Chapitre 5 |
Le moment de l'examen arriva enfin, et je me rendis
à Toulouse, en compagnie d'un candidat qui avait
étudié au collège communal.
C'était la première fois que des
élèves venant de Perpignan se
présentaient au concours. Mon camarade,
intimidé, échoua complètement. Lorsque,
après lui, je me rendis au tableau, il
s'établit entre M. Monge, l'examinateur, et moi, la
conversation la plus étrange :
« Si vous devez répondre comme votre camarade,
il est inutile que je vous interroge.
- Monsieur, mon camarade en sait beaucoup plus qu'il ne l'a
montré ; j'espère être plus heureux que
lui ; mais ce que vous venez de me dire pourrait bien
m'intimider et me priver de tous mes moyens.
- La timidité est toujours l'excuse des ignorants ;
c'est pour vous éviter la honte d'un échec que
je vous fais la proposition de ne pas vous examiner.
- Je ne connais pas de honte plus grande que celle que vous
m'infligez en ce moment. Veuillez m'interroger ; c'est votre
devoir.
- Vous le prenez de bien haut, Monsieur ! Nous allons voir
tout à l'heure si cette fierté est
légitime.
- Allez, Monsieur, je vous attends !»
M. Monge m'adressa alors une question de
géométrie à laquelle je répondis
de manière à affaiblir ses préventions.
De là, il passa à une question
d'algèbre, à la résolution d'une
équation numérique. Je savais l'ouvrage de
Lagrange sur le bout du doigt ; j'analysai toutes les
méthodes connues en en développant les
avantages et les défauts : méthode de Newton,
méthode des séries récurrentes,
méthode des cascades, méthode des fractions
continues, tout fut passé en revue ; la réponse
avait duré une heure entière. Monge, revenu
alors à des sentiments d'une grande bienveillance, me
dit : «Je pourrais, dès ce moment,
considérer l'examen comme terminé ; je veux
cependant, pour mon plaisir, vous adresser encore deux
questions. Quelles sont les relations d'une ligne courbe et
de la ligne droite qui lui est tangente ?» Je regardai
la question comme un cas particulier de la théorie des
osculations que j'avais étudiée dans le
Traité des fonctions analytiques de Lagrange.
«Enfin, me dit l'examinateur, comment
déterminez-vous la tension des divers cordons dont se
compose une machine funiculaire ?» Je traitai ce
problème suivant la méthode exposée dans
la Mécanique analytique. On voit que Lagrange
avait fait tous les frais de mon examen.
J'étais depuis deux heures et quart au tableau ; M.
Monge, passant d'un extrême à l'autre, se leva,
vint m'embrasser, et déclara solennellement que
j'occuperais le premier rang sur sa liste. Le dirai-je ?
pendant l'examen de mon camarade, j'avais entendu les
candidats toulousains débiter des sarcasmes
très peu aimables pour les élèves de
Perpignan : c'est surtout à titre de réparation
pour ma ville natale que la démarche de M. Monge et sa
déclaration me transportèrent de joie.