Chapitre 40 - La grande mosaïque
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© Agnès Vinas
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Continuons nos réfutations :
Il signor Antonio Niccolini a prétendu que
c'était la bataille d'Arbelles.
Prouvons que ce n'est pas plus la bataille d'Arbelles que ce
n'est la bataille du Granique.
Arbelles est le Marengo d'Alexandre. Les chars garnis de faux
des Persans et la terrible charge qu'avait faite leur
cavalerie avaient mis les Macédoniens en fuite,
lorsque le vainqueur d'Issus et du Granique se jeta à
la rencontre de Darius, qui combattait à la tête
des siens, et d'un coup destiné au roi des Perses, tua
son cocher. Ce coup fut un coup de flèche, disent
Plutarque et Diodore de Sicile ; un coup de lance, disent les
autres historiens. Mais tant il y a que, de quelque arme
qu'il fût frappé, le cocher tomba, et que les
Perses, croyant que c'était leur général
qui était frappé à mort, perdirent
courage et prirent aussitôt la fuite. Ce fut alors que,
le char de Darius ne pouvant se retourner à cause de
la quantité de cadavres amoncelés autour de
lui, le roi des Perses sauta sur une jument, et, comme
à la bataille d'Issus, s'enfuit et disparut
bientôt au milieu de la poussière qui
s'élevait sous les roues des chars et sous les pas des
chameaux et des éléphants, ne s'arrêtant,
dit Plutarque, que lorsqu'il eut mis le désert tout
entier entre lui et son vainqueur.
La victoire d'Arbelles fut donc décidée par la
chute du cocher de Darius, qui tomba du char et dont la chute
épouvanta les Perses. Or, le cocher de la
mosaïque est debout, et bien debout ; et, à la
façon dont il frappe les chevaux, il y a
probabilité qu'il se tirera de la mêlée
sain et sauf.
La victoire d'Arbelles fut surtout remarquable par la lutte
acharnée des deux cavaleries ennemies. Arrien affirme
que cette lutte fut si acharnée, que les cavaliers se
prenaient corps à corps et tombaient embrassés
sous les pieds de leurs chevaux. Or, il n'y a pas parmi les
vingt-huit personnages de la mosaïque deux cavaliers qui
combattent de cette façon.
Plutarque, dans la Vie de Camille, raconte que la
bataille d'Arbelles eut lieu pendant l'automne. Or, la
bataille de la mosaïque a lieu pendant l'hiver, et au
plus avancé de l'hiver, ainsi que l'arbre
dépouillé de ses feuilles en fait foi.
Tous les historiens racontent que Darius s'enfuit sur une
jument et disparut bientôt, grâce à la
poussière qui se levait sous les roues des chars et
sous les pas des éléphants et des chameaux. Or,
il n'y a dans la mosaïque qu'un seul char, c'est le char
du roi ; de chameaux et d'éléphants, il n'y en
a pas plus que sur la main.
Ce n'est donc pas la bataille d'Arbelles.
Il signor Carlo Bonnucci a prétendu que c'était
la bataille de Platée.
Prouvons que ce n'était pas plus la bataille de
Platée que ce n'est la bataille d'Arbelles.
Selon l'opinion du savant architecte des fouilles, - et c'est
lui, rappelons-le, qui a découvert la maison du Faune
-, le chef victorieux de la mosaïque serait Pausanias,
roi de Sparte ; le guerrier bleu serait Mardonius, gendre du
roi des Perses ; et le personnage du char serait Artabase,
général en second de l'armée
barbare.
Certes, nous ne demanderions pas mieux que de nous rallier
à l'opinion de M. Charles Bonnucci. M. Charles
Bonnucci est certainement un des hommes les plus savants que
nous ayons rencontrés, mais c'est encore un des hommes
les plus aimables que nous ayons vus. Mais, en conscience,
nous ne pouvons pas, tout indigne que nous nous reconnaissons
de discuter avec un académicien, laisser passer la
chose ainsi.
1° Mardonius ne fut pas tué par Pausanias, mais
par Aimneste. Ecoutez Hérodote, il s'explique
positivement sur ce point : «Mardonius, dit-il, fut
tué par Aimneste, illustre citoyen de Sparte, qui
depuis mourut lui-même dans une bataille contre les
Messéniens».
2° Non seulement ce ne fut pas Pausanias qui tua
Mardonius d'un coup de lance, mais Mardonius, dit toujours le
même Hérodote, ne fut pas tué d'un coup
de lance, mais d'un coup de pierre.
3° Le guerrier du char ne peut être Artabase, le
second chef de l'armée, puisque avant la bataille de
Platée, se trouvant en dissidence avec Mardonius
relativement au plan de campagne, il ne voulut pas même
assister à la bataille ; et ayant appris que la
victoire avait favorisé les Grecs, il se retira en
Phocide avec quarante mille hommes qui, ainsi que lui,
n'avaient pas assisté au combat.
4° Enfin ce ne peut pas être la bataille de
Platée, attendu qu'avant la bataille de Platée,
les Perses ayant été vaincus dans une rencontre
et ayant perdu Maniste, un de leurs chefs, Mardonius avait
ordonné qu'en signe de deuil tous les soldats de son
armée taillassent leurs cheveux et leurs barbes, et
qu'on coupât les crins aux chevaux et aux bêtes
de somme. Voyez plutôt Hérodote : «La
cavalerie revenue au camp, toute l'armée exprima la
douleur qu'elle ressentait de la mort de Maniste, et
Mardonius plus que tous les autres. Aussi les Perses se
taillèrent-ils la barbe et les cheveux, et
coupèrent- ils les crins de leurs bêtes de
somme, et jetèrent-ils des cris qui retentirent dans
toute la Béotie ; et cela venait de ce qu'ils
demeuraient privés d'un personnage qui, après
Mardonius, était, de l'avis du roi lui-même, le
premier parmi tous les Perses». Or, les cavaliers
perses de la mosaïque sont à toute barbe et les
chevaux à tous crins.
Ce n'est donc pas la bataille de Platée.
M. Marchand - car les Français s'en sont
mêlés comme les autres - M. Marchand, dis-je, a
prétendu que c'était la bataille de
Marathon.
Je voudrais fort ne pas contredire un compatriote, et surtout
un compatriote aussi savant que M. Marchand ; mais on
m'accuserait de partialité si je ne
démantibulais pas Marathon comme j'ai
démantibulé Platée, Arbelles, le
Granique et Issus.
Prouvons donc que ce n'est pas plus la bataille de Marathon
que ce n'est la bataille de Platée.
La bataille de Marathon, gagnée par Miltiade, fut, du
côté des Perses, perdue de compte à demi
par Datis et Artapherne. M. Marchand voit donc dans
Artapherne le général monté sur le char,
dans Datis le guerrier blessé, et dans Miltiade le
chef vainqueur.
Nous passerons Artapherne à M. Marchand, mais, en
conscience, nous ne pouvons lui passer Datis ni
Miltiade.
Datis, parce qu'il ne fut ni tué ni blessé en
cette occasion, puisqu'au dire d'Hérodote il rendit
aux vainqueurs, après la bataille, la statue
dorée d'Apollon qu'il leur avait enlevée
quelques jours auparavant, et se retira sain et sauf en Asie
avec le reste de l'armée.
Miltiade, parce qu'il avait cinquante ans à cette
époque, et que le chef vainqueur de la mosaïque
n'en a que trente.
Quant à l'arbre dépouillé de feuilles,
M. Marchand y voit un hiéroglyphe. Selon lui, cet
arbre est là pour symboliser la pensée de
l'historien, qui dit qu'à Marathon les
Athéniens ne furent des hommes ni de chair ni d'os,
mais des hommes de bois.
Notre avis est donc, malgré l'arbre symbolique, que ce
n'est pas la bataille de Marathon.
Il signor Luigi Vescovali a prétendu que
c'était la défaite des Gaulois à
Delphes.
Prouvons que ce n'est pas plus la défaite des Gaulois
à Delphes que ce n'est la bataille de Marathon.
Selon le signor Luigi Vescovali, les assaillants seraient les
Grecs, le guerrier blessé serait le brenn ou
général et les soldats vaincus seraient les
Gaulois. Quant au personnage du char, comme le signor Luigi
Vescovali n'en sait que faire, il n'en fait rien.
D'abord, ce ne sont ni les armes, ni le costume, ni la
manière de combattre des Gaulois. Où sont les
braies ? où sont les longs cheveux blonds ? où
sont ces lances larges et recourbées ? où sont
les arcs avec lesquels ils lançaient leurs traits
comme la foudre ? où sont ces immenses boucliers qui
leur servaient de bateaux pour traverser les fleuves ? Il n'y
a rien de tout cela dans les vaincus de la
mosaïque.
Puis écoutez le récit d'Amédée
Thierry, récit emprunté à Valère
Maxime, à Tite-Live, à Justin et à
Pausanias, et jugez :
«On était alors en automne, et durant le combat,
il s'était formé un de ces orages soudains, si
communs dans les hautes chaînes de l'Hellade ; il
éclata tout à coup, versant dans la montagne
des torrents de pluie et de grêle : les prêtres
et les devins attachés au temple d'Apollon se
saisirent d'un incident propre à frapper l'esprit
superstitieux des Grecs. L'oeil hagard et les cheveux
hérissés, l'esprit comme aliéné,
ils se répandirent dans la ville et dans les rangs de
l'armée, criant que le dieu était arrivé
: «Il est ici, disaient-ils, nous l'avons vu
s'élancer à travers la voûte du temple ;
elle s'est fendue sous ses pieds : deux vierges
armées, Minerve et Diane, l'accompagnent ; nous avons
entendu le sifflement de leurs arcs et le cliquetis de leurs
lances. Accourez, ô Grecs ! sur les pas de vos dieux,
si vous voulez partager leur victoire». Ce spectacle,
ces discours prononcés au bruit de la foudre, à
la lueur des éclairs, remplirent les Hellènes
d'un enthousiasme surnaturel ; ils se reforment en bataille
et se précipitent l'épée haute sur
l'ennemi. Les mêmes circonstances agissaient non moins
énergiquement, mais en sens contraire, sur les bandes
victorieuses : les Gaulois crurent reconnaître le
pouvoir d'une divinité, mais d'une divinité
irritée. La foudre, à plusieurs reprises, avait
frappé leurs bataillons, et ses détonations,
répétées par les échos,
produisaient autour d'eux un tel retentissement qu'ils
n'entendaient plus la voix de leurs chefs. Ceux qui
pénétrèrent dans l'intérieur du
temple avaient senti le pavé trembler sous leurs pas ;
ils avaient été saisis par une vapeur
épaisse et méphitique qui les consumait et les
faisait tomber dans un délire violent. Les historiens
rapportent qu'au milieu de ce désordre on vit
apparaître trois guerriers d'un aspect sinistre, d'une
stature plus qu'humaine, couverts de vieilles armures, et qui
frappèrent les Gaulois de leurs lances. Les Delphiens
reconnurent, dit-on, les ombres de trois héros,
Hypérocus et Laodocus, dont les tombeaux
étaient voisins du temple, et Pyrrhus, fils d'Achille.
Quant aux Gaulois, une terreur panique les entraîna en
désordre jusqu'à leur camp, où ils ne
parvinrent qu'à grand'peine, accablés par les
traits des Grecs et par la chute d'énormes rocs qui
roulaient sur eux du haut du Parnasse».
Voilà le récit d'Amédée Thierry,
c'est-à-dire d'un de nos écrivains les plus
savants et les plus consciencieux. Or, je vous prie,
où est Delphes ? où est le temple ? où
est la foudre ? où est le dieu irrité ?
où sont les trois guerriers spectres qui combattent
pour les Delphiens ? où sont ces rocs qui poursuivent
les fugitifs en bondissant aux flancs du Parnasse ? Rien de
tout cela n'est dans la mosaïque. Ce n'est donc point la
défaite des Gaulois à Delphes.
Il signor Filippo de Romanis a prétendu que
c'était la rencontre de Drusus avec les Gaulois,
près de la ville de Lyon.
Prouvons que ce n'est pas plus la rencontre de Drusus avec
les Gaulois près de la ville de Lyon que ce n'est la
défaite des Gaulois à Delphes.
Selon le signor de Romanis, le chef vainqueur de la
mosaïque serait Néron Claudius Drusus ; le
cavalier blessé, un chef gaulois ; et le personnage du
char, un barde ; quant aux noms de ce barde et de ce chef,
les noms gaulois sont si barbares et si difficiles à
prononcer que le signor de Romanis ne les indique pas
même par une pauvre petite initiale.
Il signor de Romanis est de l'avis du proverbe qui dit que,
quand on prend du galon on n'en saurait trop prendre ;
pendant qu'il était en train d'inventer un
système, il a inventé une bataille : en effet,
sa bataille n'a pas plus de nom que son chef gaulois et son
barde.
Malheureusement, malgré ce vague si favorable aux
théories systématiques, il y a deux choses
positives. La première, c'est que les médailles
qui restent de Drusus ne ressemblent en rien au chef
vainqueur de la mosaïque. La seconde, c'est que le
prétendu barde monté sur le char tient un arc
et non une lyre. Je sais bien qu'un arc est un instrument
à corde, mais je doute que jamais les bardes se soient
servis d'un arc pour s'accompagner.
J'ai donc grand-peur que la mosaïque ne
représente pas la rencontre de Drusus avec les Gaulois
près de la ville de Lyon.
Il signor Pasquale Ponticelli a prétendu que
c'était la défaite des Egyptiens par
César.
Prouvons que ce n'est pas plus la défaite des
Egyptiens par César que ce n'est la défaite des
Gaulois près de la ville de Lyon.
Selon il signor Pasquale Ponticelli, le chef vainqueur est
César, le guerrier blessé est Achille, le roi
fugitif est Ptolémée.
Il y a tout bonnement une impossibilité par personne
citée à ce que cela soit.
Le chef vainqueur de la mosaïque a trente ans à
peu près, et, à cette époque,
César en avait cinquante et un ou
cinquante-deux.
Le guerrier blessé ne peut être le
général égyptien Achille, puisque le
général égyptien Achille fut, avant la
bataille, tué en trahison par l'eunuque
Ganymède.
Enfin, le roi fugitif ne peut être
Ptolémée, puisque Ptolémée avait
à cette époque dix-sept ans à peine, et
que le roi vaincu paraît en avoir de quarante-cinq
à cinquante.
Il est vrai que cela pourrait s'arranger si César
cédait à Ptolémée les vingt et un
ou vingt-deux ans qu'il a de trop ; mais resterait encore le
malheureux général Achille, que nous ne
saurions, en conscience, ressusciter pour faire plaisir au
signor Pasquale Ponticelli.
Nous ne parlons pas des costumes, qui ne s'appliquent ni aux
Romains du temps de César, ni aux Egyptiens du temps
de Ptolémée.
- Mais, dira peut-être il signor Pasquale Ponticelli,
ce n'est point de la bataille d'Alexandrie que j'ai voulu
parler, mais de la seconde bataille qui rendit César
maître de la monarchie égyptienne.
A ceci nous répondrons qu'à cette seconde
bataille, le roi Ptolémée, qui, au reste,
n'avait que quelques mois de plus qu'à la
première, était revêtu d'une cuirasse
d'or ; puisque, lorsqu'on le retira du Nil, mort et
défiguré, ce fut à cette cuirasse qu'on
le reconnut.
Or, sur toute la personne du roi fugitif il n'y a pas la
moindre apparence de cette cuirasse d'or, qui cependant
était assez importante pour que le peintre ne la
laissât point à l'arsenal.
Ce n'est donc point la défaite des Egyptiens par
César.
Le marquis Arditi prétend que c'est la mort de
Sarpédon.
Prouvons que ce n'est pas plus la mort de Sarpédon que
ce n'est la défaite des Egyptiens par César.
Sarpédon eut deux rencontres avec les Grecs, c'est
vrai ; près du hêtre sacré, c'est encore
vrai ; mais, quoique fils de Jupiter, Sarpédon
n'était pas heureux en guerre : dans la
première, Sarpédon fut blessé, dans la
seconde, il fut tué.
Traduisons littéralement Homère, et voyons si
le sujet de la mosaïque s'applique le moins du monde
à l'une ou l'autre de ces deux rencontres de
Sarpédon.
La première de ces deux rencontres eut lieu avec
Tlépolème, fils d'Hercule et petit-fils de
Jupiter. Sarpédon était par conséquent
l'oncle de Tlépolème. Voici comment l'oncle
parle au neveu :
«Tlépolème ! si Hercule détruisit
Troie, la ville sacrée, c'était pour punir la
perfidie du fier Laomédon, qui paya par des paroles
insolentes celui qui avait si bien agi à son
égard, et lui refusa les chevaux pour lesquels il
était venu d'aussi loin. Eh bien ! je te le dis, tu
recevras de moi la mort et le noir enfer, et, frappé
de mon javelot, tu me donneras, à moi, la gloire, et
ton âme à Pluton».
Ainsi parla Sarpédon.
Maintenant, voici comment le neveu répond à
l'oncle :
«Tlépolème élève son
javelot aigu, et les deux longs javelots des guerriers
partent de leurs mains. Sarpédon lança le sien,
et la pointe alla frapper Tlépolème à la
gorge : la sombre nuit de la mort couvrit ses yeux.
Tlépolème frappa Sarpédon à la
cuisse de son long javelot, et le fer impétueux
écarta les chairs et pénétra
jusqu'à l'os. Les amis de Sarpédon
l'entraînent loin du combat ; il porte encore le
javelot long et pesant ; aucun de ceux qui se pressent autour
de lui ne s'en aperçoit et ne pense à retirer
le fer dangereux pour qu'il remonte sur son char, tant ils
s'étaient empressés de le tirer de ce
danger».
Le guerrier vainqueur de la mosaïque est armé
d'une lance et non d'un javelot. Le guerrier vaincu n'a pas
lancé son javelot, mais de douleur a laissé
tomber sa lance près de lui. Tlépolème
n'est pas le moins du monde frappé à la gorge,
et Sarpédon est frappé non pas à la
cuisse, mais dans le flanc ; et la lance, qui n'a pas
trouvé d'os pour l'arrêter, passe d'un pied et
demi de l'autre côté du corps ; de plus, comme
cette lance peut avoir douze pieds de long, il serait
difficile que les amis de Sarpédon ne
s'aperçussent point que, tout fils de Jupiter qu'il
est, le héros doit en être incommodé. De
plus, ils sont pressés de faire remonter
Sarpédon sur son cheval, et le guerrier blessé
de la mosaïque est à cheval.
L'artiste n'a donc évidemment pas eu l'idée de
représenter ce premier combat ; passons au
second.
Cette fois, la lutte a lieu entre Sarpédon et
Patrocle. Voici comment parle Homère. Nous demandons
pardon à nos lecteurs de la simplicité de notre
traduction littérale ; elle ne ressemble ni à
celle du prince Lebrun ni à celle de M.
Bitaubé, mais ce n'est pas notre faute.
«Lorsque les deux guerriers se furent approchés
en face l'un de l'autre, Patrocle frappa le courageux
Trasymèle, qui était le meilleur écuyer
de Sarpédon, et, lui lançant un trait dans le
ventre, il le renversa à terre. Sarpédon,
frappant le second, lance à son tour son javelot aigu
et atteint le cheval Pédase à l'épaule
droite. Le cheval pousse des cris, tombe au milieu des
rênes et meurt : les deux autres s'arrêtent, le
timon craque, et les chevaux s'embarrassent, car
Pédase gît au milieu des rênes ;
Automédon tire sa longue épée et coupe
le trait à la volée. Ils recommencent alors
leur périlleux combat ; Sarpédon lance de
nouveau à son ennemi un trait aigu : le javelot rase
l'épaule gauche de Patrocle, mais ne le touche pas ;
enfin Patrocle lance son trait, qui ne sort pas inutilement
de sa main, mais va frapper à l'endroit où le
diaphragme embrasse le coeur nerveux et plein de vie.
Sarpédon tombe alors comme un chêne, ou comme un
pin que sur la montagne les hommes abattent avec des haches
tranchantes».
Or, le combat de la mosaïque ressemble encore moins
à la seconde rencontre de Sarpédon qu'à
la première.
Où est Trasymèle, le meilleur écuyer de
Sarpédon ? où est le cheval Pédase,
blessé à l'épaule droite ? où est
Automédon coupant le trait ? où est enfin
Sarpédon frappé au coeur ? à moins que
déjà, du temps d'Homère, les
médecins n'aient mis le coeur à droite.
Ce n'est donc pas la mort de Sarpédon.
Enfin il signor Giuseppe Sanchez a prétendu que
c'était une rencontre entre Achille et Hector.
Prouvons que ce n'est pas plus une rencontre entre Achille et
Hector que ce n'est la mort de Sarpédon.
Voici, selon le signor Giuseppe Sanchez, le paragraphe
d'Homère auquel le peintre a emprunté son sujet
:
Ulysse vient supplier Achille d'oublier l'injure que lui a
faite Agamemnon, mais Achille le renvoie plus loin qu'il ne
veut aller, et, rappelant les services rendus aux Grecs, il
dit :
«Tant que je combattis avec les Grecs, Hector n'osa
point lutter avec moi ni s'aventurer hors de ses murs,
toujours il restait à la porte de Scée et sous
un hêtre ; cependant un jour il osa me braver, mais il
put à peine échapper à mes
coups».
- Nous vous voyons venir, monsieur Sanchez !
Vous n'avez pas voulu choisir un des combats racontés
par Homère. Non. Homère poète, peintre,
historien, Homère est trop précis, trop
descripteur. Il eût été trop facile,
Homère à la main, de vous réfuter. Vous
avez préféré prendre quelque chose de
vague, et vous avez prétendu que l'artiste avait pris
à la volée les quelques mots de rodomontade
jetés au vent par la colère d'Achille, et qu'il
en avait fait un tableau. Ce n'est pas probable ; mais,
n'importe, admettons votre donnée.
C'est donc la rencontre d'Achille et d'Hector près de
la porte de Scée.
D'abord, monsieur Sanchez, Achille avait des chevaux de
rechange. Il avait, à cette époque, Xante et
Balius, fils de Podarge et du Zéphir, et par
conséquent immortels, il avait de plus Pédase,
qu'il avait pris au siège de Thèbes, et qui, au
dire d'Homère, tout mortel qu'il était,
était digne d'être attelé près de
ces deux collègues divins.
Mais, quoique Achille dût monter à cheval comme
un membre du Jockey Club ou comme un écuyer de
Franconi, Achille ne montait jamais à cheval quand il
s'agissait de combattre. Fi donc ! les héros comme
Achille avaient un char, un Automédon pour conduire ce
char, et au fond de ce char tout un arsenal de piques et de
javelots. Combattre à cheval ! pour qui prenez-vous le
divin fils de Thétis et de Pélée ? C'est
bon pour des pleutres et des faquins ; mais du temps
d'Homère les gens comme il faut combattaient en char.
Ecoutez Nestor :
«Contenez vos chevaux, dit-il, prenez garde qu'ils ne
portent le désordre dans nos lignes ; qu'aucun de vous
ne s'abandonne à sa fougueuse ardeur, qu'aucun ne
sorte des rangs pour attaquer l'ennemi, qu'aucun ne recule ;
vous seriez bientôt rompus et défaits. Si
quelqu'un est forcé d'abandonner son char pour monter
sur un autre, qu'il ne se serve plus que de ses
javelots».
Puis, s'il vous plaît, à cette époque,
Achille avait encore ses armes, puisque Patrocle
n'était pas mort. Où est donc l'immense
bouclier sous lequel gémissait le bras de Patrocle ?
où est le casque terrible dont le cimier seul, en se
balançant, faisait fuir les Troyens ? où
Achille dit-il que lorsque Hector a fui devant lui, lui
Achille était nu-tête ? Certes, Achille n'est
point assez modeste pour avoir oublié une pareille
circonstance.
Donc, le chef vainqueur de la mosaïque ne peut
être Achille, puisque le vainqueur de la mosaïque
n'est pas sur le char d'Achille et ne porte pas les armes
d'Achille.
© Agnès Vinas
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Passons à Hector.
Maintenant, Hector est sur son char, c'est vrai ;
malheureusement, le chef vaincu de la mosaïque non
seulement n'a pas les armes d'Hector, mais encore n'a pas
l'âge d'Hector.
Où M. Giuseppe Sanchez a-t-il vu que
l'élégant fils de Priam, qui dispute le prix de
la beauté à Pâris, le prix du courage
à Achille, soit un homme de quarante-cinq à
quarante-huit ans ? Franchement, quoique Homère ne
dise nulle part l'âge d'Achille, tout ce que je peux
faire pour M. Sanchez, c'est d'accorder trente ans à
Hector.
Puis, j'en demande pardon à M. Sanchez, j'ai lu et
relu l'Iliade, et je n'ai vu nulle part qu'Hector se
servît d'un arc. C'est Pâris, l'archer de la
famille ; et Homère est trop adroit pour
établir une pareille similitude entre les deux
frères. A Hector, il faut les armes offensives du
brave ; il faut les javelots avec lesquels on se bat à
vingt pas de distance ; il lui faut cette lance au cercle
d'or avec laquelle on frappe son ennemi en le joignant ; il
lui faut l'épée avec laquelle on lutte corps
à corps.
Puis, comme arme défensive, où est ce casque,
présent d'Apollon, dont le panache sème la
terreur ? où est ce grand bouclier qu'il rejette sur
ses épaules quand il tourne le dos à l'ennemi,
et qui le couvre tout entier ? où est enfin la
cuirasse où s'enfonce si profondément le
javelot d'Ajax qu'il déchire jusqu'à sa tunique
?
Or, si le guerrier vaincu de la mosaïque n'a pas
l'âge d'Hector et n'a pas les armes d'Hector, ce ne
peut être Hector.
Il en résulte que, si l'un ne peut être Hector
et que l'autre ne puisse pas être Achille, la
mosaïque doit nécessairement représenter
autre chose que la rencontre d'Achille et d'Hector.
J'en demande pardon à mes lecteurs, mais j'ai voulu
prendre les dix systèmes les uns après les
autres pour leur prouver qu'il ne faut pas croire trop
aveuglément aux systèmes.
Maintenant je pourrais, comme un autre, faire un
onzième système, mais je ne donnerai pas ce
plaisir à MM. les savants italiens.
Je leur raconterai tout simplement l'histoire d'un pauvre fou
que j'ai vu à Charenton, et qui m'a paru non seulement
plus sage, mais encore plus logique qu'eux. Sa folie
était de se croire un grand peintre, et à son
avis il venait d'exécuter son chef d'oeuvre.
Ce chef-d'oeuvre, recouvert d'une toile verte, était
le Passage de la mer Rouge par les
Hébreux.
Il vous conduisait devant le chef-d'oeuvre, levait la toile
verte, et l'on apercevait une toile blanche.
- Voyez, disait-il, voilà mon tableau.
- Et il représente ? demandait le visiteur.
- Il représente le Passage de la mer Rouge par les
Hébreux.
- Pardon ! mais où est la mer ?
- Elle s'est retirée.
- Où sont les Hébreux ?
- Ils sont passés.
- Et les Egyptiens ?
- Ils vont venir.
Dites-moi, les savants italiens que nous venons de citer
sont-ils aussi sages et surtout aussi logiques que mon fou de
Charenton ?