Chapitre 46 |
Les membres de l'Institut devaient toujours être
présentés à l'Empereur après
qu'il avait confirmé leurs nominations. Le jour
désigné, réunis aux présidents,
aux secrétaires des quatre classes et aux
académiciens qui avaient des publications
particulières à offrir au chef de l'Etat, ils
se rendaient dans un des salons des Tuileries. Lorsque
l'Empereur revenait de la messe, il passait une sorte de
revue de ces savants, de ces artistes, de ces
littérateurs en habits verts.
Je dois le déclarer, le spectacle dont je fus
témoin le jour de ma présentation ne
m'édifia pas. J'éprouvai même un
déplaisir réel à voir l'empressement que
mettaient les membres de l'Institut à se faire
remarquer.
«Vous êtes bien jeune», me dit
Napoléon en s'approchant de moi ; et, sans attendre
une réplique flatteuse qu'il n'eût pas
été difficile de trouver, il ajouta :
«Comment vous appelez-vous ?» Et mon voisin de
droite ne me laissant pas le temps de répondre
à la question assurément très simple qui
m'était adressée en ce moment, s'empressa de
dire : «Il s'appelle Arago.
- Quelle est la science que vous cultivez ?» Mon voisin
de gauche répliqua aussitôt :
«Il cultive l'astronomie.
- Qu'est-ce que vous avez fait ?»
Mon voisin de droite, jaloux de ce que mon voisin de gauche
avait empiété sur ses droits à la
seconde question, se hâta de prendre la parole et dit
:
«Il vient de mesurer la méridienne
d'Espagne.»
L'Empereur, s'imaginant sans doute qu'il avait devant lui un
muet ou un imbécile, passa à un autre membre de
l'Institut. Celui-ci n'était pas un nouveau venu :
c'était un naturaliste connu par de belles et
importantes découvertes, c'était M. Lamarck. Le
vieillard présente un livre à
Napoléon.
«Qu'est-ce que cela ? dit celui-ci. C'est votre absurde
Météorologie, c'est cet ouvrage dans
lequel vous faites concurrence à Matthieu Laensberg,
cet annuaire qui déshonore vos vieux jours ; faites de
l'histoire naturelle, et je recevrai vos productions avec
plaisir. Ce volume, je ne le prends que par
considération pour vos cheveux blancs. - Tenez
!» Et il passe le livre à un aide de camp.
Le pauvre M. Lamarck, qui, à la fin de chacune des
paroles brusques et offensantes de l'Empereur, essayait
inutilement de dire : «C'est un ouvrage d'histoire
naturelle que je vous présente», eut la
faiblesse de fondre en larmes.
L'Empereur trouva immédiatement après un
jouteur plus énergique dans la personne de M.
Lanjuinais. Celui-ci s'était avancé un livre
à la main ; Napoléon lui dit en ricanant
:
«Le Sénat tout entier va donc se fondre à
l'Institut ? - Sire, répliqua Lanjuinais, c'est le
corps de l'Etat auquel il reste le plus de temps pour
s'occuper de littérature.»
L'Empereur, mécontent de cette réponse, quitta
brusquement les uniformes civils et se mêla aux grosses
épaulettes qui remplissaient le salon.