Chapitre 39 - Maison du Faune |
Péristyle de la maison du Faune - in Breton (1870) p.371 |
La maison du Faune est une des plus charmantes maisons de Pompéi ; elle est située dans le plus beau quartier de la ville, c'est-à-dire dans la rue qui s'étend de l'arc de Tibère à la porte d'Isis ; elle fut découverte en 1830 par le savant directeur des fouilles, Charles Bonnucci, en présence du fils de Goethe, le même qui ne précéda que de quelques mois son illustre père dans la tombe. Elle reçut son nom de maison du Faune de la statue d'un de ces demi-dieux qu'on y retrouva. |
En franchissant le seuil de l'atrium, on découvre
d'un coup d'oeil toute la maison. Cet atrium était
peint de couleurs vives et variées, et pavé de
jaspe rouge, d'agates orientales et d'albâtre fleuri.
Des chambres à coucher, des salles d'audience, des
salles à manger enveloppent cet atrium.
Derrière est un jardin qui devait être tout
parsemé de fleurs ; au milieu de ces fleurs et de ce
jardin jaillissait une fontaine qui retombait dans un bassin
de marbre. Tout autour s'étendait un portique soutenu
par vingt-quatre colonnes d'ordre ionique, au-delà
desquelles on apercevait encore d'autres colonnes et un
second jardin, celui-là planté de platanes et
de lauriers, à l'ombre desquels s'élevaient
deux petits temples consacrés aux dieux lares.
Au-delà la vue s'étendait jusqu'à la
cime du Vésuve, dont on voit monter au ciel
l'éternelle fumée.
Malgré cette vue, les propriétaires de cette
belle demeure ne furent pas prévenus à temps du
danger. On retrouva toute chose à sa place : choses
communes comme objets précieux, urnes d'or, coupes
d'argent, vases de terre ; les uns dans les armoires, les
autres sur les tables servies. La maîtresse de la
maison seule essaya en fuyant d'emporter quelques bijoux.
Peut-être même, pour les aller prendre,
perdit-elle un temps précieux. On reconnut son
squelette dans la salle de réception, et à
quelques pas d'elle, dans le gynécée, on trouva
deux bracelets d'or très pesants, deux boucles
d'oreilles, sept anneaux d'or enchâssant de belles
pierres gravées, et enfin un monceau de monnaie d'or,
d'argent et de bronze.
Entre le jardin et le bosquet était situé le
salon.
Arrêtons-nous au seuil de ce salon, et
recueillons-nous. Nous touchons à un chef-d'oeuvre
antique, dont l'exhumation a failli produire une
trente-troisième révolte dans la très
fidèle ville de Naples.
Nous voulons parler de la grande mosaïque.
La grande mosaïque a été découverte
en 1830, c'était l'année des
révolutions.
Mais notre lutte, à nous, s'est calmée. De loin
en loin, quand on entend dans l'enceinte de la ville quelque
coup de fusil qui résonne en contravention avec les
ordres de la police, on tressaille bien encore, et l'on
écoute, inquiet, si l'on entendra pas au bout de la
rue battre la générale : mais la
générale est muette. Le roulement des voitures
qui passent atteste que pour le moment il n'y a pas de
barricades dans les environs. Tout s'apaise sous la lente et
sourde pression du temps.
Mais il n'en a pas été ainsi à Naples.
Les savants forment une race à part, bien autrement
entêtée, bien autrement rancunière, bien
autrement ergoteuse que les autres races. Les haines
politiques ne sont rien auprès des haines
archéologiques, et c'est tout simple : les haines
politiques tuent, les haines archéologiques ne font
que blesser.
C'est une terrible chose
que la grande mosaïque ! La grande mosaïque sera
à l'avenir ce que le Masque de Fer a été
au passé. Il y a neuf systèmes sur le Masque de
Fer, et il y en a déjà dix sur la grande
mosaïque, et notez que le Masque de Fer date de 1680,
tandis que la grande mosaïque ne date que de 1830.
Il va sans dire qu'aucun des systèmes inventés
sur la grande mosaïque n'est encore reconnu pour le
véritable. On sait ce qu'elle n'est pas, mais on ne
sait pas ce qu'elle est.
Je voudrais bien avoir un pinceau au lieu d'une plume, je
vous ferais un croquis de la grande mosaïque, et de ce
croquis il résulterait peut-être un
onzième système qui serait le bon. Numero
Deus impare gaudet.
A défaut d'un dessin, il faut donc que le lecteur se
contente d'une description.
© Agnès Vinas |
La grande mosaïque, qui peut avoir seize pieds de
large sur huit pieds de haut, représente une bataille.
L'artiste a choisi ce moment suprême et décisif
où la victoire se déclare pour une des deux
armées : cette victoire est amenée par la chute
d'un des principaux personnages.
Les deux chefs des deux armées sont en présence
: l'un, qui parait avoir trente ans, à peu
près, est monté sur un de ces beaux chevaux
héroïques comme en sculptait Phidias sur la frise
du Parthénon ; il est nu-tête, porte les cheveux
courts et des favoris qui se joignent sous le cou, et a pour
armes défensives une cuirasse très richement
ornée, avec des manches d'étoffe, et une
chlamyde qui, passant par dessus l'épaule gauche,
retombe flottante derrière lui. Ses armes offensives
sont l'épée qu'il porte à son
côté et la lance qu'il tient à la main,
et de laquelle il traverse le flanc d'un des
généraux ennemis, lequel, embarrassé par
son cheval abattu sous lui, n'a pu éviter le coup, et
se cramponne, en se tordant de douleur, au bois de la lance
de son adversaire. C'est la chute, et surtout la blessure
terrible de ce cavalier, qui paraissent décider de la
victoire.
Quant au vainqueur, il occupe le premier plan du
côté gauche de la grande mosaïque. Il a
derrière lui trois ou quatre cavaliers qui,
armés comme lui, appartiennent évidemment
à la même nation. D'ailleurs, ils viennent
d'où il vient et vont où il va.
L'autre chef est monté sur un char traîné
par quatre chevaux et occupe le côté
opposé du tableau. Il a la tête
enveloppée d'une espèce de chaperon qui,
après avoir fait le tour du front, passe sous le col.
Il a une tunique à longues manches et un manteau
agrafé sur sa poitrine et retombant sur ses
épaules ; il tient de la main gauche un arc et
étend, dans l'attitude de l'intérêt et de
la terreur, sa main droite vers le cavalier blessé.
Pendant ce temps, son cocher, qui tient les rênes de
l'attelage de la main gauche, force les chevaux à se
retourner, et presse leur fuite en les fouettant de la main
droite.
Un quatrième personnage, placé comme les trois
autres sur le premier plan du tableau, tient en bride un
cheval qu'il semble offrir au chef monté sur le char,
car, comprenant sans doute la difficulté que ce char
éprouvera à passer à travers les morts,
les blessés et les armes dont le champ de bataille est
jonché, il veut offrir à son chef un plus
sûr moyen de salut.
Le fond du tableau est occupé par les soldats du
second chef, dont l'un porte un étendard, et dont les
autres, se sacrifiant pour leur général,
s'élancent entre lui et le général
ennemi.
Au-dessus de la mêlée s'élève un
arbre dépouillé de feuillage.
Il y a en tout vingt-huit combattants et seize chevaux, tous
un tiers à peu près plus petit que
nature.
Malheureusement cette belle mosaïque avait
été endommagée par le tremblement de
terre de l'an 63, et l'on s'occupait de la réparer
lors de l'éruption de l'an 69.
Or, voyez ce que c'est que le hasard ! le dégât
a justement frappé les endroits qui pouvaient
renseigner les antiquaires sur l'époque où
avait lieu cette bataille et sur les nations qui se la
livraient. Nous avons parlé d'un étendard. Cet
étendard devait porter un lion, un aigle, un animal
quelconque. Alors on eût su à qui l'on avait
affaire : il n'y avait plus de discussion, tout le monde
était d'accord, l'Académie d'Herculanum
continuait de vivre dans la concorde. Mais, bah ! il ne reste
de l'étendard que la pique et le bâton ; de
l'animal qu'il portait, pas le moindre vestige, un bout de
crête seulement, à ce que prétendent ceux
qui désirent y voir un coq. Quant à moi, je
sais que je n'y ai rien vu.
Mais c'est
justement parce qu'on n'y voit rien que la chose est devenue
si formidablement intéressante. Vous comprenez, une
énigme scientifique à expliquer, un
problème archéologique à résoudre
! Quelle bonne fortune pour les savants !
Aussi, chacun s'est précipité sur la grande
mosaïque et y a vu une bataille différente.
L'opinion générale a prétendu que
c'était la bataille d'Issus, entre Darius et
Alexandre.
Il signor Francesco Avellino a prétendu que
c'était la bataille du Granique.
Il signor Antonio Niccolini a prétendu que
c'était la bataille d'Arbelles.
Il signor Carlo Bonnucci a prétendu que c'était
la bataille de Platée.
M. Marchand a prétendu que c'était la bataille
de Marathon.
Il signor Luigi Vescovali a prétendu que
c'était la défaite des Gaulois à
Delphes.
Il signor Filippo de Romanis a prétendu que
c'était la rencontre de Drusus et des Gaulois à
Lyon.
Il signor Pasquale Ponticelli a prétendu que
c'était la défaite de Ptolémée
par César.
Le marquis Arditi prétend que c'est la mort de
Sarpédon.
Enfin, il signor Giuseppe Sanchez y voit un combat entre
Achille et Hector.
Voilà de quoi choisir, n'est-ce pas ? Eh bien ! ce
n'est rien de tout cela.
- Mais enfin pourquoi n'est-ce rien de tout cela ?
- Je vais vous le dire. Commençons par l'opinion
générale ; c'est toujours, comme on le sait, le
plus difficile à détrôner, quoiqu'elle
soit souvent la plus absurde.
L'opinion générale prétend que la
bataille représentée dans la grande
mosaïque est la bataille d'Issus, qui se livra entre
Darius et Alexandre, et par conséquent entre les
Perses et les Macédoniens.
L'opinion générale est une ignorante.
Hérodote dit que les lances des Perses étaient
courtes : or, selon l'opinion générale, les
Perses sont les vaincus de la mosaïque, et les lances
des vaincus de la mosaïque sont
démesurément longues.
Arrien dit que, les soldats mercenaires tués, les
Perses prirent la fuite, mais que, comme les chevaux se
trouvaient alourdis par le poids de l'armure de leurs
cavaliers, ces derniers étaient facilement rejoints et
mis à mort par leurs ennemis. Or, pas un des vaincus
de la mosaïque ne possède, visiblement du moins,
une cuirasse assez lourde pour ralentir la couse d'un
cheval.
Plutarque dit que les Perses traînaient dans leurs
combats un grand nombre de chars ornés d'un grand
nombre de faux. Or, il n'y a dans toute la bataille
représentée par la mosaïque qu'un seul
char et pas une seule faux.
Passons des soldats aux chefs.
© Agnès Vinas |
L'opinion générale prétend que le
chef vainqueur est Alexandre.
Dans tous les portraits, dans tous les bustes, dans toutes
les médailles que nous possédons d'Alexandre,
Alexandre est représenté sans barbe, et le chef
vainqueur a des favoris.
Alexandre portait, au dire de tous les biographes, la
tête inclinée vers l'épaule gauche, et le
chef vainqueur a la tête inclinée sur
l'épaule droite.
Enfin, il est connu qu'excepté à la bataille du
Granique, Alexandre combattait toujours sur Bucéphale,
lequel était d'un tiers plus grand que les autres
chevaux et avait la tête qui ressemblait à une
tête de boeuf, ressemblance d'où lui venait son
nom bous képhalè. Or, le cheval du chef
vainqueur est de taille ordinaire et n'a d'aucune
façon cette physionomie bovine que constatent les
historiens.
L'opinion générale prétend que le chef
vaincu est Darius.
Quinte-Curce dit que le char que montait Darius était
tout resplendissant de pierreries, que sur ce char il y avait
deux figures d'or massif hautes d'une coudée,
lesquelles représentaient la Paix et la Guerre, et
qu'au milieu de ces deux figures, un aigle, également
d'or, ouvrait ses ailes et semblait prêt à
s'envoler. Or, le char du chef vaincu est un char fort
élégant, mais sur lequel on ne retrouve aucune
trace ni de ces statues de la Paix et de la Guerre, ni de cet
aigle aux ailes déployées.
Quinte-Curce dit que Darius portait une tunique de pourpre
lisérée de blanc, et un manteau frangé
d'or que réunissaient sur la poitrine du roi deux
éperviers qui semblaient se becqueter. En outre,
Darius avait une tiare bleue et blanche, son sceptre à
la main et sa couronne sur la tête. Ce furent cette
couronne, ce sceptre et cette tiare, symboles de sa
dignité, que Darius jeta en fuyant, et qui
tombèrent au pouvoir d'Alexandre, qui le poursuivait.
Or, le manteau du chef vaincu est retenu par deux serpents et
non par deux éperviers, sa tiare est jaune et non pas
bleue ; enfin, il ne tient pas un sceptre à la main,
mais un arc.
Hérodote dit que les Perses étaient surtout
gênés dans le combat par les longues robes qui
tombaient jusque sur leurs talons ; or, le chef vaincu,
vêtu d'habits exactement taillés sur le
même modèle que ceux de ses soldats, porte une
tunique qui ne dépasse pas les genoux.
Enfin Aelianus dit que Darius, voyant le combat perdu, monta
sur une jument que lui présenta son frère
Artaxerce. Or la monture qu'offre à son roi le
guerrier qui s'approche du char est un cheval et non une
jument. Sur ce point, il ne peut pas y avoir de
discussion.
Or, l'opinion générale est donc parfaitement
absurde.
Passons au second système.
Il signor Francesco Avellino prétend que c'est la
bataille du Granique.
Prouvons que ce n'est pas plus la bataille du Granique que ce
n'est la bataille d'Issus.
La bataille du Granique eut lieu dans les eaux et sur la rive
même du fleuve. Les Macédoniens, armés de
lances, et Alexandre à leur tête, se
précipitèrent dans les flots,
repoussèrent les Perses, qui voulaient leur disputer
le passage, et s'emparèrent de l'autre bord. Dans
cette lutte, Alexandre, qui donnait, par sa
témérité, l'exemple du courage, ayant
rompu sa lance, demanda à Arétès,
général de sa cavalerie, de lui prêter la
sienne ; puis, cette seconde lance rompue comme la
première, il en reprit une troisième des mains
de Débatrius de Corinthe. Ce fut alors que le fils de
Philippe attaqua Mithridate, gendre de Darius, qui poussait
son cheval en avant des bataillons persans, et l'ayant
frappé dans le flanc d'un premier coup de lance qui
demeura sans effet, repoussé qu'il fut par sa
cuirasse, lui porta au visage un second coup dont il le
renversa. Dans ce moment, Alexandre était tellement
acharné contre l'ennemi qu'il combattait qu'il ne vit
point Rosacès qui levait une hache au-dessus de sa
tête, et qu'il ne put parer le coup, qui ouvrit son
casque et lui fit une légère blessure au front.
Mais en se sentant frappé, Alexandre se retourna vers
lui et lui traversa la poitrine d'un coup
d'épée. Outre cette blessure à la
tête, Alexandre en avait une seconde que lui avait
faite le javelot de Mithridate, et par laquelle il perdait
beaucoup de sang. Enfin, Spiridate, qui s'était
glissé jusqu'à la croupe de son cheval, levait
sa masse et lui en préparait un troisième,
probablement plus terrible que les deux autres, lorsque le
bras qui allait frapper fut abattu par Clitus. En ce moment,
les Macédoniens restés en arrière
rejoignirent leur chef, et les Perses, ne pouvant
résister aux quarante guerriers d'élite
qu'Alexandre appelait ses compagnons, et à la phalange
macédonienne qui les suivait, prirent la fuite, et,
avec la victoire, abandonnèrent à Alexandre la
possession de l'Ionie, de la Carie, de la Phrygie, et des
autres portions de l'Asie qui formaient auparavant la
puissante monarchie des Lydiens.
Voilà la bataille du Granique telle qu'elle est
racontée dans Diodore de Sicile, dans Quinte-Curce et
dans Plutarque.
Procédons par ordre.
La bataille du Granique conserva le nom du fleuve, parce
qu'elle fut livrée, comme nous l'avons dit,
moitié dans l'eau, moitié sur le rivage. Or, il
n'y a pas dans la grande mosaïque trace du plus petit
ruisseau.
Le guerrier vaincu ne peut être Mithridate, puisque le
premier coup que lui porta Alexandre dans le flanc demeura
sans effet, et que ce ne fut que du second coup que le
héros macédonien lui traversa le visage. Or, le
cavalier moribond jouit, au contraire, d'un visage
parfaitement sain, mais éprouve le
désagrément d'avoir le flanc percé de
part en part.
Au moment où Alexandre frappait Mithridate,
Rosacès, comme nous l'avons dit, s'apprêtait
à le frapper lui-même. Or, dans la grande
mosaïque, le chef vainqueur est suivi de ses soldats, et
parmi ces soldats, il n'y a pas plus de Rosacès que de
Granique.
D'ailleurs, dit l'historien, le coup de hache s'amortit sur
le casque d'Alexandre, et le chef vainqueur est
nu-tête.
Alexandre, si on se le rappelle, avait deux blessures : celle
que lui avait faite Rosacès et celle que lui avait
faite Mithridate. Or, le chef vainqueur est au contraire
parfaitement invulnéré, et l'on
n'aperçoit aucune trace de sang sur ses habits. La
cuirasse d'Alexandre, raconte Diodore de Sicile, était
ouverte en deux endroits. Or, la cuirasse du chef vainqueur
est parfaitement intacte. Enfin, le même historien dit
que le bouclier d'Alexandre, le même bouclier qu'il
avait enlevé au temple de Minerve, était
marqué de trois coups terribles qu'Alexandre avait
reçus dans la mêlée. Or, le chef
vainqueur n'a pas même de bouclier.
Ce n'est donc pas la bataille du Granique.