient dans nos cheveux.
Pauvres animaux, ils me paraissaient bien malheureux
d'être renfermés dans l'étroite enceinte
du bâtiment, lorsque, sur la côte voisine, leurs
pareils, comme pour les narguer, venaient sur les branches
des arbres faire des preuves sans nombre
d'agilité.
Au commencement de la journée, nous vîmes sur la
route deux Kabyles, semblables à des soldats de
Jugurtha, et dont la mine rébarbative tempéra
assez fortement notre humeur vagabonde. Le soir, nous
fûmes témoins d'un tumulte effroyable qui
semblait dirigé contre nous. Nous sûmes plus
tard que le marabout en avait été l'objet, de
la part de quelques Kabyles que, dans un de leurs voyages
à Bougie, il avait fait désarmer. Cet incident,
qui semblait devoir se renouveler, nous inspira un moment la
pensée de rétrograder ; mais les matelots
insistèrent, et nous continuânes notre
hasardeuse entreprise.
A mesure que nous avancions, notre troupe s'augmentait d'un
certain nombre de Kabyles, qui voulaient se rendre à
Alger, pour y travailler en qualité de manoeuvres, et
qui n'osaient entreprendre seuls ce dangereux voyage. Le
troisième jour, nous campâmes à la belle
étoile, à l'entrée d'un fourré.
Les Arabes allumèrent un très grand feu
disposé en cercle, et se placèrent au milieu.
Vers les onze heures, je fus réveillé par le
bruit que faisaient les mules, essayant toutes de rompre
leurs liens. Je demandai quelle était la cause de ce
désordre. On me répondit qu'un
sebâá était venu rôder dans
le voisinage. J'ignorais alors qu'un
sebâá fût un lion, et je me
rendormis. Le lendemain, en traversant le fourré, la
disposition de la caravane était changée : on
l'avait massée dans le plus petit espace possible ; un
kabyle était en tête, le fusil en joue ; un
autre en queue, dans la même posture. Je m'enquis,
auprès du propriétaire de ma mule, de la cause
de ces précautions inusitées ; il me
répondit qu'on craignait l'attaque d'un
sebâá, et que, si la chose arrivait, l'un
de nous serait emporté avant qu'on eût eu le
temps de se mettre en défense. «Je voudrais, lui
dis-je, être spectateur, et non acteur, dons la
scène que vous m'annoncez ; en conséquence, je
vous donnerai deux piastres de plus, si vous maintenez
toujours votre mule au centre du groupe mobile.» Ma
proposition fut acceptée. C'est alors, pour la
première fois, que je vis que mon Arabe portait sous
sa tunique un yatagan, dont il se servait pour piquer sa mule
pendant tout le temps que nous fûmes dans le
fourré. Soins superflus ! le sebâá
ne se montra pas.
Chaque village étant une petite république dont
nous ne pouvions traverser le territoire sans obtenir la
permission et un passeport du marabout
président, le marabout conducteur de notre
caravane nous abandonnait dans les champs et s'en allait
quelquefois dans un village assez éloigné
solliciter la permission sans laquelle il eût
été dangereux de continuer notre route. Il
restait des heures entières sans revenir, et nous
avions alors l'occasion de réfléchir tristement
sur l'imprudence de notre entreprise. Nous couchions
ordinairement au milieu des habitations. Une fois, nous
trouvâmes les rues d'un village barricadées,
parce qu'on y craignait l'attaque d'un village voisin.
L'avant-garde de notre caravane écarta les obstacles ;
mais une femme sortit de sa maison comme une furie et nous
assomma de coups de perches. Nous remarquâmes qu'elle
était blonde, d'une blancheur éclatante, et
fort jolie.
Une autre fois, nous couchâmes dans une cachette
décorée du beau nom de caravansérail. Le
matin, au lever du soleil, les cris de Roumi ! Roumi !
nous apprirent que nous avions été reconnus. Le
matelot Méhémet, celui de la scène du
serment de Palamos, entra tristement dans le bouge où
nous étions réunis, et nous fit comprendre que
les cris de Roumi ! vociférés dans cette
circonstance étaient l'équivalent d'une
condamnation à mort. «Attendez, dit-il, il me
vient à l'idée un moyen de vous sauver.»
Méhémet rentra quelques moments après,
nous dit que son moyen avait réussi et m'invita
à me joindre aux Kabyles, qui allaient faire la
prière.
Je sortis en effet, et me prosternant vers l'orient, j'imitai
servilement les gestes que je voyais faire autour de moi, en
prononçant les paroles sacramentelles : La elah
ill' Allah ! oua Mohammed raçoul Allah !
C'était la scène du Mamamouchi du Bourgeois
gentilhomme, que j'avais vu jouer si souvent par Dugazon,
avec la seule différence que, cette fois, elle ne me
faisait pas rire. J'ignorais cependant la conséquence
qu'elle pouvait avoir pour moi, à mon arrivée
à Alger. Après avoir fait la profession de foi
devant des mahométans : Il n'y a qu'un Dieu, et
Mahomet est son prophète, si j'avais
été dénoncé au muphti, je serais
devenu inévitablement musulman, et on ne m'aurait plus
permis de sortir de la Régence.
Je ne dois pas oublier de raconter par quel moyen
Méhémet nous avait sauvés d'une mort
inévitable. «Vous avez deviné juste,
dit-il aux Kabyles : il y a deux chrétiens dans le
caravansérail, mais ils sont mahométans de
coeur, et vont à Alger pour se faire affilier par le
muphti à notre sainte religion. Vous n'en douterez
pas, lorsque je vous dirai que j'étais, moi, esclave
chez les chrétiens ; et qu'ils m'ont racheté de
leurs deniers. - In cha Allah !» s'écria-t-on
tout d'une voix. Et c'est alors qu'eut lieu la scène
que je viens de décrire.
Nous arrivâmes en vue d'Alger, le 25 décembre
1808. Nous prîmes congé des Arabes
propriétaires de nos mules, qui marchaient à
pied à côté de nous, et nous
piquâmes des deux, afin d'atteindre la ville avant la
fermeture des portes. En arrivant, nous apprîmes que le
dey, à qui nous devions notre première
délivrance, avait été
décapité. La garde du palais, devant laquelle
nous passâmes, nous arrêta, en nous demandant
d'où nous venions. Nous répondîmes que
nous venions de Bougie, par terre. «Ce n'est pas
possible ! s'écrièrent les janissaires tout
d'une voix ; le dey lui-même n'oserait pas entreprendre
un pareil voyage !» Nous reconnaissons que nous avons
fait une grande imprudence ; nous ne recommencerions pas ce
voyage, nous donnât-on un million ; mais le fait que
nous venons de déclarer est de la plus stricte
vérité.»
Arrivés à la maison consulaire, nous
fûmes, comme la première fois, reçus
très cordialement ; nous eûmes la visite d'un
drogman envoyé par le dey, qui demanda si nous
persistions à soutenir que Bougie avait
été notre point de départ, et non le cap
Matifou, ou quelque lieu voisin. Nous affirmâmes de
nouveau la réalité de notre récit ; il
fut continué, le lendemain, à l'arrivée
des propriétaires de nos mules.
(1) De retour à
Paris, je m'empressai d'aller au Jardin des Plantes rendre
visite au lion, mais il me reçut avec un grincement de
dents très peu amical. Croyez ensuite à cette
merveilleuse histoire du lion de Florence, dont la gravure
s'est emparée, et qui est offerte, sur
l'étalage de tous les marchands d'estampes, aux yeux
des passants étonnés et émus.