Chapitre 45 |
Une nomination faite à une telle majorité
semble, au premier abord, n'avoir pu donner lieu à des
difficultés sérieuses ; et, cependant, il n'en
fut pas ainsi. L'intervention de M. de Laplace, avant le jour
du scrutin, fut active et incessante pour faire ajourner mon
admission jusqu'à l'époque où une place
vacante, dans la section de géométrie,
permettrait à la docte assemblée de nommer M.
Poisson en même temps que moi. L'auteur de la
Mécanique céleste avait voué au
jeune géomètre un attachement sans bornes,
complètement justifié, d'ailleurs, par les
beaux travaux que la science lui devait déjà.
M. de Laplace ne pouvait supporter l'idée qu'un
astronome, plus jeune de cinq ans que M. Poisson, qu'un
élève, en présence de son professeur
à l'Ecole polytechnique, deviendrait
académicien avant lui. Il me fit donc proposer
d'écrire à l'Académie que je
désirais n'être élu que lorsqu'il y
aurait une seconde place à donner à Poisson ;
je répondis par un refus formel et motivé en
ces termes : «Je ne tiens nullement à être
nommé en ce moment ; je suis décidé
à partir prochainement pour le Thibet avec M. de
Humboldt ; dans ces régions sauvages, le titre de
membre de l'Institut n'aplanirait pas les difficultés
que nous devons rencontrer. Mais je ne me rendrai pas
coupable d'une inconvenance envers l'Académie. En
recevant la déclaration qu'on me demande, les savants
dont se compose ce corps illustre, n'auraient-ils pas le
droit de me dire : «Qui vous assure qu'on a
pensé à vous ? Vous refusez ce qu'on ne vous a
pas offert.»
En voyant ma ferme résolution de ne pas me
prêter à la démarche
inconsidérée qu'il m'avait conseillée,
M. de Laplace agit d'une autre façon ; il soutint que
je n'avais pas assez de titres pour mon admission à
l'Académie. Je ne prétends pas qu'à
l'âge de vingt-trois ans mon bagage scientifique
fût très considérable, à
l'apprécier d'une manière absolue ; mais,
lorsque je jugeais par comparaison, je reprenais courage,
surtout en songeant que les trois dernières
années de ma vie avaient été
consacrées à la mesure d'un arc de
méridien dans un pays étranger ; qu'elles
s'étaient passées au milieu des orages de la
guerre d'Espagne : assez souvent dans les cachots, ou, ce qui
était encore pis, dans les montagnes de la Kabylie et
à Alger, séjour alors fort dangereux. Voici, au
surplus, mon bilan de cette époque ; je le livre
à l'appréciation impartiale du lecteur :
Au sortir de l'Ecole polytechnique, j'avais fait, de concert
avec M. Biot, un travail étendu et très
délicat sur la détermination du coefficient des
tables de réfraction atmosphérique.
Nous avions aussi mesuré la réfraction de
différents gaz, ce qui, jusque là, n'avait pas
été tenté.
Une détermination, plus exacte qu'on ne l'avait alors,
du rapport du poids de l'air au poids du mercure, avait
fourni une valeur directe du coefficient de la formule
barométrique servant au calcul des hauteurs.
J'avais contribué, d'une manière
régulière et très assidue, pendant
près de deux ans, aux observations qui
s'étaient faites de jour et de nuit à la
lunette méridienne et au quart de cercle mural
à l'Observatoire de Paris.
J'avais entrepris avec M. Bouvard les observations relatives
à la vérification des lois de la libration de
la lune. Tous les calculs étaient
préparés ; il ne me restait plus qu'à
mettre les nombres dans les formules, lorsque je fus, par
ordre du Bureau des longitudes, forcé de quitter Paris
pour aller en Espagne. J'avais observé diverses
comètes et calculé leurs orbites. J'avais, de
concert avec M. Bouvard, calculé, d'après la
formule de Laplace, la table de réfraction qui a
été publiée dans le Recueil des
tables du Bureau des longitudes et dans la
Connaissance des temps. Un travail sur la vitesse de
la lumière, fait avec un prisme placé devant
l'objectif de la lunette du cercle mural, avait prouvé
que les mêmes tables de réfraction peuvent
servir pour le soleil et toutes les étoiles.
Enfin, je venais de terminer dans des circonstances
très difficiles la triangulation la plus grandiose
qu'on eût jamais exécutée, pour prolonger
la méridienne de France jusqu'à l'île de
Formentera.
M. de Laplace, sans nier l'importance et l'utilité de
ces travaux et de ces recherches, n'y voyait qu'une
espérance ; alors, M. Lagrange lui dit en termes
formels :
«Vous-même, monsieur de Laplace, quand vous
entrâtes à l'Académie, vous n'aviez rien
fait de saillant ; vous donniez seulement des
espérances. Vos grandes découvertes ne sont
venues qu'après.»
Lagrange était le seul homme en Europe qui pût
avec autorité lui adresser une pareille
observation.
M. de Laplace ne répliqua pas sur le fait personnel ;
mais il ajouta : «Je maintiens qu'il est utile de
montrer aux jeunes savants une place de membre de l'Institut
comme une récompense pour exciter leur
zèle.»
«Vous ressemblez, répliqua M. Hallé,
à ce cocher de fiacre qui, pour exciter ses chevaux
à la course, attachait une botte de foin au bout du
timon de sa voiture. Les pauvres chevaux redoublaient
d'efforts, et la botte de foin fuyait toujours devant eux. En
fin de compte, cette pratique amena leur
dépérissement, et bientôt après
leur mort.»
Delambre, Legendre, Biot, insistèrent sur le
dévouement et ce qu'ils appelaient le courage avec
lesquels j'avais combattu des difficultés
inextricables, soit pour achever les observations, soit pour
sauver les instruments et les résultats obtenus. Ils
firent une peinture animée des dangers que j'avais
courus. M. de Laplace finit par se rendre en voyant que
toutes les notabilités de l'Académie m'avaient
pris sous leur patronage ; et, le jour de l'élection,
il m'accorda sa voix. Ce serait pour moi, je l'avoue, un
sujet de regrets, même aujourd'hui, après
quarante-deux ans, si j'étais devenu membre de
l'Institut sans avoir obtenu le suffrage de l'auteur de la
Mécanique céleste.