Livre 3
Prologue
L'histoire des peuples anciens nous apprend que les
Athéniens et les Lacédémoniens
donnèrent la loi dans la Grèce avant les
Macédoniens. Mais Athènes ne se distingua pas
seulement dans les armes, elle cultiva les sciences et les
arts ; au lieu que les Spartiates firent leur étude
propre de la guerre. On assure qu'ils furent les premiers
à s'instruire sur les divers événements
des batailles, et à mettre par écrit leurs
observations militaires, et qu'ils parvinrent bientôt
à réduire à des règles
raisonnées et à des principes
méthodiques ce qui ne semblait jusqu'alors
dépendre que de la valeur ou de la fortune. De
là l'établissement de leurs écoles de
tactique, pour enseigner à la jeunesse les manoeuvres
de la guerre et les différentes dispositions de
combattre ; hommes vraiment dignes de toute notre admiration,
qui voulaient que chez eux on s'attachât
particulièrement à un art sans lequel les
autres arts ne peuvent subsister. Les Romains, marchant sur
leurs traces, se sont aussi formé par
l'expérience un système de tactique, et en ont
de même conservé les règles dans leurs
écrits ; et ce sont, empereur invincible, ces
mêmes principes, dispersés dans
différents auteurs, que vous m'avez ordonné
d'abréger, de peur que le trop grand nombre ne
causât de l'ennui, ou que le trop peu n'inspirât
pas de confiance. Quant aux progrès que firent les
Lacédémoniens dans l'art des dispositions, je
n'en veux point d'autre preuve que l'exemple de Xanthippe,
qui, prêtant le secours, non de son courage, mais de
son art, aux Carthaginois, épuisés par la
défaite de leurs armées, battit Attilius
Régulus, le mit aux fers, avec les débris d'une
armée romaine si souvent victorieuse, et termina ainsi
la guerre par une seule journée. Ce ne fut pas avec
moins de succès qu'Annibal, se préparant
à porter la guerre en Italie, voulut prendre des
leçons d'un Lacédémonien ; Leçons
qui furent funestes à tant de consuls et à tant
de légions, quoique ce général fût
toujours inférieur en nombre et en force aux Romains.
Qui désire la paix, se prépare donc à la
guerre. Qui aspire à la victoire, s'applique à
former ses soldats. Qui veut combattre avec succès,
combatte par principes, non au hasard. Personne n'ose
insulter une puissance dont on sent la
supériorité dans l'action.
1. De la grandeur des
armées
Le premier livre traite des levées et des exercices
des nouveaux soldats ; dans le second on a
développé l'ordonnance de la légion et
la discipline des troupes : les batailles font le sujet du
troisième. Il est précédé des
deux autres, afin qu'arrivant par ordre aux instructions qui
suivent sur la science des combats et sur les moyens de
vaincre, on puisse les entendre plus aisément et en
tirer plus de fruit. On appelle armée un certain
nombre de légions et de troupes auxiliaires,
infanterie et cavalerie, réunies pour des
expéditions militaires. Les maîtres de l'art
veulent que ce nombre soit limité. En
réfléchissant sur les défaites de
Xerxès, de Darius, de Mithridate, et d'autres rois,
qui avaient armé des peuples entiers, on voit
évidemment que ces prodigieuses armées ont
moins succombé sous la valeur de leurs ennemis que
sous leur propre multitude. En effet, une armée trop
nombreuse est exposée à bien des
inconvénients ; sa marche en est ralentie, et ses
colonnes étant trop longues, les ennemis peuvent la
harceler et l'incommoder, même avec fort peu de monde.
Lorsqu'il faut aller par des chemins difficiles ou passer des
rivières, les bagages, par leur lenteur, l'exposent
à de fréquentes surprises. On ne trouve jamais
qu'avec une peine infinie du fourrage pour une si grande
quantité de chevaux et d'autres bêtes de charge
: la disette, qu'il est si important d'éviter dans
toute expédition, ruine bientôt une grande
armée ; et, quelques soins que l'on prenne pour faire
provision de vivres, ils manquent d'autant plus vite qu'on
les distribue à plus de bouches. Quelquefois
même une trop grande multitude trouve à peine
assez d'eau ; enfin, si par malheur votre armée vient
à être mise en fuite, il faut
nécessairement qu'on tue bien du monde ; et ce que
vous sauverez de troupes en remportera une impression de
frayeur qui épouvantera pour une seconde action. C'est
pourquoi nos anciens, instruits par l'expérience,
voulaient des armées plus disciplinées que
nombreuses. Une légion composée de dix mille
fantassins et de deux mille chevaux, compris les auxiliaires,
suffisait pour les guerres peu importantes ; et on en donnait
souvent le commandent à un préteur, comme
à un général du second ordre. Si
l'ennemi passait pour puissant, on faisait marcher vingt
mille hommes d'infanterie et quatre mille chevaux,
commandés par un personnage ayant la puissance
consulaire, dont la dignité est
représentée aujourd'hui par les comtes du
premier ordre. S'il était question de ramener sous le
joug quelque coalition de nations valeureuses en
révolte, sous l'empire de cette
nécessité on mettait en campagne deux
armées, et à leur tête deux
généraux, avec cette formule : «Que
chacun des chefs en particulier, ou tous deux ensemble,
prennent garde que la république ne reçoive
aucun dommage !» Enfin, quoique les Romains eussent
dans la suite à combattre presque tous les ans en
différents pays contre différentes nations, ils
n'envoyaient que de petites armées, qu'ils
préféraient, comme nous avons dit, à de
plus grandes moins disciplinées ; mais, quelles
qu'elles soient, ils observaient exactement que le nombre des
auxiliaires ou des alliés n'excédât pas
celui des nationaux.
2. Des moyens de conserver la
santé dans les armées
Voici un point auquel il est de la p1us grande importance de
pourvoir. En vain on aura de bonnes armées, si on ne
sait pas y maintenir la santé ; les moyens qu'on peut
proposer comprennent les lieux, les eaux, les saisons, les
remèdes et les exercices. Quant aux lieux, la
précaution qu'on doit prendre, c'est de ne tenir les
troupes ni dans un pays malsain, comme dans le voisinage de
marais pestilentiels, ni sur des montagnes ou des collines
sèches, sans arbres et sans couvert ; par rapport aux
saisons, de ne pas les faire camper en été sans
tentes, de ne pas les faire partir trop tard le matin, de
peur que le poids de la chaleur, joint à la fatigue du
chemin, ne leur causent des maladies ; mais plutôt les
mettre en marche à la pointe du jour, afin d'arriver
de bonne heure à l'endroit marqué : c'est de ne
pas les faire marcher de nuit en hiver, par les neiges et par
les glaces, ni les laisser manquer de bois ni d'habits. Des
soldats transis de froid ne sont ni bien portants, ni propres
à aucune expédition. Qu'on ne leur laisse point
boire d'eau corrompue ou bourbeuse, espèce de poison
capable d'engendrer des maladies contagieuses. Si
quelques-uns en sont attaqués, il faut avoir recours
aux aliments propres à les rétablir, et
à l'art des médecins ; c'est à quoi les
officiers des légions, les tribuns, et le comte
lui-même, doivent avoir une attention
particulière ; car, dans une affaire, on tire de
mauvais services de soldats qui, outre la guerre, ont encore
à supporter la maladie. Les maîtres de l'art ont
toujours cru l'exercice journalier des armes plus propre que
les remèdes à entretenir la santé dans
les armées ; c'est sur ce principe qu'ils
l'ordonnaient à l'infanterie, soit en plein air dans
les beaux jours, soit à couvert dans les temps de
pluie ou de neige. Ils exerçaient aussi la cavalerie
non seulement en plaine, mais sur des terrains
escarpés ou pleins de crevasses ; dans des sentiers
étroits et embarrassés, afin que dans le combat
aucune de ces difficultés ne lui fût inconnue.
On comprend par là de quelle importance il est de bien
instruire une armée, puisque c'est l'habitude
même de cette instruction laborieuse qui dans les camps
leur assure la santé, et dans les combats la victoire.
Enfin, il faut observer que si on laisse trop longtemps une
grande armée dans les mêmes lieux, pendant
l'été ou pendant l'automne, la
malpropreté, la corruption des eaux, l'infection de
l'air, y répandent des maladies capables de la
détruire, et qu'on ne les peut éviter qu'en
changeant souvent de camp.
3. Du soin qu'on doit mettre
à se pourvoir de grains et de fourrages, et à
les garder
L'ordre demande que nous parlions des vivres et des
fourrages, dont la disette détruit plus souvent une
armée que la guerre même ; car la faim est plus
terrible que le fer : d'ailleurs, on peut remédier
sur-le-champ aux autres accidents qui peuvent arriver ; mais
il n'y a d'autres moyens pour éviter la disette que de
la prévenir. C'est un grand point à la guerre,
et le plus grand, que de faire en sorte que les vivres ne
nous manquent pas, et manquent à l'ennemi : on doit
donc, avant d'entrer en campagne, dresser un état des
troupes, et de la dépense nécessaire à
leur entretien ; ensuite tirer de bonne heure des
différentes provinces les différentes
subsistances qu'elles doivent fournir, et les rassembler en
magasins dans des lieux situés commodément pour
la guerre qu'on doit faire, et bien fortifiés, et dans
une quantité plus que suffisante. Si les contributions
ordonnées ne suffisent pas, il y faut pourvoir avec de
l'argent ; car qui peut nous assurer de la possession de nos
richesses, si nous ne savons les défendre avec les
armes ? Il y a mille occasions qui augmentent la disette :
dans un siège, par exemple, l'assiégeant le
fera durer plus longtemps que vous ne pensez, quoiqu'il
manque de vivres, dans l'espérance de vous
réduire vous-même à un plus grand besoin.
En conséquence, il faut donner ordre, et au besoin
exiger, par des agents de réquisition, que tout ce qui
pourrait être pris par l'ennemi, en bétail,
blé et vins, soit transporté par les habitants
dans des forts situés à portée, et munis
de bonnes garnisons ; on doit aussi obliger les habitants
eux-mêmes de s'y retirer avant l'invasion, eux et leurs
effets. Il ne faut pas attendre le moment du siège
pour mettre les murs et les machines de guerre en état
de défense, car si l'ennemi vous surprend dans ce
travail, la crainte y jettera le désordre ; d'ailleurs
la communication étant interrompue entre la ville
assiégée et les villes voisines, elle n'en
pourra rien tirer de ce qui lui serait nécessaire. Au
reste, on pourvoit à la subsistance des garnisons avec
des provisions médiocres, en commettant des gens
fidèles à la garde des magasins, et en
distribuant les vivres avec économie dès le
commencement du siège. C'est une épargne
tardive, que de commencer à ménager les vivres
quand ils manquent. Voilà pourquoi, dans les
expéditions difficiles, les anciens distribuaient des
vivres par tête, et non d'après le grade ; et la
nécessité venant à cesser, la
république tenait compte à chacun des rations
qu'il n'avait pas reçues. On doit faire en sorte qu'il
y ait suffisamment en hiver du bois et du fourrage ; en
été, de l'eau ; en tout temps, du blé,
du vin, du vinaigre, du sel ; que les places de guerre et les
forts soient bien munis de flèches, de pierres, de
balistes, de catapultes, et de diverses sortes de frondes,
afin que les soldats qu'on juge moins propres à la
guerre de campagne, et qu'on emploie, par cette raison,
à la garde des places trouvent de quoi les
défendre ; que ceux qui habitent une ville ou les
environs ne se laissent point amuser par les ruses et les
serments de l'ennemi, plus dangereux sous des apparences de
négociations et de paix, qu'à force ouverte. De
cette sorte, les assiégés peuvent affamer
l'ennemi, s'il tient ses forces ensemble, et battre
facilement en détail par des sorties, s'il les
sépare.
4. De la conduite qu'il faut tenir
pour éviter les séditions
Souvent, dans une armée qui vient de s'assembler de
différentes provinces, il s'élève des
mouvements de sédition ; et des troupes murmurent
hautement de ce qu'on ne les mène pas combattre,
quoiqu'en effet elles n'en aient pas envie : ce qui arrive
principalement à ceux qui dans leurs quartiers ont
vécu dans l'oisiveté et dans la mollesse ; car
le travail qu'il faut soutenir dans le cours d'une campagne,
et dont ils ont perdu l'habitude, les rebute ; et comme ils
craignent nécessairement les combats, puisqu'ils
craignent même l'exercice, ils ne les demandent que par
une présomption mal soutenue. A ce mal on applique
plus d'un remède. Pendant que les corps sont chacun
dans leurs quartiers, et séparés les uns des
autres, il faut que les tribuns, leurs lieutenants et
officiers tiennent leurs soldats dans une discipline
sévère ; qu'ils ne respirent que le devoir et
la soumission ; qu'on les fasse sans relâche
manoeuvrer sous les armes ; qu'on les passe
souvent en revue ; qu'il ne leur soit accordé aucun
congé ; qu'au moindre signe, à la moindre
parole, ils soient toujours au commandement ; qu'on les
exerce sans cesse, et très longtemps, jusqu'à
la lassitude, à tirer des flèches, à
lancer des javelots, à jeter des pierres à la
main ou avec la fronde, à escrimer contre le pieu,
à le frapper de pointe et de taille avec
l'épée de bois, à courir, à
sauter, à franchir les fossés. Si leurs
quartiers sont près de la mer ou d'une rivière,
qu'on leur fasse apprendre à nager pendant
l'été ; qu'on les mène souvent
près des lieux escarpés ou fourrés ;
qu'on leur fasse abattre des arbres, les dégrossir,
creuser des fossés ; qu'ils s'emparent d'un poste, et
que pour n'être pas débusqués par leurs
camarades ils les poussent boucliers contre boucliers. Des
soldats et des cavaliers, soit légionnaires, soit
auxiliaires, disciplinés exercés de cette sorte
dans leurs quartiers, prendront nécessairement de
l'émulation pour la gloire ; et quand on les
rassemblera pour une expédition, ils demanderont
plutôt le combat que le repos. En
général, un soldat qui a de la confiance en ses
armes et en ses forces ne pense point à se mutiner ;
mais enfin s'il se trouve quelques séditieux dans les
légions ou dans les auxiliaires, cavalerie ou
infanterie, à commencer par les centurions, leurs
lieutenants et les autres officiers, c'est à un
général attentif à les découvrir,
non par les délations, mais par les voies non
suspectes de la vérité ; et pour lors il les
éloignera du camp, sous prétexte de quelque
commission qui puisse leur faire plaisir ; ou il les enverra
servir dans des villes ou des châteaux, mais avec tant
d'adresse, qu'en se défaisant d'eux il semble les y
envoyer par préférence. Jamais la multitude ne
se porte à la révolte par un accord ; elle y
est excitée par un petit nombre de mutins, qui fondent
l'espérance de l'impunité de leur crime sur le
nombre des complices qu'ils s'assurent. Supposé que
cette révolte devînt si générale
qu'on ne pût la dissimuler, il n'en faut punir que les
auteurs, selon l'usage des anciens, qui était de ne
châtier qu'un petit nombre, et de faire peur à
tous les autres. Au reste, il est bien plus glorieux à
un général de maintenir ses soldats dans la
discipline par l'habitude de l'exercice et du travail, que de
les rendre obéissants par la seule crainte du
châtiment.
5. Quels sont les différents
signaux militaires
L'homme de guerre a bien des choses à observer dans le
combat. Là, la moindre faute qu'il fait est
punissable, puisqu'il est question du salut public ; mais
rien ne contribue plus à la victoire que
d'obéir aux signaux. Il n'est pas possible que, dans
le tumulte de l'action, la voix d'un seul homme dirige les
mouvements d'une armée ; il est obligé de
changer souvent ses ordres, à mesure que les
circonstances changent ; ce qui a fait établir chez
toutes les nations des signaux, par lesquels toute une
armée peut connaître et exécuter les
ordres de celui qui la commande. Nous en avons de trois
espèces, qu'on peut distinguer par vocaux, demi-vocaux
et muets : les deux premiers frappent l'oreille ; les
derniers frappent les yeux.
Les vocaux, ainsi appelés de la voix qui les prononce,
consistent dans de certains mots de garde ou de ralliement;
comme la victoire, la palme, la valeur, Dieu est avec
nous, le triomphe de l'empereur, et autres semblables
qu'il plaît au chef de l'armée de donner. On
saura, en passant, qu'il importe de les varier tous les
jours, de crainte que les ennemis ne se glissent
impunément dans le camp à la faveur du mot,
s'il était trop souvent le même.
Les signaux demi-vocaux s'indiquent par la trompette, le cor
ou le cornet : on apelle trompette l'instrument dont le canal
est en droite ligne ; le cor est composé d'un canal
d'airain, qui se replie sur lui-même en forme de cercle
; le cornet est fait d'une corne de boeuf sauvage,
entortillé d'argent, et produisant des sons que sait
varier celui qui en donne. C'est par des inflexions certaines
de ces divers instruments que l'armée sait tout d'un
coup si elle doit marcher ou faire halte, revenir sur ses
pas, poursuivre l'ennemi, ou faire retraite.
Les signaux muets sont les aigles, les dragons, les drapeaux
ou les étendards, les
banderoles, les touffes de plumes, les aigrettes,
etc. De quelque côté que le
général fasse porter les enseignes, le soldat
est obligé de les suivre. Il y a d'autres signaux
muets, attachés aux chevaux, aux habits, et même
aux armes, afin que les soldats de la même armée
se reconnaissent les uns et les autres et ne prennent pas
l'ennemi pour l'ami. On distingue encore certains ordres du
général à un geste de la main ; au
fouet, qu'il porte quelquefois, comme les barbares ; à
une certaine manière toucher ses habits.
On doit exercer le soldat à connaître ces
différents signaux et à y obéir, soit en
garnison, soit en marche, soit dans le camp : c'est à
quoi il ne parviendra jamais dans la confusion
inséparable des combats à la guerre, s'il n'y
est exercé par un usage continuel en temps de paix. Il
y a encore des signaux muets, communs à toutes les
nations : par exemple, la poussière qui
s'élève toujours en forme de nuage peut vous
indiquer l'approche de l'ennemi : par le feu pendant la nuit,
et par la fumée pendant le jour, deux armées
s'informent réciproquement de bien des choses qu'elles
ne pourraient se faire savoir autrement. On place
quelquefois, au haut des tours d'une ville ou d'un
château, des espèces de solives ; et en les
élevant ou en les baissant, suivant qu'on en est
convenu avec des troupes amies, on les informe de ce qui se
passe dans l'endroit où l'on est.
6. Des précautions qu'on
doit prendre en marchant dans le voisinage de
l'ennemi
Les maîtres de l'art militaire prétendent qu'il
y a souvent plus de risque à courir dans les marches
que dans les combats. Lorsqu'on est en présence,
disent-ils, tous les soldats sont bien armés, et
voient à qui ils ont affaire ; ils s'attendent et se
préparent à l'action ; au lieu que dans une
marche, ils n'ont pas toutes leurs armes ; ils les portent
négligemment; ils sont plus sujets à se
troubler, en cas d'embuscades ou d'attaques imprévues.
C'est pourquoi un général doit prendre toutes
les précautions possibles pour n'être pas
insulté dans sa marche, ou pour repousser l'insulte
promptement et sans perte. D'abord, il doit avoir un plan
détaillé du pays où il fait la guerre,
afin de connaître non seulement les distances par le
nombre des pas, mais la qualité des chemins, les
routes les plus courtes ou les plus détournées,
les montagnes, les fleuves : d'habiles généraux
ont poussé cette recherche au point d'avoir non
seulement de simples mémoires des lieux où ils
avaient à faire la guerre, mais un plan figuré,
de manière à avoir non seulement sensible
à l'esprit, mais présente aux yeux, la route
qu'ils devaient tenir. Il faut, outre cela, interroger
quelques principaux du pays, qui soient gens de bon sens et
au fait des lieux, en observant de questionner chacun d'eux
séparément, afin qu'en conciliant leur rapport,
on puisse s'assurer de la vérité. D'ailleurs,
lorsqu'il est question de choisir entre plusieurs chemins, il
faut prendre des guides bien instruits ; les faire garder
à vue, en les assurant d'une récompense ou
d'une punition, au cas qu'ils vous conduisent bien ou mal :
ils vous seront fidèles, lorsque,
désespérant de vous échapper, ils
verront d'un côté le prix de la
fidélité, et de l'autre celui de la perfidie.
On ne peut choisir avec trop d'attention des guides
sensés et connaisseurs, puisqu'on court risque de
perdre toute une armée par un excès de
confiance dans quelques paysans grossiers qui, s'imaginant
savoir un chemin qu'ils ignorent, promettent souvent plus
qu'ils ne peuvent tenir, Comme, à quelque
expédition qu'on se prépare, il est d'une
conséquence infinie que l'ennemi n'en soit pas
prévenu, la précaution la plus sûre est
que votre armée ignore elle-même quelle route
vous voulez lui faire prendre : c'est sur ce principe que nos
légions avaient autrefois pour enseignes la
représentation symbolique du minotaure, afin que cette
vue rappelât sans cesse au général la
nécessité de tenir son secret aussi
caché dans son âme que le minotaure
l'était au fond du labyrinthe. La route la plus
sûre est sans doute celle que l'ennemi ne vous
soupçonne pas de vouloir prendre ; mais comme les
espions peuvent découvrir ou du moins entrevoir vos
intentions, et qu'il ne manque pas d'ailleurs de
déserteurs ni de traîtres dans une armée,
mettez-vous en état de bien recevoir l'ennemi ; faites
précéder votre marche par un détachement
de cavaliers fidèles, clairvoyants et bien
montés, qui reconnaissent de tous côtés,
en avant, à droite, à gauche, par
derrière, la route que vous voulez tenir, afin de
découvrir s'il n'y a point d'embuscades. Vous risquez
moins à faire ce détachement la nuit que le
jour ; car s'il est pris, vous vous serez trahi
vous-même, en laissant prendre vos éclaireurs
par l'ennemi. La marche doit commencer par une avant-garde de
cavalerie, suivie d'infanterie ; placez les bagages, les
valets, les goujats, les chariots, au centre ; soutenez-les
en queue d'infanterie et de cavalerie légères,
parce que dans une marche la queue est plus souvent
attaquée que la tête. Il faut aussi couvrir le
bagage par les flancs avec des troupes pour repousser
l'ennemi, qui fond souvent à la traverse. On observera
surtout de renforcer de cavalerie choisie, d'infanterie
armée à la légère et d'archers,
le côté d'où doit vraisemblablement venir
l'attaque ; mais vous devez vous mettre en état de
faire face de tous côtés, au cas que l'ennemi
vous investisse. Si vous voulez empêcher que vos
soldats ne s'effrayent d'une attaque subite, il faut les
avertir de s'y préparer, et d'avoir les armes à
la main. Ce qui alarme ordinairement dans une attaque
imprévue, ne produit plus cet effet dès qu'on
en est prévenu. Nos anciens avaient grand soin que
dans l'action les équipages ne fussent pas trop
près des combattants, craignant, avec raison, que des
valets, intimidés et blessés, ne troublassent
l'ordre du combat, et que les chevaux de bât,
effarouchés, ne blessassent les soldats ; ils
veillaient à ce que les soldats, étant trop
serrés, ne se nuisissent les uns aux autres, ou
qu'étant trop au large, ils ne laissassent dans le
rang des vides propres à y pénétrer :
c'est pourquoi l'usage était de ranger les
équipages sous des enseignes, à l'exemple des
soldats ; on choisissait même parmi les valets ceux qui
avaient le plus de bon sens et d'expérience, pour leur
donner à chacun une espèce de commandement, qui
ne s'étendait jamais sur plus de deux cents ; et
ceux-ci avaient des enseignes, pour savoir dans l'occasion
où se rallier avec leurs chevaux de bagages. Il faut
aussi laisser un intervalle entre les équipages et les
combattants qui les couvrent, pour que ceux-ci, trop
pressés, n'en soient point incommodés. Quand
l'armée est en marche la défense doit varier
selon l'espèce d'attaque que la situation des lieux
rend plus vraisemblable. En rase campagne, par exemple, il y
a plus d'apparence d'être attaqué par de la
cavalerie que par de l'infanterie : c'est tout le contraire
dans des bois, des montagnes, des marais ; il faut marcher
serré, sans permettre que des soldats se
détachent par pelotons, ni que les uns aillent trop
vite, les autres trop lentement ; car c'est ce qui rompt une
troupe, ou du moins ce qui l'affaiblit, parce que cela donne
à l'ennemi la faculté de pénétrer
par des intervalles : le moyen de l'éviter est de
poster de distance en distance
des officiers d'expérience, qui sachent
contenir les uns et presser les autres. Cela est d'autant
plus important, qu'à la première attaque qui se
fait en queue, ceux qui se sont portés trop en avant
pensent ordinairement moins à rejoindre qu'à
fuir ; pendant que les traîneurs, se trouvant trop loin
de la troupe pour en être secourus, sont vaincus par
l'ennemi et par leur propre découragement. On doit
toujours compter que l'ennemi placera des embuscades, ou
attaquera à force ouverte, selon que les lieux lui
paraîtront s'y prêter. C'est à ne s'y pas
laisser prendre que consiste l'habileté d'un
général qui a commencé par bien
reconnaître le pays. Et si l'embuscade est
découverte, si elle est enveloppée à
temps, elle fait plus de mal à l'ennemi qu'il
n'espérait en faire. Si vous prévoyez, au
contraire, qu'on vous attaquera à force ouverte dans
les montagnes, saisissez-vous des hauteurs par
détachements, afin que l'ennemi, vous trouvant en
même temps en front et pour ainsi dire sur sa
tête, n'ose vous attaquer. Si vous trouvez des routes
étroites, mais qui assureraient votre marche,
faites-les ouvrir avec des haches, plutôt que de
prendre des grands chemins, qui exposent à l'ennemi.
Examinez s'il est dans l'habitude de faire ses attaques la
nuit, au point du jour, à l'heure du dîner ou le
soir, quand les soldats sont fatigués ; et
défiez-vous de ce qu'il est en usage de pratiquer.
Sachez s'il est plus fort en infanterie qu'en cavalerie, en
lanciers qu'en archers ; s'il l'emporte sur vous par
le nombre des combattants ou par le choix et la bonté
des armes ; et faites là-dessus vos dispositions
à votre profit et à son désavantage.
Observez quel est, du jour ou de la nuit, le temps où
il est le plus à propos de marcher ; quelle distance
il y a du lieu d'où vous partez à celui
où vous voulez arriver, afin de ne pas vous exposer
à la disette d'eau en été, aux mauvais
chemins, aux marais, aux torrents pendant l'hiver, et de
n'être pas enveloppés, dans une marche
embarrassée, avant d'avoir gagné le poste
où vous avez à vous rendre. S'il est de notre
intérêt d'éviter sagement ces accidents
lorsque la négligence ou l'impéritie y fait
tomber nos ennemis, il ne faut pas laisser échapper
l'occasion, mais avoir de bons espions en campagne, attirer
des déserteurs, débaucher des soldats, par qui
l'on puisse être informé de ce que fait
l'ennemi, ou de ce qu'il compte faire ; et avoir des
détachements de cavalerie et d'infanterie
légère toujours prêts à tomber
soit sur ses colonnes en marche, soit sur ses
fourrageurs.
7. Du passage des grandes
rivières
Il est extrêmement dangereux de passer des
rivières sans précaution : si le courant se
trouve trop rapide ou le lit fort large, le bagage, les
valets, et même les soldats faibles, courent risque
d'être submergés. Il faut donc, après
avoir sondé le gué, séparer la cavalerie
en deux troupes ; les porter l'une en haut, et l'autre en bas
de l'eau, en laissant entre deux un espace qui serve de
passage à l'infanterie et au bagage : ainsi la troupe
qui est passée au-dessus rompt
l'impétuosité du courant, pendant que celle qui
est au-dessous arrête ou relève ceux qu'il
emporte ou qu'il renverse. Supposé que la
rivière soit si profonde que l'infanterie ni la
cavalerie même ne la puisse passer à gué,
mais que d'ailleurs elle coule sur un terrain aisé
à couper, on peut la détourner en partie par
des fossés, partie par des ruisseaux, et la rendre
guéable dans sou lit, en l'y diminuant. On facilite le
passage des rivières navigables en enfonçant
dans l'eau des pieux, sur lesquels on cloue des planches ; ou
si l'on est pressé, en liant des tonneaux vides,
couverts de soliveaux, sur lesquels passe l'infanterie. Les
cavaliers les plus adroits font des faisceaux de joncs et
d'herbes sèches, sur lesquels ils placent les armes et
les cuirasses sans qu'elles se mouillent. Eux-mêmes
passent à la nage, traînant derrière eux
ces faisceaux attachés à une longe. Mais on n'a
rien trouvé de plus commode que de charger sur des
chariots de petites chaloupes faites d'un seul tronc d'arbre
creusé, et d'un bois fort léger ; des planches,
des cordes, des chevilles de fer, en un mot de quoi
construire sur-le-champ une espèce de pont de bateaux
, aussi solide qu'un pont de pierre. Mais comme l'ennemi a
coutume de dresser des embuscades ou d'attaquer ouvertement
au passage d'une rivière, il faut établir deux
bons postes sur l'une et l'autre rive, pour empêcher
qu'il n'accable vos troupes séparées par le lit
de la rivière. Il est plus sûr encore de couvrir
les deux têtes du pont d'une palissade assez forte pour
arrêter l'ennemi, sans être obligé de le
combattre. Si le pont vous était nécessaire,
soit pour repasser la rivière, soit pour faciliter vos
convois, il faudrait élever à chaque tête
du pont un retranchement défendu par de larges
fossés, et y poster une garde, qui y tînt ferme
tout le temps nécessaire.
8. Comment on établit un
camp
Après avoir parlé des précautions qu'une
armée doit observer en marche, l'ordre demande que
nous parlions de celles qu'exige un campement. On ne trouve
pas toujours une ville murée, soit pour le logement
d'une nuit, soit pour un plus long séjour : il serait
donc imprudent, dangereux même, de faire camper une
armée pêle-mêle, sans défense,
parce qu'on surprend facilement des troupes occupées
à prendre leur repas, ou dispersées pour les
différents services. En outre, l'obscurité de
la nuit, la nécessité du sommeil, l'envoi des
chevaux à la pâture, sont autant d'occasions
d'insultes. Il ne suffit pas de choisir un camp avantageux
par lui-même, s'il n'est tel qu'on n'en trouve pas un
meilleur où l'ennemi nous aura devancés, et
d'où il pourra nous incommoder dans le nôtre. Il
faut camper en été à portée d'une
eau saine, en hiver à portée des bois et des
fourrages, sur un terrain qui ne soit ni sujet à
l'inondation, ni embarrassé par des
défilés de telle sorte, qu'en cas
d'investissement la sortie ne soit pas difficile ; qui ne
soit pas commandé par des hauteurs d'où nous
arrivent les traits de l'ennemi. Ces précautions une
fois prises avec soin, on fera son camp rond ou carré,
triangulaire ou rectangle, selon que le terrain le souffrira,
car la forme des camps n'en détermine pas la
bonté : cependant on regarde comme les plus beaux ceux
dont la longueur a un tiers de la largeur. C'est aux
officiers chargés de tracer le camp à le
ménager de sorte qu'il contienne commodément la
troupe qui doit l'occuper : car un terrain trop étroit
entasse les combattants, trop étendu il les disperse.
Il y a trois manières générales de
fortifier un camp : premièrement, s'il ne s'agit que
d'y loger une nuit ou de s'y arrêter en passant, il
suffit d'élever un retranchement de gazon, sur lequel
on plante des pieux ou des chausse-trapes de bois ; ces
gazons se lèvent avec des pioches, en sorte que la
racine des herbes y tienne ; ils ont un demi-pied
d'épaisseur, un pied de largeur, un pied et demi de
long. Si la terre n'a pas la consistance nécessaire
pour être levée en gazon, on se contente creuser
à la hâte un fossé de cinq pieds de large
sur trois et demi de profondeur. La terre, relevée du
côté du camp, le met hors d'insulte pour une
nuit ; mais les camps de résidence, soit en
été, soit en hiver, lorsque l'ennemi est
proche, demandent plus de soin et de travail. Les
officiers chargés de marquer le camp
distribuent à chaque centurie un certain nombre de
pieds de terrain à retrancher ; alors les soldats,
ayant rassemblé autour des enseignes leurs boucliers
et leurs bagages, ouvrent,
sans quitter l'épée, un fossé de
neuf, onze ou treize pieds, quelquefois même dix-sept,
si l'on prévoit un plus grand danger et un effort
à soutenir; mais toujours en nombre impair.
Derrière ce fossé, et de la même terre
qu'on en a tirée, se forme le rempart, qu'on soutient
par des palissades et des branches entrelacées, pour
empêcher l'écroulement : c'est sur ce rempart
qu'on ménage des créneaux et autres
défenses, dont on fortifie ordinairement les murs
d'une place. Les centurions mesurent la tâche de chaque
travailleur avec des perches de dix pieds, afin que tous
fouillent également et sur les mêmes proportions
: ceux des tribuns qui sont attachés à leur
devoir ne perdent pas de vue cet ouvrage jusqu'à ce
qu'il soit fait. Pendant ce temps-là, toute la
cavalerie et la partie de l'infanterie qui, par ses grades,
est dispensée du travail, sont en bataille à la
tête de l'ouvrage, afin de couvrir les travailleurs en
cas d'attaque. Dès que le camp est retranché,
on commence par y piquer les enseignes, afin de les mettre en
sûreté, comme tout ce qu'il y a de plus
respectable pour le soldat. Sitôt après, on
dresse la tente du général et de ses principaux
officiers ; ensuite celle des tribuns, auxquels des soldats,
commandés de chaque chambrée, portent l'eau, le
bois, le fourrage ; puis on marque un certain espace pour les
tentes de chaque légion et pour celles des troupes
auxiliaires, tant cavalerie qu'infanterie, selon leur rang.
On commande quatre cavaliers et quatre fantassins par
centurie, pour la garde du camp pendant la nuit ; et comme il
est presque impossible que le même homme reste en
vedette ou en sentinelle toute la nuit, on la partage
à la clepsydre, en quatre parties, depuis six heures
du soir jusqu'à six heures du matin, de sorte que
chaque veille ne soit que de trois heures : on pose les
gardes au son de la trompette, et on les relève au son
du cornet. Les tribuns choisissent des gens de confiance pour
visiter les postes, et leur rendre compte des manquements de
service qui ont pu avoir lieu. On les appelait autrefois
circuitores. On en a fait de nos jours un grade
militaire, et on les appelle circitores, officiers de
ronde. Il est bon, outre cela, de placer à la
tête du camp une garde de cavalerie, pour les
patrouilles de la nuit. A l'égard des corvées,
qui roulent sur les cavaliers, il faut que les uns marchent
le matin, les autres l'après-midi, afin de
ménager les hommes et les chevaux. Un
général doit avoir attention, soit en campagne,
soit en garnison, que la pâture, le fourrage, le
blé, l'eau, le bois, en un mot tout ce qui s'appelle
subsistances, soit hors des insultes des ennemis ; ce qui ne
peut se faire qu'en disposant sur la route de vos convois des
détachements pour les défendre, soit dans les
villes, soit dans des châteaux forts : si vous
n'êtes pas à portée d'un lieu
déjà fortifié, il faut construire
à la hâte, dans les positions les plus
avantageuses, de petits forts défendus par de larges
fossés. C'est du terme castra qu'on a
composé le diminutif castella. On y poste une
garde d'infanterie et de cavalerie, qui assure le passage des
convois ; car un ennemi ose rarement approcher de ces petits
forts, quand il se sait exposé à être
pris soit en tête, soit en queue.
9. De ce qu'il faut
considérer pour décider si l'on doit combattre
pur surprise et par ruse, ou à force ouverte
Ceux qui daigneront lire cet ouvrage, qui n'est qu'un
abrégé des meilleurs auteurs militaires,
désireront assez naturellement d'arriver au moment du
combat, et d'en apprendre les règles ; mais comme ce
combat se décide ordinairement en deux ou trois
heures, après quoi le vaincu reste sans espoir, il
faut examiner, tenter et exécuter tout ce qui est
possible, avant que d'en venir à ce moment critique :
aussi les grands généraux, au lieu d'exposer
leurs troupes aux hasards d'une bataille, où le
péril est commun aux deux armées, essayent de
la ruse pour détruire ou du du moins effrayer le plus
d'ennemis qu'ils peuvent, sans risque pour les leurs. Voici
ces moyens, que j'ai tirés de nos anciens militaires :
Un des plus utiles pour un général est de
s'entretenir souvent avec des officiers intelligents et
expérimentés, de ses forces et de celles de
l'ennemi ; de bannir de ses entretiens la flatterie, si
préjudiciable en pareil cas ; de savoir
précisément qui, de lui ou du
général ennemi, a les troupes les plus
nombreuses, les mieux armées, les mieux
disciplinées, les plus braves, les plus robustes ; et
si c'est en cavalerie qu'il est plus ou moins fort, ou en
infanterie, en quoi, comme l'on sait, consiste la principale
force d'une armée : il doit aussi porter son attention
sur la cavalerie ; examiner si elle est mieux montée
ou plus mal que celle de l'ennemi ; plus ou moins forte en
cuirassiers, archers, lanciers ; enfin à qui des deux
partis la position du champ de bataille paraît plus
favorable. Si vous êtes supérieur en cavalerie,
il faut choisir la plaine ; si au contraire vous êtes
plus fort en infanterie, cherchez à combattre dans des
lieux serrés, et coupés de fossés,
d'arbres, de marais, de montagnes, etc. Mettez-vous au fait
du plus ou moins de vivres sur lesquels l'armée
ennemie et la vôtre peuvent compter, car la famine est
un ennemi intérieur plus dangereux souvent que le fer.
Examinez s'il y a plus d'avantages à temporiser
qu'à terminer promptement la guerre. L'ennemi a
quelquefois compté de finir bientôt une
expédition. Si on la traîne en longueur, ou la
disette le consume, ou l'impatience de revoir son pays l'y
rappelle, ou le dépit de n'avoir rien à faire
de grand le force à se retirer. C'est alors que les
soldats, épuisés de travail et rebutés
de services, désertent en foule ; quelques-uns
trahissent, d'autres se laissent prendre, car la
fidélité tient rarement contre la mauvaise
fortune ; et telle armée qui était nombreuse en
entrant en campagne commence à se fondre
d'elle-même. Il vous est encore important
d'étudier le génie du général
qu'on vous oppose ; de savoir même si ses principaux
officiers sont hasardeux, entreprenants ou timides ; s'ils
entendent la guerre ou non ; s'ils se conduisent par
principes ou au hasard ; de distinguer quelles sont, dans les
alliés des ennemis, les bonnes et les mauvaises
troupes ; quelles sont les forces, la valeur, la
fidélité, sur lesquels vous devez compter de la
part de vos nationaux et de vos auxiliaires ; en un mot, qui
de vous ou de l'ennemi peut se promettre plus raisonnablement
la victoire. Ce sont ces sortes de réflexions qui
augmentent ou qui diminuent la confiance. Mais, quelque
découragée que soit votre armée, une
harangue du général, une attitude qui prouve
qu'il n'a pas peur, suffit pour la ranimer. Le courage
s'accroît si par quelque stratagème, ou en
saisissant une occasion favorable, vous faites quelque action
d'éclat ; si la fortune commence à abandonner
l'ennemi ; si vous parvenez à battre quelques corps
faibles ou mal armés. Mais ne menez jamais au combat
toute une armée effrayée, ou même
inquiète sur l'événement ; soit que vous
commandiez de vieux ou de nouveaux soldats, faites attention
s'ils sont tout récemment aguerris par des
expéditions militaires, ou accoutumés depuis
quelques années à l'inaction trop ordinaire en
temps de paix. Le plus ancien soldat peut passer pour nouveau
s'il a discontinué pendant longtemps l'usage des
combats. Aussi, dès que les légions, les
troupes auxiliaires et la cavalerie arrivent de leurs
quartiers pour former l'armée, faites-les bien
exercer, d'abord en particulier par des tribuns d'une
habileté reconnue ; ensuite exercez-les
vous-même, comme s'il était question de
combattre en bataille rangée : faites souvent l'essai
de leurs forces, de leur intelligence, de leur accord dans
les mouvements, de leur docilité à obéir
aux avertissements des trompettes, aux mouvements des
enseignes, aux ordres, aux signes que leur fait le
général. Si vos troupes manquent à
quelqu'une de ces parties, faites-les exercer jusqu'à
ce qu'elles aient atteint le point de perfection ; mais
à un tel degré, qu'elles sachent les
évolutions, le maniement des armes de jet,
l'ordonnance de la bataille. Il y aurait de l'imprudence
à les mener à une bataille rangée, sans
avoir étudié l'occasion favorable ; tâtez
auparavant leur valeur par de petits combats. Un
général attentif, prudent, ménager du
sang de ses soldats, juge entre eux et les ennemis, comme
s'il était question d'une affaire entre particuliers.
S'il se trouve le plus fort en beaucoup de choses, qu'il ne
diffère pas de profiter de son avantage ; s'il se juge
le plus faible, qu'il évite une action
générale, se bornant aux ruses et aux
surprises, lesquelles ont fait plus d'une fois remporter la
victoire à des armées inférieures en
nombre, mais commandées par de bons
généraux.
10. De ce qu'il faut faire
lorsque l'on a de nouveaux soldats, ou d'anciens qui ont
perdu l'usage des combats
C'est par un exercice journalier et longtemps soutenu que
tous les arts se perfectionnent. Si cette maxime est vraie
des plus petites choses, combien ne l'est-elle pas plus des
plus importantes ? Or qui ne sait que l'art de la guerre est
le plus important, le plus grand de tous ? C'est par lui que
la liberté se conserve, que la dignité d'un
peuple se perpétue, que les provinces et l'empire se
maintiennent. C'est cet art auquel les
Lacédémoniens autrefois, et depuis les Romains,
sacrifièrent toutes les autres sciences. Aujourd'hui
même c'est le seul art auquel les barbares pensent
qu'il faut s'attacher, persuadés que la science de la
guerre renferme tout, ou qu'elle peut procurer tout le reste
; enfin, c'est l'art de ménager la vie des
combattants, et de remporter la victoire. Un
général d'armée, revêtu d'un si
grand commandement, à la conduite et à la
valeur duquel sont confiées les fortunes des
particuliers, la défense des places, la vie des
soldats et la gloire de l'Etat, doit être occupé
tout entier, non seulement du salut de tonte l'armée,
mais encore de chaque combattant, parce que les malheurs qui
peuvent arriver aux particuliers se comptent parmi les pertes
publiques, et lui sont imputés comme des fautes
personnelles. S'il a donc une armée composée de
troupes nouvelles, ou qui n'aient pas fait la guerre depuis
longtemps, qu'il s'instruise à fond des forces, de la
manière de servir, et de l'esprit particulier de
chaque légion, de chaque corps d'auxiliaires,
infanterie et cavalerie ; qu il connaisse, si cela se peut,
les talents et la portée de tel comte, de tel tribun,
de tel officier, de tel subalterne, de tel soldat
nommément ; qu'il s'assure par la
sévérité l'autorité la plus
grande ; qu'il punisse, avec toute la rigueur des lois, les
fautes et les délits militaires ; qu'il passe pour ne
faire grâce à personne, et que dans les
différents lieux, dans les diverses occasions, il
prenne conseil de tous les gens d'expérience.
Après ces premières dispositions bien remplies,
qu'il épie les occasions où les ennemis courent
la campagne à l'aventure, et se dispersent pour piller
; qu'alors il envoie sur eux des détachements de
cavalerie éprouvée, ou d'infanterie
mêlée de soldats nouveaux ou au-dessous de
l'âge de la milice, afin que l'avantage que l'occasion
leur fera remporter donne de l'expérience aux troupes
déjà aguerries, et du courage aux autres ;
qu'il dresse aussi des embuscades bien secrètes aux
passages des rivières, aux gorges des montagnes, aux
défilés des bois, sur les marais et sur les
chemins propres à ces entreprises ; qu'il règle
si bien ses marches, qu'il soit toujours prêt à
fondre sur les ennemis aux heures qu'ils mangent ou qu'ils
dorment, ou du moins qu'ils prennent du repos ; qu'il les
surprenne déchaussés, désarmés,
dans la sécurité et en désordre, leurs
chevaux dessellés ; et qu'il continue ces ruses
jusqu'à ce que ses soldats aient pris de la confiance
en eux-mêmes dans ces sortes d'affaires. La vue des
mourants et des blessés est un spectacle horrible pour
des gens qui se trouvent pour la première fois
à une bataille, ou qui n'en ont point vu depuis
longtemps ; et la frayeur qu'ils en prennent les dispose
plutôt à fuir qu'à combattre. Si les
ennemis font des courses, un général doit en
profiter ; les attaquer fatigués d'une longue marche,
et tomber au moins sur leur arrière-garde. Il doit
aussi tâcher de leur enlever brusquement, avec de bons
détachements, les quartiers qu'ils peuvent avoir
séparés pour la commodité du fourrage ou
des vivres : enfin il faut d'abord tenter tout qui peut
être peu nuisible en cas de mauvais succès, et
dont la réussite devient extrêmement
avantageuse. Il est encore d'un général habile
de semer la division parmi les ennemis : il n'y a point de
nation, si petite qu'elle soit, qu'on puisse absolument
détruire, si elle n'aide elle-même à sa
ruine par ses propres dissensions ; mais les haines civiles
précipitent les partis à la perte de leurs
adversaires, en leur ôtant tout esprit de
précaution pour leur propre défense. Il y a une
chose qu'il ne faut jamais perdre de vue, c'est que personne
ne doit désespérer qu'on puisse faire ce qui a
déjà été fait. Il y a bien des
années, dira-t-on, qu'on ne creuse plus de
fossés, qu'on n'élève plus de palissades
autour des camps mêmes où les armées
doivent demeurer. Je répondrai que si on avait pris
ces précautions, les ennemis n'auraient point
osé nous y insulter de jour et de nuit, comme il est
arrivé. Les Perses, profitant des anciens exemples
qu'ils ont pris chez les Romains, enferment leurs camps de
fossés ; et comme dans leur pays le terrain est
sablonneux et sans consistance, ils mettent ce sable, qu'ils
tirent des fossés, dans de grands sacs à terre,
qu'ils portent toujours avec eux pour cet usage, et en
forment un retranchement, en les accumulant les uns contre
les autres. Tous les barbares se font une espèce de
camp retranché de leurs chariots, qu'ils lient
ensemble, et passent tranquillement les nuits dans cette
enceinte, à couvert des surprises de l'ennemi.
Craignons-nous de ne pas apprendre ce que les autres ont
appris de nous ? C'est dans les livres qu'il faut
étudier tout ce qui se pratiquait autrefois ; mais
personne, depuis longtemps, ne s'est donné la peine
d'y rechercher ces pratiques négligées, parce
qu'au sein d'une paix florissante on ne voyait la guerre que
dans un grand éloignement. Des exemples vont nous
apprendre qu'il n'est pas impossible de relever l'art
militaire, quand l'usage s'en est perdu par le temps. L'art
de la guerre est souvent tombé en oubli chez les
anciens ; on l'a retrouvé d'abord dans les livres,
ensuite il a repris son premier lustre par l'autorité
des généraux. Nos armées d'Espagne,
lorsque Scipion l'Emilien en prit le commandement, avaient
été souvent battues sous d'autres
généraux : il les réunit sous les lois
de la discipline, à force de leur faire remuer les
terres et de les fatiguer par toutes sortes d'ouvrages,
jusqu'à leur dire que ceux qui n'avaient pas voulu
tremper leurs mains dans le sang de l'ennemi devaient les
salir dans la boue des travaux : à la fin, avec cette
même armée il prit la ville de Numance, et la
réduisit en cendres avec tous ses habitants, jusqu'au
dernier. Métellus reçut en Afrique une
armée qui venait de passer sous le joug, entre les
mains d'Albinus : il la forma si bien sur l'ancienne
discipline, qu'elle vainquit ensuite ceux qui lui avaient
fait subir cette ignominie. Les Cimbres avaient aussi
défait, dans les Gaules, les légions de
Silanus, de Manlius et de Caepion ; mais Marius ayant
rassemblé les débris de ces troupes, les rendit
si habiles à combattre, qu'il extermina, dans une
affaire générale, une multitude innombrable de
Cimbres, de Teutons et d'Ambrons. Cependant il est plus
facile de former des troupes neuves, et de leur donner du
courage, que de le rendre à ceux qui l'ont une fois
perdu.
11. Des précautions qu'il
faut prendre le jour d'une bataille
Après avoir parlé des parties les moins
considérables de la guerre, l'ordre de la science
militaire nous amène naturellement à la
bataille rangée, à cette journée
incertaine qui décide du sort des nations. C'est dans
l'événement d'un combat à force ouverte
que consiste la plénitude de la victoire. C'est le
temps où un général doit d'autant plus
redoubler de soins, qu'il y a plus de gloire attachée
à la bonne conduite, et plus de péril à
la lâcheté. C'est le moment où
l'expérience, les talents, l'art de combattre, la
prudence, triomphent au grand jour. Les anciens
étaient dans l'usage de mener les soldats au combat
après un léger repas, afin que ce peu de
nourriture les rendit plus hardis et les soutint pendant une
longue action. Si vous avez à sortir d'une ville ou
d'un camp pour attaquer l'ennemi, que ce ne soit pas en sa
présence, parce que, ne pouvant en pareil cas
déboucher que sur un front très étroit,
vous risqueriez d'être battu par des troupes
préparées en bon ordre : qu'en arrivant au
contraire sur vous elles trouvent tous les soldats sortis et
rangés en bataille. Si elles ne vous donnent pas le
temps de vous y mettre, ne sortez point, ou feignez de ne
vouloir point sortir : l'ennemi, fier de votre
timidité apparente, vous insultera, s'écartera
pour le butin, ou songera au retour, et se débandera :
saisissez votre instant pour tomber sur lui par petites
troupes choisies : elles battront sûrement des gens
d'autant plus étonnés d'une attaque vigoureuse,
qu'ils ne s'y attendaient pas. Observez de ne pas mener au
combat une troupe harassée d'une marche, ni une
cavalerie fatiguée d'une course ; elles auraient trop
perdu de leurs forces. De quoi serait capable un soldat tout
hors d'haleine ? Nos anciens évitaient cet
inconvénient ; et c'est pour y être tombé
(je ne dirai rien de plus) que quelques
généraux, d'un temps plus près de nous,
et du nôtre même, ont perdu leur armée ;
car la partie n'est pas égale entre deux soldats dont
l'un est las et l'autre reposé, dont l'un est
épuisé de sueur et l'autre frais, dont l'un
vient de courir et l'autre n'a pas bougé de
place.
12. Qu'il faut sonder les
dispositions des soldats avant que de combattre
Au jour même du combat cherchez soigneusement à
connaître ce que pensent tous vos soldats : leur air,
leurs propos, leur démarche, leurs mouvements, vous
indiqueront leur confiance ou leurs craintes. Si les nouveaux
demandent à combattre, ne vous fiez pas à cette
ardeur ; car l'idée d'une action est agréable
à des gens qui n'en ont point vu. Pour les vieux
soldats, s'ils témoignent de la crainte,
différez la bataille. Vous pouvez cependant rassurer
ceux-ci et relever leur courage, en leur prouvant, par le
détail des mesures que vous avez prises, que tout leur
promet une victoire facile. Représentez-leur le peu de
valeur ou d'habileté de l'ennemi ; s'il a
déjà été vaincu, rappelez-le-leur
; ajoutez des circonstances propres à exciter en eux
la haine, la colère et l'indignation. L'approche d'un
combat cause un frémissement naturel dans presque tous
les hommes ; mais il est plus grand dans ces gens timides
à qui le seul aspect de l'ennemi trouble le jugement.
Le moyen de les rassurer est de ranger souvent votre
armée en bataille, dans des dispositions d'où,
sans craindre d'être attaquée, elle puisse voir
aisément l'ennemi et le reconnaître. Saisissez
dans l'intervalle toutes les occasions de mettre en fuite ou
de tailler en pièces quelques troupes ennemies, afin
que vos soldats parviennent à reconnaître
aisément l'ennemi aux armes, aux chevaux, à la
façon de combattre. On ne craint plus les objets les
plus terribles en apparence, dès qu'on se les est
rendus familiers.
13. Du choix du champ de
bataille
Un bon général n'ignore pas que la victoire
dépend en grande partie de la nature même du
champ de bataille : il doit donc s'attacher à tirer de
là sa première force. Le terrain le plus
élevé est le plus avantageux : les traits
lancés de haut en bas frappent avec plus de force ; le
parti qui a la supériorité du lieu pousse avec
plus d'impétuosité l'ennemi qui est au-dessous
de lui, au lieu que ceux-ci ont à combattre et contre
le terrain et contre l'ennemi. Cependant il y a une
différence à faire : si vous ne comptez que sur
votre infanterie contre des ennemis supérieurs en
cavalerie, il faut vous poster dans des lieux difficiles,
inégaux, escarpés ; mais si vous voulez faire
combattre avec avantage votre cavalerie contre l'infanterie
de l'ennemi, vous devez chercher un terrain, à la
vérité, un peu relevé, mais en
même temps uni, découvert, et point
embarrassé de bois ni de marais.
14. Quel doit être l'ordre
de bataille le plus propre à rendre une armée
invincible
Trois choses méritent principalement votre attention
dans une bataille : la poussière, le soleil, le vent.
Si vous avez la poussière dans les yeux, elle vous
oblige de les fermer ; si vous y avez le soleil, il vous
éblouit ; si vous y avez le vent, il détourne
et affaiblit vos traits, tandis qu'il aide ceux des ennemis,
et en augmente la force. Quelque médiocre que soit un
général, il sait éviter ces
inconvénients dans son ordonnance pour les premiers
instants du combat ; mais le propre du grand
général est d'étendre ses
précautions à tous les temps de l'action, et de
prendre garde que, dans le cours de la journée, le
soleil, en changeant de place, ne lui nuise, ou qu'un vent
contraire ne vienne à se lever à une certaine
heure, pendant l'action. Il faut donc ranger l'armée
de sorte qu'elle ait derrière elle les trois choses
dont nous venons de parler, et que l'ennemi les ait, s'il se
peut, en face.
Nous appelons acies une armée en bataille, et
frons la partie de cette armée qui fait face
à l'ennemi. Un bon ordre de bataille donne de grands
avantages dans une affaire ; s'il est mauvais, toute la
valeur des meilleurs soldats n'en répare pas le vice.
Notre usage est de composer notre premier rang de soldats
anciens et exercés, qu'on appelait autrefois
principes : nous mettons au second rang nos archers
cuirassés, et des soldats choisis, armés de
javelots ou de lances, nommés autrefois
hastati. L'espace qu'occupe chaque soldat dans le
rang, à droite ou à gauche de son camarade, est
de trois pieds : par conséquent il faut une longueur
de mille pas, ou quatre mille neuf cent quatre-vingt-dix-huit
pieds, pour un rang de mille six cent soixante-dix soldats,
si on veut que chacun ait un libre usage de ses armes, sans
qu'il y ait cependant trop de vide entre eux. L'intervalle
d'un rang à un autre est de six pieds, afin que le
soldat puisse, en avançant ou en reculant, donner aux
traits une impulsion plus forte par la liberté des
mouvements. Ces deux premiers rangs sont donc composés
de soldats pesamment armés, auxquels l'âge et
l'expérience inspirent de la confiance : ils ne
doivent ni fuir devant l'ennemi, ni le poursuivre, de crainte
de troubler les rangs, mais, comme un mur
inébranlable, soutenir son choc, le repousser ou le
mettre en fuite, et tout cela de pied ferme. Vient ensuite un
troisième rang, formé des soldats les plus
légèrement armés, de jeunes archers, de
bons frondeurs, qu'on appelait anciennement
férentaires. Suit un quatrième corps,
composé des gens de bouclier les plus lestes, des plus
jeunes archers, d'autres soldats dressés à se
servir de l'épieu, ou de martiobarbules dites
plombées. On les nommait autrefois les
légèrement armés. Tandis que les
deux premières lignes demeurent à leur poste,
le troisième et le quatrième corps se portent
au-delà du front de l'armée, et provoquent
l'ennemi avec leurs flèches et leurs armes de jet.
S'ils le mettent en fuite, ils le poursuivent, soutenus par
la cavalerie ; s'ils sont repoussés, ils se replient
sur la première et la seconde ligne, et regagnent leur
poste par les intervalles de ces deux lignes, lesquelles
soutiennent tout le choc, dès qu'on en est venu
à l'épée et aux javelots. On a
formé quelquefois un cinquième rang de machines
propres à lancer des pierres ou des javelots , et de
soldats destinés à servir ces
machines, ou à lancer eux-mêmes
différentes armes de trait. Ceux qu'on appelle
fustibulatores se servaient d'un bâton (fustibalus)
de quatre pieds de long, au milieu duquel on attachait une
fronde de cuir, qui, recevant des deux mains une impulsion
violente, lançait des pierres presque aussi loin que
la catapulte. Les frondeurs proprement dits sont ceux qui
portent des frondes de lin ou de crin, matières
très propres à cet usage : en faisant un
certain tour de bras autour de la tête, ils lancent les
pierres fort loin. Les jeunes soldats, qui, n'étant
pas encore incorporés à la légion, ne
portent pas autrefois de boucliers, combattaient ce
cinquième rang, soit en jetant des pierres avec la
main, soit en lançant le javelot : on les appela
d'abord accensi, et dans la suite additi.
Enfin, le sixième rang était composé de
soldats bien éprouvés, couverts de boucliers,
et pourvus toutes sortes d'armes, tant offensives que
défensives ; on les appelait triarii : ils
avaient coutume de se tenir sur les derrières de
l'armée, afin de tomber sur l'ennemi avec des forces
fraîches entières ; car s'il arrivait quelque
échec aux premières lignes, c'est sur les
triaires que reposait tout l'espoir de les
réparer.
15. De l'espace qui doit exister
en longueur entre les hommes du même rang, en largeur
entre les rangs
Après avoir expliqué l'ordonnance d'une
armée en bataille, voyons quel espace il faut pour l'y
ranger. Dans l'étendue de mille pas de terrain, un
rang doit contenir mille six cent soixante-six fantassins,
parce que chaque homme occupe trois pieds de front : que si
dans mille pas de terrain on veut former six rangs, il faut
avoir neuf mille neuf cent quatre-vingt-seize hommes ; et si
de ce même nombre on ne veut faire que trois rangs, il
faudra occuper deux mille pas de terrain ; mais il vaut mieux
augmenter le nombre des rangs, que d'étendre trop le
front de sa bataille. Il faut laisser entre chaque rang un
espace de sept pieds, y compris un pied qu'occupe chaque
soldat dans son rang : ainsi , en rangeant une armée
de dix mille hommes sur six de hauteur, elle occupera quatre
mille neuf cent quatre-vingt-dix-huit pieds de long sur
quarante-deux de large ; si vous ne lui en donnez que trois
de hauteur, elle occupera neuf mille neuf cent
quatre-vingt-seize pieds de long sur vingt et un de large.
Vous pourrez aisément, sur cette proportion, ranger en
bataille vingt ou trente mille hommes d'infanterie ; et vous
n'y serez jamais trompé, pourvu que vous ayez la
précaution de reconnaître d'avance votre champ
de bataille, et de savoir combien d'hommes il peut contenir.
Si votre terrain est trop étroit par rapport au nombre
de vos troupes, vous pouvez vous rangersur neuf rangs au
plus. Au reste, on risque moins à combattre trop
serré que trop ouvert ; car si votre front est
extrêmement mince, vous courrez risque d'être
enfoncé sans ressource au premier choc. A
l'égard des troupes qui doivent occuper la droite, la
gauche ou le centre, leur poste suit ordinairement leur
grade, ou varie suivant la façon dont les troupes
ennemies sont elles-mêmes postées.
16. Disposition de la
cavalerie
Après avoir rangé l'infanterie en bataille, on
poste la cavalerie sur les ailes ; de sorte que les
cuirassiers et les lanciers touchent immédiatement les
cohortes, et que les archers et les cavaliers qui sont sans
cuirasses s'étendent un peu davantage. Les premiers,
comme plus fermes, sont destinés à couvrir les
flancs de l'infanterie ; les autres, comme plus agiles,
à tomber sur les ailes ennemies, pour tâcher de
les entraîner et de les rompre. Un
général doit savoir quelle espèce de
cavalerie il faut opposer aux différents corps de
l'ennemi ; car nous voyons tous les jours, sans en
pénétrer la cause, que telle troupe, qui a un
ascendant sur une autre, éprouve, à son tour,
un ascendant supérieur de la part d'une troupe plus
faible en apparence. Si votre cavalerie vous paraît
inférieure à celle de l'ennemi, mêlez
dans les intervalles des fantassins, choisis entre les plus
agiles de ceux qu'on appelait vélites ; qu'ils soient
armés d'un bouclier léger, et exercés
à cette espèce de combat. Une cavalerie ainsi
mêlée en battra toujours une supérieure.
Aussi tous nos anciens généraux
réparaient-ils le désavantage du nombre en
postant ainsi entre deux cavaliers un de ces jeunes soldats,
bien exercé à la course et au maniement du
bouclier, de l'épée et du javelot.
17. Du corps de
réserve
Ce qui contribue beaucoup à la victoire, c'est d'avoir
en réserve de l'infanterie et de la cavalerie choisie,
sous le commandement d'officiers qui n'aient point de poste
fixe : ces troupes se partagent, les unes derrière
leur corps de bataille, les autres derrière leurs
ailes, afin qu'en se portant vivement au secours d'une troupe
qui plie, et en soutenant vigoureusement le choc de l'ennemi,
elles en arrêtent l'impétuosité, sans
déranger l'ordre de bataille. Les
Lacédémoniens inventèrent les
réserves : les Carthaginois en adoptèrent
l'usage, que les Romains, d'après eux, ont toujours
pratiqué depuis. C'est la meilleure disposition qu'il
y ait. Le corps de bataille ne doit avoir qu'une action
générale pour repousser ou pour rompre, s'il se
peut, l'ennemi. Si vous voulez ranger quelque troupe en forme
de coin, de tenaille, de scie, il faut la prendre dans le
corps de réserve, et non dans le corps de bataille ;
autrement, si vous tirez le soldat de son rang, vous y
jetterez le désordre. D'ailleurs, si l'ennemi, vous
attaquant par pelotons, presse trop votre centre ou vos
ailes, et que vous n'ayez pas en queue de la partie
attaquée une troupe prête à la soutenir,
alors, en voulant vous détendre d'un
côté, vous vous découvrirez de l'autre
avec danger. Au cas même que vous fussiez
inférieur en nombre, il vous serait plus utile d'avoir
un corps de bataille moins nombreux et une réserve
plus considérable, puisqu'elle vous mettrait en
état de former un coin à la tête de votre
centre pour enfoncer le centre ennemi ; tandis qu'avec de la
cavalerie d'élite et de l'infanterie
légionnaire, tirées aussi de la réserve,
vous envelopperez les ailes.
18. Du poste des officiers
généraux dans une bataille
Le général se place ordinairement entre
l'infanterie et la cavalerie de la droite ; c'est de
là qu'il peut se porter librement partout où il
est est besoin, diriger les mouvements de ces deux corps, les
encourager à faire leur devoir. C'est à lui
à détacher de la réserve une troupe de
cavalerie, entremêlée d'infanterie, contre
l'aile gauche de l'ennemi, pour tâcher de l'envelopper,
et de la prendre ensuite par ses derrières. Le second
officier général est au centre de l'infanterie,
pour en affermir et en régler les mouvements : il doit
avoir sous la main une réserve d'infanterie
d'élite et bien armée, prête à se
former en coin, s'il est question d'enfoncer le centre
ennemi, ou en
tenaille, pour l'opposer au coin que l'ennemi
lui-même aurait formé. Le troisième
officier général commande l'aile gauche ; il a
d'autant plus besoin de courage et de précaution,
qu'elle laisse plus de prise à l'ennemi : c'est
pourquoi l'officier qui y commande doit tirer de la
réserve de bonne cavalerie et de l'infanterie
légère, qui puissent, en étendant
à propos son aile, l'empêcher d'être
enveloppée. On ne doit point pousser le cri du combat
avant que les deux armées ne se soient jointes : il
n'y a que les lâches et les gens sans expérience
qui crient de loin. Il faut tâcher de vous mettre en
bataille avant l'ennemi. Vous y trouverez l'avantage de
dresser votre ordre tel qu'il vous plaira, sans crainte d'y
être troublé ; puis d'augmenter la confiance de
vos soldats et de diminuer celle de l'ennemi, ceux-là
paraissant les plus courageux qui présentent le
combat. Les ennemis qui vous voient disposés à
les attaquer commencent à avoir peur. Enfin, en le
prévenant par votre ordre de bataille, vous vous
mettrez en état de le troubler dans le sien, et
même de l'effrayer. Or, c'est commencer à
vaincre que d'étonner son ennemi, même avant de
le combattre.
19. Par quels moyens en bataille
rangée on peut résister à la valeur et
aux ruses de l'ennemi
Il n'est pas question ici de ces coups de main dont un
général expérimenté ne doit
jamais laisser échapper les occasions ; et elles se
présentent souvent : car si l'ennemi est
fatigué d'une marche désordonnée au
passage d'une rivière, embarrassé dans des
marais, essoufflé sur le penchant rapide d'une
montagne, épars et en pleine sécurité
dans un camp, négligent et sans précautions
dans un quartier, ce sont autant de situations favorables
pour l'attaquer ; parce qu'alors, occupé de toute
autre chose que de combattre, il est battu avant que de
s'être mis en défense. Mais s'il est sur ses
gardes, de façon à ne donner aucune prise sur
lui, il faut combattre ouvertement et à condition
égale des gens qui sont en présence, qui vous
savent là, qui vous voient. Alors la science militaire
ne fournit pas moins de ressources que dans la guerre de ruse
et de finesse. Prenez garde surtout que votre gauche, ou
même votre droite, ce qui est plus rare, ne soit
enveloppée par un corps de troupes supérieur,
ou par des pelotons volants : si ce malheur vous arrivait, le
moyen de le réparer serait de replier sur
elle-même l'aile enveloppée, en sorte que ceux
de vos soldats qui auraient fait pour cela l'évolution
circulaire présentent le front à l'ennemi, et
l'empêchent de prendre leurs compagnons en queue :
garnissez de braves gens l'angle qui ferme les ailes, parce
que c'est où l'ennemi se portera avec le plus
d'ardeur. Le coin se forme d'un certain nombre de gens de
pied postés à la tête, et tout
près du corps de bataille : ils le débordent de
plusieurs rangs ; de sorte que le premier est composé
d'un petit nombre d'hommes, et que les suivants
s'étendent de plus en plus, à proportion qu'ils
sont plus près de leur corps de bataille. On appelle
aussi le coin tête de porc, parce que les
javelots de tous les soldats du coin peuvent, chacun par une
direction différente, se lancer au même but.
Mais la tenaille est une défense naturelle contre le
coin ; elle est composée d'une troupe d'infanterie
choisie, disposée en forme d'un Y majuscule, et
destinée à recevoir le coin, parce que,
l'enfermant des deux côtés, elle en rompt tout
l'effort. La scie est une troupe d'infanterie d'élite,
rangée en droite ligne en forme d'une vraie scie : on
l'oppose à l'ennemi sur le front de la bataille,
lorsqu'on veut donner le temps à quelque troupe rompue
de se rallier derrière. Les pelotons sont
composés d'un certain nombre de soldats
séparés de leur troupe ; ils se portent sur
l'ennemi sans ordonnance déterminée. Si on vous
en oppose, tâchez d'en rompre l'effort par d'autres
pelotons plus braves ou plus nombreux. Mais dès que
vous en serez venu aux mains, gardez-vous de rien changer
à votre ordonnance, ni de transporter une troupe d'un
poste à l'autre ; autrement, vous verriez sur-le-champ
naître un désordre et une confusion dont
l'ennemi profiterait pour vous mettre en
déroute.
20. Des différents ordres
de bataille, et comment le plus faible en nombre et en forces
peut remporter la victoire
On compte sept ordres de batailles :
le premier en carré long, présentant la plus
grande face à l'ennemi, est presque le seul qu'on
pratique aujourd'hui. Les habiles militaires ne le trouvent
cependant pas le meilleur, parce que l'armée occupant
dans sa longueur un terrain fort étendu, et sujet par
conséquent à des inégalités, s'il
s'y forme des plis ou des courbes, elle court le risque
d'être aisément enfoncée. D'ailleurs, si
l'ennemi vous est assez supérieur en nombre pour vous
déborder à quelqu'une de vos ailes, il vous
enveloppera, si vous n'avez l'attention de porter en avant
quelques troupes de la réserve, qui soutiennent le
premier choc. Cet ordre ne convient donc que lorsqu'à
la tête d'une armée plus brave et plus nombreuse
que celle de l'ennemi, on peut le prendre à ses deux
flancs et en front en même temps, et pour ainsi dire
l'embrasser.
Le second ordre, un des meilleurs, est
préférable au premier, en ce qu'il vous met en
état de vaincre un ennemi supérieur en nombre
et en courage, pourvu que vous ayez bien su poster le petit
nombre de braves sur qui doit rouler la principale attaque.
En voici la disposition : Dans l'instant que les deux
armées s'ébranlent, éloignez votre
gauche de la droite de l'ennemi, hors de la portée de
toutes les armes de trait et de jet ; que votre droite,
composée de tout ce que vous avez de meilleur tant en
infanterie qu'en cavalerie, tombe sur la gauche ennemie, la
joigne corps à corps, la pénètre ou
l'enveloppe de façon à pouvoir la prendre en
queue. Si vous parvenez à la chasser de son terrain,
vous remporterez une victoire complète et certaine
avec le reste de votre aile droite et de votre centre, qui
tomberont en même temps sur l'ennemi ; tandis que votre
gauche, tranquille et sans danger, tiendra la droite ennemie
en échec. Une armée rangée dans cet
ordre oblique donne à peu près la figure de la
lettre A, ou d'un niveau de maçon. Supposé que
l'ennemi eût eu recours le premier à cette
savante disposition, vous pourriez soutenir votre gauche par
un détachement considérable de la
réserve, afin de balancer par la force les avantages
de l'art.
Le troisième ordre est à peu près le
même, moins bon toutefois en ce qu'on engage le combat
par sa gauche contre la droite de l'ennemi : or, comme la
gauche est ordinairement plus découverte, l'attaque en
est toujours plus faible et plus périlleuse ; c'est ce
que j'expliquerai dans la suite. Si cependant votre gauche se
trouvait plus forte que votre droite, fortifiez-la encore par
des fantassins et des cavaliers d'élite ; et,
après avoir éloigné votre droite hors de
l'épée et même des traits de l'ennemi,
tombez tout à coup, par votre gauche, sur sa droite,
et tâchez de l'envelopper : mais prenez garde que
pendant ces mouvements votre centre, nécessairement
découvert, ne soit pris en flanc, et enfoncé
par ces coins dont nous avons parlé. Au reste, cette
dernière disposition ne vous réussira qu'autant
que votre gauche sera très forte et la droite ennemie
très faible.
Voici le quatrième ordre : Dès que vous serez
arrivés en bataille, à quatre ou cinq cents pas
de l'ennemi, que vos ailes se détachent, et fondent
vivement sur les siennes. Vous pouvez l'effrayer par ce
mouvement rapide, auquel il ne s'attend pas, le mettre en
fuite, et remporter une pleine victoire ; mais ce genre
d'attaque, quoiqu'on y réussisse promptement avec des
gens exercés et très braves, est
néanmoins dangereux ; car il oblige de
découvrir le centre, et de partager l'armée en
deux; et si l'ennemi n'est pas vaincu au premier choc, il
aura beau jeu de battre vos ailes séparées, et
votre centre resté découvert.
La cinquième disposition est semblable à la
quatrième ; mais elle a cela de plus, que les
légèrement armés et les archers se
mettent en ligne devant le centre, pour le couvrir contre
l'effort de l'ennemi : de la sorte , on attaque la gauche des
ennemis avec sa droite, et leur droite avec sa gauche. Si on
peut les mettre en fuite, on est aussitôt vainqueur ;
et si on ne réussit pas, le centre du moins n'est pas
en danger, se trouvant protégé par les
armés à la légère et les
archers.
Le sixième ordre est à peu près le
même que le second, et passe pour le meilleur de tous :
aussi les grands généraux y ont-ils recours,
lorsqu'ils ne comptent ni sur le nombre ni sur la valeur de
leurs troupes ; et c'est en sachant bien l'employer que,
malgré le désavantage du nombre, ils ont
souvent remporté la victoire. Voici en quoi il
consiste : Dès que vous serez à portée
de l'ennemi, que votre droite, composée de tout ce que
vous avez de meilleures troupes , attaque sa gauche ; rangez
le reste de votre arméee en ligne droite, en forme de
broche, par une évolution qui l'éloigne
considérablement de la droite ennemie. Si vous pouvez
prendre sa gauche en flanc et en queue, il sera battu sans
ressource. Il ne peut, en effet, marcher au secours de sa
gauche ni par la droite ni par son centre, parce qu'au
moindre mouvement il trouverait en front le reste de votre
armée, qui se présente à lui en forme
d'un I. Cette façon de rabattre est d'un grand usage
en marche.
Le septième ordre consiste à vous aider d'une
position capable de vous soutenir contre des troupes plus
nombreuses et plus braves. Si vous pouvez, par exemple, vous
ménager le voisinage d'une rivière, d'un lac,
d'une ville, d'un marais, d'un bois qui soit sûr,
appuyez-y l'une de vos ailes ; rangez votre armée sur
cet alignement, en portant à votre autre aile, qui est
découverte, la plus grande partie de vos forces, et
surtout toute votre cavalerie et vos gens de trait : ainsi
fortifié d'un côté par la nature du
terrain, de l'autre par la supériorité du
nombre, vous combattrez sans presque courir de risques.
Une règle générale pour tous ces ordres
de bataille, c'est de porter toujours tout ce que vous avez
de meilleures troupes à l'endroit d'où vous
projetez de faire le plus grand effort, soit à
quelqu'une de vos ailes, en y faisant avancer des soldats
d'élite ; soit au centre, en y formant de ces coins si
propres à percer le centre ennemi ; car c'est
ordinairement un petit nombre de braves gens qui
décident de la victoire. Il est important qu'un
général sache les poster avantageusement et les
employer à propos.
21. Qu'il faut faciliter une
issue à l'ennemi enveloppé, pour le
défaire plus facilement
Un général qui ne sait pas bien la guerre
compte sur une victoire complète, lorsqu'à la
faveur du grand nombre ou d'un défilé, il tient
son ennemi enveloppé au point de ne lui laisser aucune
retraite ; en quoi il se trompe. Une troupe, ainsi
réduite au désespoir, tire de son
désespoir même des forces et de l'audace. Le
soldat qui se voit assuré d'une mort prochaine, y
court volontiers. Aussi a-t-on toujours goûté
cette maxime de Scipion : Frayer la route à l'ennemi
qui fuit. En effet, dès qu'une troupe ainsi
enveloppée aperçoit une issue, tous s'y jettent
en foule, songeant beaucoup moins à combattre
qu'à fuir, et se laissant égorger comme des
brutes. La poursuite est sans danger quand le vaincu jette
les armes qui pourraient le défendre : et plus
l'armée des fuyards est nombreuse, plus il est
aisé de la tailler en pièces ; car l'avantage
du nombre deviendra un désavantage pour des gens
épouvantés, qui craignent presque autant la vue
de l'ennemi que ses armes. Une troupe enveloppée, qui,
au contraire, n'aperçoit aucune issue, quoique faible
et en petit nombre, devient l'égale de l'ennemi, parce
que, se voyant sans espérance, elle sent qu'elle n'a
pas d'autre ressource que de se battre :
Le salut des vaincus est de n'en point attendre.
22. Comment on se retire de
devant l'ennemi, si on n'a pas envie de combattre
Après avoir traité de tout ce que l'art et
l'expérience nous apprennent sur les combats,
enseignons à les éviter. C'est, disent nos
savants militaires, la manoeuvre la plus périlleuse
qu'il y ait à la guerre. On ne peut se refuser au
combat sans diminuer la confiance de ses troupes, ni sans
augmenter celle de l'ennemi : cependant, comme on se trouve
souvent obligé de prendre ce parti, il est bon de
savoir les moyens de le prendre avec sûreté.
Faites d'abord que votre armée n'attribue pas votre
retraite à la crainte d'en venir aux mains ;
faites-lui croire que vous vous retirez pour tendre des
embûches à l'ennemi, au cas qu'il vous
poursuive, ou pour l'attirer dans une position plus propre
à le défaire aisément : autrement, le
soldat, qui sent que son général
appréhende de se commettre, est bieutôt
prêt à fuir. Prenez bien garde encore que
l'ennemi ne pénètre votre dessein, et ne tombe
sur vous dans le moment de votre retraite. Pour éviter
cet inconvénient, nos généraux ont
souvent couvert leur front d'une cavalerie qui, en
dérobant à l'ennemi la vue de l'infanterie,
leur permettait d'en diriger la marche par les
derrières, sans être aperçus ; ils
retiraient peu à peu de leur poste toutes les troupes
séparément, les unes après les autres ;
et les rangeant en ordre de marche après la cavalerie,
à mesure qu'elles se détachaient du corps de
bataille, ils les réunissaient. Quelquefois,
après avoir fait reconnaître dès la
veille la route qu'ils voulaient suivre le lendemain, ils
décampaient la nuit même, afin de gagner une
marche sur un ennemi qui, ne s'apercevant de ce mouvement
qu'au jour, les aurait inutilement poursuivis. Ils
détachaiet, outre cela, une avant-garde de la
cavalerie et de l'infanterie légère, pour
occuper les hauteurs qui se trouvaient sur la route, et sous
lesquelles. l'armée pouvait se retirer en
sûreté : si l'ennemi entreprenait de l'y
attaquer, ce détachemem tombait sur lui des hauteurs.
Rien n'est plus dangereux pour la troupe qui en poursuit une
sans précaution, que d'en rencontrer une autre en
embuscade, ou préparée à la recevoir :
cette circonstance est même très favorable pour
tendre des embûches à l'ennemi qui vous
poursuit, car la supériorité où il se
sentira sur les fuyards le rendra vraisemblablement plus
hardi et moins précautionné. L'on sait que la
trop grande sécurité est toujours dangereuse.
Les surprises arrivent ordinairement dans les marches quand
on n'est point sous les armes, dans les repas, dans les
haltes, après une marche fatigante, quand les chevaux
sont à la pâture, et qu'on ne soupçonne
aucun danger. Voilà ce qu'il faut éviter pour
soi, et faire payer cher à l'ennemi quand il nous en
offre l'occasion. A une troupe surprise, le nombre et la
valeur ne servent de rien. Quoique l'art influe
considérablement sur l'événement d'une
bataille, le vaincu peut, à la rigueur, imputer sa
défaite à la fortune ; au lieu qu'il n'a point
d'excuses lorsqu'il est la dupe des ruses, parce qu'il peut
les prévenir en envoyant des gens capables à la
découverte. Voici une ruse assez usitée contre
des ennemis qui se retirent : On détache après
eux, par le même chemin qu'ils ont pris, une petite
troupe de cavalerie, avec la précaution d'en faire
avancer une autre plus considérable à la
même hauteur, et par une route détournée
: dès que le petit détachement a atteint les
ennemis, il escarmouche et se retire ; alors pour peu que
l'ennemi, s'imaginant que tout ce qu'il avait craint de
danger est passé, se néglige, le gros
détachement, qui cache sa marche, tombe avec avantage
sur une troupe qui se croit à l'abri de toute insulte.
Beaucoup de généraux, projetant de se retirer
à travers des bois, en envoient communément
occuper les hauteurs et les défilés, afin de
n'y être exposés à aucune embuscade ;
quelquefois ils laissent derrière eux des abattis
(concaedes)
qui embarrassent la marche de l'ennemi et arrêtent sa
poursuite. Au reste, la retraite fournit aux deux partis des
occasions de ruses. Celui qui se retire peut, en feignant de
marcher avec toute son armée, en laisser une partie en
embuscade à la tête des défilés,
ou sur des hauteurs couvertes de bois, et sitôt que les
ennemis s'y sont engagés, les attaquer avec son
arrière-garde et ses troupes embusquées. Celui
qui poursuit peut détacher à l'avance une
troupe choisie, qui, par des chemins détournés,
revienne prendre en front l'ennemi, que lui-même prend
en queue. Dans une retraite, vous pouvez revenir sur vos pas
à la faveur de la nuit, et tailler en pièces
des gens endormis. Dans la poursuite, vous pouvez atteindre
les ennemis, et les surprendre par quelque marche prompte et
secrète : s'ils passent une rivière pour vous
poursuivre, attaquez-les dans l'instant que la moitié
de leur armée, ayant passé, se trouve
séparée de l'autre par la rivière ; si,
au contraire, ils en ont tenté le passage pour vous
éviter, serrez votre marche, et tombez sur ceux qui
n'ont pas encore eu le temps de passer.
23. Des chameaux et des cavaliers
cataphractaires
Anciennement quelques nations ont combattu sur des chameaux,
comme font encore aujourd'hui en Afrique les Ursiliens et les
Macètes. Cet animal, fait pour les sables et pour
endurer la soif, sait, dit-on, par un instinct sûr,
reconnaître les chemins que la poussière a
couverts : du reste, excepté par la nouveauté,
il n'est pas d'un grand usage dans les combats. Les cavaliers
cataphractaires ou armés de toutes pièces sont,
à la vérité, à couvert des
blessures par leurs armes défensives ; mais, à
cause du poids et de l'embarras de ces mêmes armes, il
est facile de les prendre, et ils tombent souvent entre les
mains des fantassins. Cependant, placés devant les
légions, ou mêlés avec les
légionnaires, ils rendent un bon service ; et quand
les armées se choquent et combattent de pied ferme,
ils percent souvent la ligne de l'ennemi.
24. Comment on résiste aux
chariots armés de faux, et aux
éléphants
Antiochus et Mithridate se servirent, dans leurs guerres
contre les Romains, de chariots armés de faux, qui
firent d'abord beaucoup de peur, et dont on se moqua ensuite.
Une pareille machine trouve difficilement un terrain toujours
uni ; peu de chose l'arrête, et un seul de ses chevaux
tué ou blessé la fait prendre. Mais les Romains
s'en défaisaient particulièrement par
l'expédient que voici : Au moment où l'affaire
s'engageait, ils semaient promptement par tout le champ de
bataille des chausse-trapes , sur lesquelles les chevaux de
ces chariots de guerre, venant à se jeter à
toute bride, ne pouvaient manquer de se perdre. La
chausse-trape est une machine défensive,
composée de quatre pointes ; elle en présente
toujours une debout, portant sur les trois autres, de quelque
façon qu'elle tombe. Les éléphants, par
l'énormité de leur masse, par leurs cris
effrayants, et par la nouveauté du spectacle,
épouvantent d'abord les hommes et les cbevaux. Pyrrhus
en mit le premier en bataille contre les Romains, dans la
Lucanie ; après lui, Annibal en Afrique. Le roi
Antiochus en Orient, et Jugurtha en Numidie, en avaient un
grand nombre. On imagina différents moyens de s'en
défendre. Un centurion, dans la Lucanie, coupa avec
son épée la trompe à un de ces animaux.
Ailleurs, on attela deux chevaux bardés à un
chariot, de dessus lequel des soldats armés de toutes
pièces portaient aux éléphants de grands
coups de
sarisses ; avec leurs armes défensives, ils
n'avaient rien à craindre des archers que les
éléphants portaient, et ils évitaient la
fureur de ces animaux par la vitesse de leurs chevaux.
D'autres fois, on leur opposait des fantassins
cataphractaires, qui, outre l'armure complète, avaient
encore le casque, les épaules et les bras
hérissés de grandes pointes de fer, pour
empêcher les éléphants de les saisir avec
leur trompe. Cependant les anciens les combattirent
principalement avec des vélites : c'étaient des
jeunes gens armés à la légère,
extrêmement agiles, et fort adroits à lancer de
cheval les armes de jet. Ils voltigeaient autour des
éléphants, et les tuaient avec des
épieux ou de grands javelots : mais dans la suite les
soldats s'enhardissant s'attroupaient pour les attaquer
à coups de traits, sans autre façon, et les
abattaient sous la grêle des armes de jet qu'ils leur
lançaient. On y joignit des frondeurs, qui avec la
fronde ou le fustibale assommaient à coups de pierre
les conducteurs des éléphants, et les soldats
qui étaient dans les tours ; et c'est le meilleur
expédient qu'on ait trouvé. Outre cela,
à l'approche de ces bêtes, les soldats ouvraient
leurs rangs pour les laisser passer; et lorsqu'elles avaient
pénétré assez avant dans le corps de
bataille, on les entourait, et on les prenait, sans les
blesser, avec leurs conducteurs. Il est bon aussi de placer
derrière la ligne
des balistes traînées sur leurs
affûts par deux chevaux ou mulets, pour percer
les éléphants, quand ils s'avanceront à
la portée du trait. Ces balistes doivent être un
peu plus grandes qu'à l'ordinaire, pour pousser les
traits plus loin et avec plus de force. Le fer des traits
doit aussi être plus fort et plus large, pour faire de
grandes blessures dans ces grands corps. Nous avons
rapporté un certain nombre de moyens pratiqués
autrefois et d'armes employées contre les
éléphants, afin que si jamais on se trouve dans
ce cas, on sache ce qu'on peut opposer à ces
bêtes énormes.
25. Du parti qu'il faut prendre
en cas de déroute de tout ou partie de
l'armée
Si une partie de votre armée est victorieuse et que
l'autre prenne la fuite, ne perdez pas pour cela
l'espérance d'une victoire complète : votre
fermeté peut vous la procurer. Dans ces circonstances,
dont il y a tant d'exemples, les généraux qui
n'ont point désespéré ont passé
pour des génies supérieurs. On suppose avec
raison un grand courage dans l'homme que les revers
n'abattent pas. Dépouillez le premier les morts, et,
comme on dit, glanez le champ de bataille, et faites sonner
les trompettes et crier victoire. Cette confiance apparente
en inspirera une réelle à vos soldats, et
effrayera vos ennemis, parce que les uns et les autres vous
croiront partout victorieux : mais quand la déroute
serait générale, ce malheur n'est pas
irréparable, et l'on y doit chercher des
remèdes. Un général prévoyant ne
doit livrer bataille qu'après avoir prévu les
chances de la fortune et de la condition humaine, et
s'être préparé des ressources pour sauver
son armée vaincue. Si, par exemple, il est à
portée de quelque éminence ; s'il a quelque
place forte sur ses derrières ; si , malgré la
déroute presque générale, il lui reste
quelque troupe en état de tenir ferme, ce sont autant
de ressources qui le peuvent sauver. Il est souvent
arrivé qu'une armée battue, en se ralliant et
prenant courage, a vaincu ses vainqueurs, pendant qu'ils
s'abandonnaient pêle-mêle sur les fuyards ; car
on ne court jamais tant de risques dans la victoire
même, que quand la présomption se tourne en
crainte. Enfin, quelque malheureux qu'ait été
le combat, ralliez le plus de soldats que vous pourrez ;
réchauffez les esprits ; rallumez les courages par des
exhortations vives, et, s'il se peut, par un nouveau combat ;
faites de nouvelles levées, renforcez-vous par de
nouveaux secours, et (ce qui sert bien plus que tout le
reste) saisissez les occasions de dresser des embûches
au vainqueur, pour pouvoir tomber sur lui avec avantage :
rien ne ranime tant les vaincus, et ces occasions ne vous
manqueront pas ; car le propre des succès est de
rendre l'homme peu précautionné et
présomptueux. En un mot, si quelqu'un s'imaginait
qu'une déroute est un malheur sans ressource, qu'il
fasse attention que l'événement des batailles
s'est trouvé très souvent en faveur des
généraux qui les avaient commencées
très malheureusement.
26. Maximes
générales de la guerre
Dans quelque guerre que ce soit, une expédition ne
peut être avantageuse à l'un des partis, qu'elle
ne soit désavantageuse ou préjudiciable
àl'autre. Prenez donc garde de vous laisser attirer
à quelque espèce de guerre favorable au parti
contraire ; que votre utilité seule soit la
règle de vos démarches. Faire les manoeuvres
auxquelles l'ennemi voudrait vous engager, ce serait
travailler de concert avec lui contre vous-même. De
même, ce que vous aurez fait pour vous sera contre lui
, s'il veut l'imiter.
Plus vous aurez exercé et discipliné le soldat
dans les quartiers, moins vous éprouverez de mauvais
succès à la guerre.
N'exposez jamais vos troupes en bataille rangée, que
vous n'ayez tenté leur valeur par des
escarmouches.
Tâchez de réduire l'ennemi par la disette, par
la terreur de vos armes, par les surprises plutôt que
par les combats ; parce que la fortune en décide plus
souvent que la valeur.
II n'y a point de meilleurs projets que ceux dont on
dérobe la connaissance à l'ennemi jusqu'au
moment de l'exécution.
Savoir saisir les occasions, est un art encore plus utile
à la guerre que la valeur.
Détachez le plus d'ennemis que vous pourrez de leur
parti, recevez bien ceux qui viendront à vous ; car
vous gagnerez plus à débaucher des soldats
à l'ennemi, qu'à les tuer.
Il vaut mieux avoir plus de corps de réserve
derrière l'armée, que de trop étendre
son front de bataille.
Celui qui juge sainement de ses forces et de celles de
l'ennemi, est rarement battu.
La valeur l'emporte sur le nombre.Mais une position
avantageuse l'emporte souvent sur la valeur.
La nature produit peu d'hommes courageux par eux-mêmes
; l'art en forme un plus grand nombre.
La même armée qui acquiert des forces dans
l'exercice les perd dans l'inaction.
Ne menez jamais à une bataille rangée des
soldats qui vous paraissent espérer la victoire.
La nouveauté étonne l'ennemi ; les choses
communes ne font plus d'impression.
Qui laisse disperser ses troupes à la poursuite des
fuyards, veut céder à l'ennemi la victoire
qu'il avait gagnée.
Négliger le soin des subsistances, c'est s'exposer
à être vaincu sans combattre.
Si vous l'emportez sur l'ennemi par le nombre et la valeur,
vous pouvez disposer votre armée en carré long
; c'est le premier ordre de bataille.
Si, au contraire, vous vous jugez le plus faible, attaquez
par votre droite la gauche de l'ennemi ; c'est le second
ordre.
Si vous vous sentez très fort à votre gauche,
faites-la tomber sur la droite ennemie ; c'est le
troisième ordre.
Si vos ailes sont également fortes, ébranlez
les deux en même temps ; c'est le quatrième
ordre. Si vous avez une bonne infanterie
légère, ajoutez à la disposition
précédente la précaution d'en couvrir le
front de votre centre ; c'est le cinquième
ordre.
Si, ne comptant ni sur le nombre ni sur la valeur de vos
troupes, vous vous trouvez dans: la nécessité
de combattre, chargez par votre droite, en refusant à
l'ennemi toutes les autre parties de votre armée.
Cette évolution, qui décrit la figure d'une
broche, fait le sixième ordre.
Ou bien couvrez l'une de vos ailes d'une montagne, d'une
rivière, de la mer, ou de quelque autre retranchement,
afin de pouvoir transporter plus de forces à votre
aile découverte : c'est le septième
ordre.
Selon que vous serez fort en infanterie ou en cavalerie,
ménagez-vous un champ de bataille favorable à
l'une ou à l'autre de ces armes ; et que le plus grand
choc parte de celle des deux sur laquelle vous compterez le
plus.
Si vous soupçonnez qu'il y ait des espions qui
rôdent dans votre camp, ordonnez que tous vos soldats
se retirent sous leurs tentes avant la nuit ; les espions
seront bientôt découverts.
Dès que vous saurez l'ennemi informé de vos
projets, changez vos dispositions.
Délibérez en plein conseil ce qu'il serait
à propos de faire. Délibérez avec un
petit nombre de gens de confiance ce qu'il serait encore
mieux qu'on décidât seul.
La crainte et les châtiments corrigent les soldats dans
leurs quartiers. En campagne, l'espérance et les
récompenses les rendent meilleurs.
Les grands généraux ne livrent jamais bataille,
s'ils n'y sont engagés par une occasion favorable, ou
forcés par la nécessité.
Il y a plus de science à réduire l'ennemi par
la faim que par le fer.
Il y aurait plusieurs préceptes à donner sur la
cavalerie ; mais comme ce corps se distingue aujourd'hui par
le choix des armes, par l'exercice des cavaliers et par la
bonté des chevaux, il vaut mieux, ce me semble, tirer
ces préceptes de l'usage présent que des
livres.
Que l'ennemi ne sache point de quelle façon vous
comptez l'attaquer, de crainte que ses précautions ne
trompent vos meilleures mesures.
Epilogue
Voilà, en abrégé, empereur invincible,
ce que les écrivains militaires les plus
distingués nous ont laissé de préceptes
pratiqués dans différents temps, et
confirmés par les expériences. Les Perses
admirent votre dextérité à tirer les
flèches ; les Huns et les Alains voudraient en vain
imiter votre adresse et votre bonne grâce à
manier un cheval ; le Sarrasin et l'Indien n'égalent
pas votre légèreté à la course ;
les maîtres d'escrime eux-mêmes tiennent à
honneur de comprendre une partie de ce que vous
exécutez. Quelle gloire pour votre Majesté de
joindre les règles de la tactique, l'art de combattre
et la science de vaincre, à tous ces nobles exercices
; de réunir ensemble, au même point de
perfection, la capacité et la valeur, et de montrer
à tout votre empire que vous savez faire
également le devoir de soldat et de
général !