Chapitre 6 |
Venu à l'École polytechnique, à la
fin de 1803, je fus placé dans la brigade
excessivement bruyante des Gascons et des Bretons. J'aurais
bien voulu étudier à fond la physique et la
chimie, dont je ne connaissais pas même les premiers
rudiments ; mais c'est tout au plus si les allures de mes
camarades m'en laissaient le temps. Quant à l'analyse,
j'avais appris, avant d'entrer à l'Ecole, beaucoup au
delà de ce qu'on exige pour en sortir.
Je viens de rapporter les paroles étranges que M.
Monge le jeune m'adressa à Toulouse en commentant mon
examen d'admission. Il arriva quelque chose d'analogue au
début de mon examen de mathématiques pour le
passage d'une division de l'Ecole dans l'autre.
L'examinateur, cette fois, était l'illustre
géomètre Legendre, dont j'eus l'honneur, peu
d'années après, de devenir le confrère
et l'ami.
J'entrai dans son cabinet au moment où M. T..., qui
devait subir l'examen avant moi, était emporté,
complètement évanoui, dans les bras de deux
garçons de salle. Je croyais que cette circonstance
aurait ému et adouci M. Legendre ; mais il n'en fut
rien. «Comment vous appelez-vous ? me dit-il
brusquement. - Arago, répondis-je. - Vous n'êtes
donc pas Français ? - Si je n'étais pas
Français, je ne serais pas devant vous, car je n'ai
pas appris qu'on ait été jamais reçu
à l'Ecole sans avoir fait preuve de
nationalité. - Je maintiens, moi, qu'on n'est pas
Français quand on s'appelle Arago. - Je soutiens, de
mon côté, que je suis Français, et
très bon Français, quelque étrange que
mon nom puisse vous paraître. - C'est bien ; ne
discutons pas sur ce point davantage, et passez au
tableau.»
Je m'étais à peine armé de la craie, que
M. Legendre, revenant au premier objet de ses
préoccupations, me dit : «Vous êtes
né dans les départements récemment
réunis à la France ? - Non, Monsieur ; je suis
né dans le département des
Pyrénées-Orientales, au pied des
Pyrénées. - Eh, que ne me disiez-vous cela tout
de suite ; tout s'explique maintenant. Vous êtes
d'origine espagnole, n'est-ce pas ? - C'est présumable
; mais, dans mon humble famille, on ne conserve pas de
pièces authentiques qui aient pu me permettre de
remonter à l'état civil de mes ancêtres :
chacun y est fils de ses oeuvres. Je vous déclare de
nouveau que je suis Français, et cela doit vous
suffire.»
La vivacité de cette dernière réponse
n'avait pas disposé M. Legendre en ma faveur. Je le
reconnus aussitôt ; car, m'ayant fait une question qui
exigeait l'emploi d'intégrales doubles, il
m'arrêta en me disant : «La méthode que
vous suivez ne vous a pas été donnée par
le professeur. Où l'avez-vous prise ? - Dans un de vos
mémoires. - Pourquoi l'avez-vous choisie ?
Était-ce pour me séduire ? - Non, rien n'a
été plus loin de ma pensée. Je ne l'ai
adoptée que parce qu'elle m'a paru
préférable. - Si vous ne parvenez pas à
m'expliquer les raisons de votre préférence, je
vous déclare que vous serez mal noté, du moins
pour le caractère.»
J'entrai alors dans des développements
établissant, selon moi, que la méthode des
intégrales doubles était, en tous points, plus
claire et plus rationnelle que celle dont Lacroix nous avait
donné l'exposé à
l'amphithéâtre. Dès ce moment, Legendre
me parut satisfait et se radoucit.
Ensuite, il me demanda de déterminer le centre de
gravité d'un secteur sphérique. «La
question est facile. lui dis-je. - Eh bien, puisque vous la
trouvez facile, je vais la compliquer : au lieu de supposer
la densité constante, j'admettrai qu'elle varie du
centre à la surface, suivant une fonction
déterminée.» Je me tirai de ce calcul
assez heureusement ; dès ce moment, j'avais
entièrement conquis la bienveillance de l'examinateur.
Il m'adressa, en effet, quand je me retirai, ces paroles,
qui, dans sa bouche, parurent à mes camarades d'un
augure très favorable pour mon rang de promotion.
«Je vois que vous avez bien employé votre temps
; continuez de même la seconde année, et nous
nous quitterons très bons amis.»
Il y avait, dans les modes d'examen adoptés à
l'Ecole polytechnique de 1804, qu'on cite toujours pour
l'opposer à l'organisation actuelle, des bizarreries
inqualifiables. Croirait-on, par exemple, que le vieux M.
Barruel examinait sur la physique deux élèves
à la fois, et leur donnait, disait-on, à l'un
et à l'autre la note moyenne ? Je fus associé,
pour mon compte, à un camarade plein d'intelligence,
mais qui n'avait pas étudié cette branche de
l'enseignement. Nous convînmes qu'il me laisserait le
soin de répondre, et nous nous trouvâmes bien
l'un et l'autre de cet arrangement.
Puisque j'ai été amené à parler
de l'Ecole de 1804, je dirai qu'elle péchait moins par
l'organisation que par le personnel ; que plusieurs des
professeurs étaient fort au-dessous de leurs
fonctions, ce qui donnait lieu à des scènes
passablement ridicules. Les élèves
s'étant aperçus, par exemple, de l'insuffisance
de M. Hassenfratz firent une démonstration des
dimensions de l'arc-en-ciel remplie d'erreurs de calcul qui
se compensaient les unes les autres, de telle manière
que le résultat final était vrai. Le
professeur, qui n'avait que ce résultat pour juger de
la bonté de la réponse, ne manquait pas de
s'écrier, quand il le voyait apparaître au
tableau : «Bien, bien, parfaitement bien !» ce
qui excitait des éclats de rire sur tous les bancs de
l'amphithéâtre.
Quand un professeur a perdu la considération, sans
laquelle il est impossible qu'il fasse le bien, on se permet
envers lui des avanies incroyables dont je vais citer un seul
échantillon.
Un élève, M. Leboullenger, rencontra un soir
dans le monde le même M. Hassenfratz et eut avec lui
une discussion. En rentrant le matin à l'Ecole, il
nous fit part de cette circonstance. «Tenez-vous sur
vos gardes, lui dit l'un de nos camarades, vous serez
interrogé ce soir ; jouez serré, car le
professeur a certainement préparé quelques
grosses difficultés, afin de faire rire à vos
dépens.»
Nos prévisions ne furent pas trompées. A peine
les élèves étaient-ils arrivés
à l'amphithéâtre, que M. Hassenfratz
appela M. Leboullenger qui se rendit au tableau.
«M. Leboullenger, lui dit le professeur, vous avez vu
la lune ? - Non, Monsieur ! - Comment, Monsieur, vous dites
que vous n'avez jamais vu la lune ? - Je ne puis que
répéter ma réponse ; non,
Monsieur.» Hors de lui, et sentant sa proie lui
échapper à cause de cette réponse
inattendue, M. Hassenfratz s'adressa à l'inspecteur,
chargé ce jour-là de la police, et lui dit :
«Monsieur, voilà M. Leboullenger qui
prétend n'avoir jamais vu la lune. - Que voulez-vous
que j'y fasse ?» répondit stoïquement M.
Lebrun. Repoussé de ce côté, le
professeur se retourna encore une fois vers M. Leboullenger,
qui restait calme et sérieux au milieu de la
gaieté indicible de tout l'amphithéâtre,
et il s'écria avec une colère non
déguisée : «Vous persistez à
soutenir que vous n'avez jamais vu la lune ? - Monsieur,
repartit l'élève, je vous tromperais si je vous
disais que je n'en ai pas entendu parler, mais je ne l'ai
jamais vue. - Monsieur, retournezà votre
place.»
Après cette scène, M. Hassenfratz
n'était plus professeur que de nom, son enseignement
ne pouvait plus avoir aucune utilité.